Prologue

Tout commence par un incident...

—    Jake, chéri, met plus fort la télévision s'il-te-plaît, demande Line — une jeune française — à son conjoint tandis qu'elle coupe des patates en forme de frites étoilées.

L'homme râle un peu mais se relève pour attraper cette fichue télécommande et se plier aux exigences de sa douce parce qu'après tout, c'est elle qui porte la culotte ici. Il augmente le volume, lit rapidement les titres, son visage devient livide. Doucement, prudemment, il se rassoit et se concentre sur l'écran en face de lui, l'estomac au bord des lèvres.

—    Une tragédie est survenue dans l'océan Pacifique, au-dessus de la fosse des Mariannes il y a à peine quelques minutes, débite le présentateur en lisant ouvertement le prompteur devant lui. Un riche américain dont nous n'avons pas encore le nom s'est rendu illégalement sur le site de la fosse pour entreprendre une virée en petit sous-marin. On nous a confirmé que l'engin n'était pas controlé, sûrement acheté à un particulier dans le but de faire de petites expéditions.

Jake jette un regard à Line, mais il n'aperçoit que la pointe de ses cheveux mauves tant elle s'est avachie, concentrée.

—    Ils se serraient rendu dans la fosse d'après le capitaine du bateau, avant de disparaître des radars. La communication avec l'équipage a été coupé, ils étaient trois dont une jeune fille de 16 ans. À l'heure actuelle, les renforts viennent épauler les secours qui ne retrouvent pas la trace du sous-marin. S'il ne trouve aucune carcasse d'ici 48 heures, nous pourrons considérer les trois équipiers comme décédés.

La vache, se dit Jake en grattant sa tête. Des spécialistes viennent sur le plateau pour expliquer plus en détail la situation, mais il n'écoute déjà plus. Son cœur se serre en imaginant la jeune fille coincée dans ce tas de ferraille, au beau milieu de la mer déchaînée. C'est triste.

***

Deux heures plus tôt

Monica

Je ne dis rien, une fois de plus. Mon oncle me fait des signes pour que je le suive dans ce truc en fer qui est beaucoup trop petit à mon goût, faisant remonter toutes mes angoisses en même temps.

Et si on manquait d'air ? Et si on ne remontait jamais à la surface ?

Je ne veux pas y penser. Pas maintenant alors que le confinement me guette, ma légère claustrophobie aussi. Quelle idée nous avons eu encore... Un foutu caprice de riche.

Je refuse la main qu'il me tend et pénètre à l'intérieur en ignorant les grosses gouttes de sueurs qui perlent sur mon front. La chaleur est accablante, je me demande comment on va faire pour ne pas cuire comme un œuf au plat là-dedans. Mon rêve n'a jamais été de finir en Gudetama, bien qu'il ait des fesses trop mignonnes.

Le capitaine avec un crochet à la main — cliché de dessin animé carrément — sermonne une fois de plus mon stupide oncle pété de thunes qui n'en fait qu'à sa tête. Après tout, pourquoi se priver de choses extrêmes quand on a les moyens ? Et pourquoi ne pas envoyer sa nièce avec soi tant qu'on y est ? C'est plus fun de mourir à deux après tout...

En réalité, ce n'est pas comme ça que j'avais imaginé mes vacances quand mes parents m'ont congédié de leur domicile pour que je me retrouve avec oncle William. Il était très heureux de m'accueillir, c'est vrai que je suis toujours mieux reçue chez lui que nulle part ailleurs, mais ses petites extravagances sont de pire en pire avec l'âge. Visiter la fosse des Mariannes avec un vieux sous-marin acheté à son voisin, je ne suis pas rassurée par le plan, encore moins que lorsque nous avons traversé les montagnes du Machu Picchu à la tyrolienne. Évidemment, il a demandé la permission de m'emmener à mes deux parents, les deux ont répondu par la positive. Je suis persuadée qu'aux fond d'eux, ils espèrent que je me perde dans l'océan pour ne plus jamais revenir traîner dans leurs pattes. Des égoïstes qui ne m'ont jamais aimé.

Je n'ai jamais été proche de ma famille, encore moins de mes parents. Ils ont toujours voulu avoir un petit garçon, ma mère avait des problèmes d'ovaires donc c'était assez compliqué pour m'obtenir. Une PMA plus tard, c'est-à-dire une aide médicale pour obtenir un enfant, et me voilà, moi, Monica, fille unique, la seule avant que ma mère ne soit complètement stérile. La déception de ma famille à l'occasion, la garce pourrie gâtée de temps à autre. C'est vrai qu'avec mon style légèrement rock et mon goût prononcé pour la rébellion, je n'ai pas contribué à rentrer dans les clous pour leur plus grand malheur. La seule chance qu'ils aient, c'est que je ne sois pas une de ces filles qui fuguent pour un rien et dépensent leur héritage dans des chaussures. Je suis plutôt sage, du moins j'essaye de ne pas attirer leurs foudres.

—    Tu es prête Mo' ? Me demande mon oncle en mettant ses lunettes d'aviateur sur son nez.

—    Ne m'appelle pas comme ça, je ronchonne en unique réponse.

Il me sourit de toutes ses dents, frotte sa barbe rousse avec excitation puis se tourne vers notre coéquipier de la journée, un homme peu sûr de lui mais qui connait la mer comme sa poche. C'était ma seule condition pour embarquer avec lui dans ce truc, et dans tous les cas c'était clair et net : ne pas monter dans le sous-marin signait la fin des vacances, mon retour chez moi très bref avant que je ne sois envoyée à l'internat. Ce foutu internat qui me dégoûte de tout mon être.

Le capitaine referme la machine de l'extérieur, et nous sommes déposés dans l'eau par une sorte de petite grue louée pour pas grand-chose. Seul un petit hublot nous montre la mer, puis nous sommes sous l'eau, elle nous engloutit.

Mon premier réflexe est de respirer fort, de rester fixer cette vitre comme si ma vie en dépendait. Pourquoi j'ai accepté ? Au pire, ce n'était pas si grave de retourner dans l'internat où notre directrice nous punissait pour un rien... Mon oncle semble sentir ma nervosité car il pose une main rassurante sur la mienne. Il relève ses lunettes pour dévoiler ses yeux, je n'avais jamais remarqué qu'il ressemble à Milo dans Atlantide, surtout avec les grosses lunettes rondes qu'il porte d'habitude.

—    On va découvrir des choses extraordinaires Monica, tu verras.

—    Je pense surtout que tu es fou.

—    Peut-être un peu, ricane-t-il en se redressant un peu, mais je le fais pour la science.

Pour la science mes fesses, oui ! Je me demande surtout s'il n'a pas passé un pacte avec le diable en échange de son âme pour avoir ce tas de ferraille. Nerveuse, je commence à lisser mes cheveux roux qui m'arrivent un peu sous les oreilles, cassant mes ondulations pour me détendre. Ma frange courte doit être toute trempée tellement je suis anxieuse mais ce n'est pas grave, je ne suis pas là pour un défilé de mode. William me tend un gros manteau noir que j'enfile en silence, consciente que là-dessous, il fera plutôt froid.

En soi, savoir que je suis sous la mer avec une température glaciale ne me dérange pas plus que ça, c'est comme faire un tour en Alaska ou aller se baigner quelque part. Ce qui m'inquiète : c'est la pression. Parce que sous la mer, plus on va loin, plus la pression est forte. Regardez quand vous plongez dans une piscine pour toucher le fond, vous sentez vos oreilles se presser, votre cerveau semble gonfler et pourtant vous n'êtes qu'à deux mètres sous la surface.

Nous, on fonce pour parcourir des kilomètres et des kilomètres.

Nous progressons rapidement, jusqu'à ce qu'à plus d'un kilomètre la lumière du jour disparaisse totalement, plongeant le hublot dans un noir profond. Mon oncle trépigne de joie en voyant les paliers que nous passons avec succès sous l'œil attentif de l'homme qui nous accompagne. Quelque chose me serre la poitrine mais je l'ignore, il ne faut pas que je panique.

Je zippe ma doudoune jusqu'à mon menton, tremblant déjà à cause du froid qui me mord les extrémités, et je reste fixé à la petite fenêtre qui me rappelle que nous sommes dans un milieu hostile.

On descend et descend encore dans le plus grand des silences, hormis le petit radar de bord qui fait un « bip » régulier. Pas de sous-marin comme dans les films ou chez les militaires, il s'agit plutôt d'une petite capsule étroite qui peut accueillir maximum cinq adultes tout au plus. Rien de confortable, rien de fantastique, juste de l'exploration pure et dure.

William trépigne, caressant ses mains comme un homme heureux. Son visage est si lumineux qu'il pourrait éclairer tout notre espace. Ses yeux brillent, c'est beau à voir. D'un seul coup, quelque chose percute notre capsule, faisant trembler tout autour de nous. Je retiens le cri qui menace de sortir de ma gorge, mais l'homme qui nous accompagne ne retient pas le sien. En le regardant de plus près, il est si rouge qu'on dirait une tomate cerise. Ses yeux sont striés de petits capillaires rouges qui ne demandent qu'à exploser tandis que sa sueur trempe ses cheveux noirs mal parsemés sur son crâne.

—    C'est normal, ma chérie, tente de me rassurer mon oncle avec son stupide sourire posé sur son visage.

Au fond, je sais qu'il tente de se rassurer lui-même. L'expression horrifiée de l'homme en face de nous me confirme qu'il n'y a rien de normal. Bien au contraire.

—    Ce n'est qu'un poisson, n'est-ce pas Garry ?

Il s'appelle donc Garry, je n'avais pas retenu.

—    Monsieur William...

—    Chut ! Vous allez faire peur à ma nièce... Tout est normal, un poisson nous a percuté, c'est tout. C'est normal, ça fait une bonne demi-heure qu'on descend, on commence à rencontrer du monde. En tout cas, plus de baleines à ce niveau-là ! On a presque dépassé la profondeur du Titanic, vous vous rendez compte !

Ce qui fait presque quatre kilomètres. Nous sommes quatre kilomètres en-dessous de la surface et mon oncle rit. Oui, William se met à rire comme un fou, totalement hilare de la situation. Au fond de moi, quelque chose me hurle de faire demi-tour, de retourner à la surface et de faire reprendre raison à mon oncle. Mais une autre partie de moi est attirée par ces profondeurs, une partie curieuse et peut-être un peu suicidaire aussi.

Reprends-toi Monica, tu es ridicule. Tout ira B-I-E-N.

—    Monsieur William, je crois que...

—    Ne termine pas cette phrase, gronde-t-il d'un ton froid en arrêtant de rire. Je veux atteindre le point le plus profond, quitte à en mourir !

Un gros silence. Le bruit du fer qui craque. Le visage ahuri de Garry. Les sourcils froncés de mon oncle fou. Une seconde de plus et c'est le carnage. Garry pousse mon oncle avec un coup d'épaule puissant qui fait chavirer celui-ci contre la paroi, non loin du hublot sur lequel je me concentre, déstabilisant toute la structure. Déboussolée, je me recule à l'arrière du vaisseau en ramenant mes genoux contre mon torse, emmitouflée dans la doudoune. Je n'ai clairement pas envie de me mêler de ça. Le peu de fois où je me suis lancée pour défendre quelqu'un lors d'une bagarre, j'ai fini avec une cicatrice dans le sourcil et sous l'œil...

Sans que je ne voie arriver le coup, Garry lance son poing dans le visage de William qui venait à peine de se redresser. Je croise les yeux de l'homme, ils sont fous, plus que ceux de mon oncle qui est ivre de découvertes. Il a totalement perdu la boule. William proteste dans un râle douloureux, se relève à genoux pour fondre sur l'homme qui l'agresse.

Je me sens impuissante dans mon coin, terrorisée d'être dans un endroit si confiné en présence de deux personnes irrationnelles au fin fond de la fosse des Mariannes. Je tourne la tête deux petites secondes pour trouver un peu de réconfort dans le noir de la mer, mais un cri étouffé me sort de ma rêverie, m'obligeant à reculer encore plus pour éviter d'être un dommage collatéral. Les deux se battent comme ils peuvent, contraints par l'espace de l'endroit. J'aurai préféré que Garry attende la fin de notre expédition pour se battre avec William, histoire que je sois en sécurité et bien au chaud.

Je lâche mes genoux pour regarder autour de moi, histoire de trouver quelque chose qui les ramènerait à l'ordre, mais ma main trouve quelque chose d'humide un peu plus loin dans la pénombre du sous-marin. Lentement, je détourne mon intention des hommes pour regarder ce que ma paume vient de toucher, ma mâchoire se décroche.

Les larmes me montent aux yeux, ma gorge se serre et mon estomac se tort. J'essaye d'ouvrir la bouche pour articuler quelque chose, mais rien ne sort. J'essaye de compresser ma main tremblante sur le petit trou qui laisse entrer l'eau, non loin d'une jointure. L'eau passe autour d'elle, trop pressée de rentrer pour nous noyer à petit feu.

—    W-William, j'arrive à articuler malgré le tremblement de mes lèvres.

J'entends un dernier gémissement puis une présence derrière moi. Je me retourne à peine, comme si le fait de quitter le trou des yeux allait nous tuer, pour voir mon oncle le nez en sang, le liquide rouge tâchant la blancheur de ses dents.

—    Qu'est-ce qu'il y a ? Désolé pour ce petit...soucis. Il n'avait pas toute sa tête, même avant de partir. Je pense qu'il avait simplement besoin d'argent mais aucune intention d'aller jusqu'au bout.

Je relève le nez pour observer ses yeux bruns qui s obscurcissent en voyant la tristesse dans mon regard. Derrière lui, l'homme git au sol, inconscient.

—    Mo' ? Zut, non, Monica, qu'est-ce qui t'arrive ma belle ? On a été violent, je suis désolé que ça soit choquant pour toi... Il ne faut pas pleurer pour si peu, tu es habituée à tout ça, non ?

—    Ce n'est pas la question... je chuchote avec un sanglot.

Il n'a pas tort du tout, le voir se battre comme ça ne me fait ni chaud ni froid. Ce n'est pas nouveau que notre internat est réputé pour sa dureté et ses châtiments qui laissent des traces indélébiles sur le corps mais aussi dans l'esprit. Un peu de sang ne me choque pas. Un coup encore moins.

Hésitante mais consciente de la dangerosité de ce qu'il se passe, je quitte ses yeux pour observer la petite fente qui s'agrandit de plus en plus en faisant des « crac » réguliers. Mon oncle suit mon regard jusqu'à observer ma main tremblante que je soulève un peu, laissant plus d'eau rentrer encore mais surtout agrandissant le trou jusqu'à ce qu'il atteigne la fameuse jointure que j'ai remarqué.

Mes lèvres s'ouvrent toutes seules pour dire quelque chose, mais je n'en ai pas le temps.

Une seconde. Une minuscule seconde et la jointure se soulève de part et d'autre. Une microseconde et c'est tout autour de nous qui explose, me plongeant dans le noir de l'océan dans un tourbillon de débris qui me percute le corps.

Je sais que je crie. Mais je n'entends rien. Je sens les bulles autour de moi, le mordant de la mer, mes tympans qui explosent à cause de la pression. La douleur est telle, tout semble imploser dans mon corps.

Je n'ai jamais senti cette douleur.

C'est trop dur.

Je ne peux pas.

***

—    Eh oh, y a quelqu'un ?

Pourquoi j'ai mal partout ? Mon crâne... Mon Dieu, on dirait que je me suis pris une cuite de l'espace.

—    Tu bouges les paupières, je sais que t'es réveillée.

Quelqu'un me parle, je le sais, je l'entends. Mais je n'arrive pas à ouvrir les yeux, c'est impossible. Mon cerveau me fait mal. Mes jambes et mes bras me font mal. Et mes poumons ? j'ai l'impression d'avoir avalé la moitié de l'océan.

—    Punaise, dépêche avant que quelqu'un n'arrive !

On me secoue brusquement et c'est le déclic, j'ouvre enfin les yeux, me laissant aveugler par la lumière du jour. Je tousse par réflexe, me redressant sur mes fesses, crache mes poumons en le reste d'eau que j'ai avalé.

—    AHH !

Une femme crie en me voyant agoniser toute seule. J'essaye de chercher la source de cette voix sur ma droite, et distingue une silhouette plutôt fine à genoux près de moi. Je cligne des yeux pour essayer de m'acclimater à la luminosité mais même ce que je vois me laisse dubitative. La femme est très belle, avec les traits fins, de jolis cheveux gris coupés courts et deux percings sur les narines. Jusqu'ici, elle me semble plutôt sympa et son style est aussi atypique que le mien. Mais plus je détaille sa silhouette, plus je me rends compte que rien ne va. Sa peau est plus pâle que la normale, mais ce qui m'interpelle se sont les points bleus qui maculent ses joues telles des tâches de rousseurs descendant dans son cou de plus en plus grossièrement.

Sur le moment, on dirait des tatouages un peu originaux mais quand je regarde la femme un peu plus en détail, elle en a aussi sur les coudes dévoilés par un t-shirt noir à manches courtes. Mais ce qui me laisse sur les fesses se sont les trucs qui sont sur ses bras. On dirait... des branchies ?

—    Tu es humaine ? Elle me demande avec une certaine curiosité dans ses yeux gris.

Je ne réponds pas, bouche-bée devant cette créature bizarre qui m'observe comme si c'était moi, la créature. J'approche doucement ma main du truc sur son bras mais sans que je m'y attende, ça se met à bouger. Je lâche un cri strident qui me scie la gorge, la femme y répond, et nous hurlons en cœur, terrifiées l'une par l'autre.

Je me redresse pour fuir mais quelque chose de pointu se plante dans ma côte avec violence, rendant mes paupières lourdes instantanément. Je tombe au sol sur les genoux, voyant flou, puis tombe face contre terre. Non, c'est du sable ? Je ne sais pas, mais je sais que j'ai quelque chose de désagréable entre les lèvres.

La douleur que je ressens dans ma joue s'atténue car le sommeil me gagne, et le noir profond de mon esprit m'engloutit à nouveau.

Ce n'était pas une queue qu'avait la femme quand même ?

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top