𝓠uand un dirigeable s'échoue sur une falaise
C'était en août de cette année-là. Le vent battait les abers et la mer, assombrie, et un léger crachin brumait contre les bruyères sauvages et les robiniers ; une falaise se jetait dans l'écume, se détachait dans le brouillard des embruns, et s'y perdait à l'horizon. Seulement au regard restait une longue langue verdie d'ocre et de grès, un pied de colosse, plantée dans l'eau noire. Il y avait un petit chemin fauve, qui serpentait dans la végétation, pour s'arrêter net au bord de l'escarpement ; et le ciel un peu gris se déchirait de blanc.
Il faisait étonnamment mauvais pour une soirée d'août, — même pour les côtes de Landéda, — et ce jour-ci le vent soufflait dans les avens comme dans une flûte de pan.
Une colossale masse rotonde avait raclé sur plusieurs mètres toute la verdure de la côte, et s'était finalement échouée là, au bout de sa course dans l'immensité rompue de la falaise, sur le flanc comme un rorqual échoué.
Des touffes de bruyères et de séneçons s'étaient accrochées dans son ombre.
On aurait presque pu croire que la chose en question y avait rouillé, que la nature avait repris ses droits sur la renflure métallique de son abdomen, sur la lourdeur de ses hublots, sur l'étain de son cabestan et la fonte du gouvernail. Au bout de la traînée de boues et de lande, il y avait son ombre, épaisse et immobile. Le vent jouait en soufflant avec un lambeau de toile, toute en haut, retenu à la carcasse, et parfois le soulevait. Il y avait alors comme un hululement de chouette quand l'air sifflait dans les cordeaux.
Un ricochet de métal sembla résonner fugacement à l'intérieur.
Le vent fronça les sourcils, tendit l'oreille, histoire de bien vérifier s'il avait rêvé.
Un silence.
Un juron.
« Oh, maëlbran ! » fit soudain une voix étouffée comme échappée du ventre de métal de la masse échouée. « Quel est le CHACAL qui a serré la roue d'écoutille comme un DÉSAXÉ MENTAL ?
— Un chacal ou un désaxé mental, décide-toi » fit une autre voix derrière, elle aussi comme nourrie d'échos métalliques.
La première voix râla. Un dernier choc ricocha dans la carlingue, une vibration rageuse, un coup net, — et une écoutille cuivrée s'abattit enfin dans l'herbe, avec un vacarme de ferraille.
Une jambe, puis un buste s'extirpèrent maladroitement par la trappe, enfin un type tout entier s'en arracha, avec autant de charisme qu'une vieille vache qui vêle. Il y eut un « ah » puis un « oh, non » puis toute sa classe obscure de corbeau asocial se vautra méchamment dans un vieux robinier.
Le deuxième suivit, plus académiquement, se tira de l'écoutille sans trop de mal, puis alla aider son compagnon à se relever des branches sèches.
« Un pied après l'autre, la prochaine fois » lança-t-il gentiment alors que l'autre se redressait en pestant.
« Oh, maëlbran » râla ce dernier, s'épousseta les épaules des échardes malencontreuses. « Super. » Il étira son dos, eut une grimace. « Dis-moi, on est au bon endroit, au moins ? »
L'autre — un petit rouquin coiffé d'une casquette fatiguée, à l'air gentil — promena son regard à la ronde, comme s'il réalisait enfin la présence des falaises et de la lande et de la mer, noircie, tout en bas. Le vent lui battait les cheveux comme avec affection. Après une seconde, il eut un acquiescement un peu incertain.
« Oui. Je crois. »
Le deuxième le dévisagea avec horreur.
« Rassure-moi » fit-il d'une voix blanche. « Tu crois, ou t'es sûr ? » L'autre ne releva pas. Ses yeux s'étaient fixés dans l'ombre des falaises.
« Je crois » répéta-t-il comme pour lui-même.
Le second soupira lourdement, puis reporta son attention sur la coque de métal qui reposait tristement sur le flanc. L'air las, il frappa trois coups sur la carlingue, souleva des échos macabres.
« Hé, là-dedans » appela-t-il, par le trou de l'écoutille défoncée. « On sort de l'œuf, les enfants. Vilebrequin reconnaît vaguement le coin. »
Il y eut quelques accents de protestation, les ricochets maladroits de qui se dépêtre de leviers en métal, trois pleurnicheries et une tête d'enfant émergea par l'ouverture. Les cheveux noirs, courts et écumeux s'aplatirent contre un menton, et des boucles blondes apparurent dans l'obscurité de l'écoutille. Les cheveux bruns râlèrent : « Niels, attends ton tour » les boucles blondes s'excusèrent, il y eut un grouillement de chenilles fuyant sa chrysalide, et la dizaine d'enfants parvint enfin à s'extirper du dirigeable échoué, un à un. Une fois dehors le premier adulte les aida à se remettre sur pieds. Le vent soufflait sur eux comme avec des rires de retrouvailles.
Le jeune homme épousseta rapidement la robe tachée de lande du dénommé Niels, puis se redressa, se tourna vers le rouquin, qui fixait toujours l'horizon.
« Alors, Vilebrequin » s'impatienta-t-il, en faisant quelques pas vers son compagnon. « Je veux pas te presser, mais le W.B.II a l'air passablement bousillé, il va nous falloir de l'aide pour le retaper, — je t'avais dit que t'as le virage un peu sec en zone de turbulences, soit dit en passant —, ça serait chouette que tu nous donnes un peu plus d'informations sur la situation. » L'autre cligna des yeux, s'arracha comme à regrets aux reflets lointains de la mer.
« Penn-Énez » souffla-t-il seulement. Le brun fronça les sourcils.
« C'est quoi, ça, encore » soupira-t-il. « Vilebrequin, tu m'éclaires ?
— C'est pas exactement ça » poursuivit l'autre en secouant la tête d'un air contrarié. « Mais là-bas. La bande de sable, presque blanc. Avec la langue de terre et de rocaille qui rase la mer et s'y enfonce. » Le brun suivit du regard le doigt qui pointait un croissant pâle, affûté contre l'eau comme une serpe, et hocha la tête, intéressé. « C'est la plage de Penn-Énez.
— Tu connais bien ? » s'enquit le brun. L'autre haussa les épaules.
« Assez. Assez pour reconnaître. » Il plissa les yeux, détailla la lande et les quelques buissons sauvages, accrochés à la dorne et aux bruyères en friche. Tout était ras, balayé par le vent, et sec et tourmenté comme de la poussière de sablier. Derrière le brun se balançait d'un pied sur l'autre d'un air gêné.
« Tu... — » commença-t-il, mais le rouquin le coupa d'un ton catégorique. « Tevenn. » Le brun cligna des yeux, pris de court.
« Te — qui ?
— Tevenn. » Il se tourna vers son compagnon, ferme et affirmatif. « C'est la falaise de Tevenn. On est à une centaine de mètres du lieu-dit.
— Oh. » Le brun se gratta le sommet du crâne, l'air songeur. « Oui, peut-être. Si tu le dis. Pourquoi est-ce que ça me dit quelque chose, ce nom ?
— Seamus. » l'autre lui jeta un regard sévère. « J'ai grandi ici. »
Le dénommé Seamus se figea brusquement, de gêne, et sa main dans ses cheveux retomba contre son flanc avec une lenteur coupable. « Hum. Désolé. »
L'autre ne releva pas, ses yeux se perdirent de nouveau au loin. Dans la brume, un éperon ocre de mars semblait harcelé par les embruns, avalé au loin par la mer, — là où les vagues noires se fondaient avec le ciel. Seamus plissa les yeux. C'était un phare.
Le jeune homme ouvrit la bouche.
« Tu... » commença-t-il, mais l'autre le coupa court d'un claquement de langue. « Le phare du Ruzic, » éluda-t-il, avant de définitivement détourner le regard. « Il est planté tout au bout de l'aber, mais quand la marée est haute il a les pieds dans l'eau.
— Tu connais bien ?
— J'y allais régulièrement jusqu'à mes six ans » fit simplement l'autre, d'un voix un peu sèche pourtant. D'un geste brusque il s'était détourné, revenait à grands pas vers le dirigeable, faisait mine de s'en moquer. Seamus jetait un dernier regard au phare, comme estompé par l'horizon, en butte aux embruns et aux vagues.
Puis il se dépêcha de rejoindre son compagnon vers le dirigeable, où déjà l'autre déchargeait quelques bagages du flanc de métal échoué.
« Besoin d'aide ? » lança-t-il, un peu essoufflé. L'autre haussa les épaules et posa un lourd havresac dans l'herbe rase, passa la sangle d'une sacoche de cuir autour de ses épaules.
« Non, ça va. Occupe-toi des enfants, plutôt. Ángel a besoin d'un endroit calme pour décompresser, et je crois avoir entendu Om dire que Stim devient insupportable. Et tu devrais aller parler à Enero, je crois qu'elle ne va pas très bien aujourd'hui. Les bagages, ...je gère. »
Seamus allait ouvrir la bouche pour dire quelque chose lorsqu'une voix s'éleva derrière eux.
« Hé ! »
Ils pivotèrent de concert sur leurs talons. Un homme en large caban — l'air surgi de nulle part — se dépêchait vers eux, l'air franchement pas super-content, et faisait de grands signes comme un corbeau avec ses bras, tout en criant épisodiquement. Ses pas rapides battaient la lande. Ni Seamus ni Jonathan ne savaient quoi faire, aussi restaient-ils plantés comme deux idiots devant la carcasse du William Bones II.
« Hé ! » répéta-t-il, en accélérant. « Vous êtes conscients que ça va vous coûter cher ?! »
Seamus et Jonathan échangèrent un regard, trop ahuris pour bouger. Le type n'était plus très loin, maintenant. Essoufflé et l'air franchement énervé, il se planta devant eux, le caban de travers sur un vieux pull de grosse mailles, et se mit à rouspéter :
« Vous êtes complètement inconscients ?! Un dirigeable ! Écrasé sur la lande ! Comme si on avait rien d'autre à faire ! Vous —
— Jikel » fit Jonathan d'une voix pâle.
L'homme se tut soudain, cligna des yeux. Il se tourna vers le rouquin. Croisa son regard.
Arrêta de respirer.
Le vent se tut, aussi subitement qu'il était venu.
Notre pauvre Seamus resta planté comme un idiot entre les deux hommes, les yeux passant alternativement du petit mécanicien au grand garde-côte, et il y avait comme une boule dans sa gorge, un poids sur son ventre. Mais ils ne le voyaient pas. Le vert menthe du regard se plantait dans un vert sombre de mer celtique, et leur souffle s'était raccourci, parce que —
Vert ?
Seamus cligna des yeux.
Oh, maëlbran.
Si l'auburn presque bordeaux des cheveux courts et raides du garde-côte, le visage carré, — une sorte de reflet piquant de nylon rasé à l'angle du menton ; s'il y avait dans tout son être comme une compacité quasi rectangulaire, et l'air revêche, et un regard sombre et olivâtre, — pourtant, il y avait quelque chose d'autre.
Peut-être dans la façon dont le rouge sombre des cheveux avait des obscurités bourgogne parfois — aux tempes, où l'auburn bordeaux se mêlait de noir et de trois cheveux gris, il y avait comme la suggestion d'un éclat orange, et un reflet un peu rebelle qui bouclait bizarrement dans un rayon grisâtre du soleil de Bretagne. Peut-être dans ces yeux verts, même fatigués, même comme cerclés de légères cernes, — il y avait une étincelle étrange, comme une lumière bleuâtre de fond de lagon.
Peut-être dans la façon dont le nez se fronçait.
Peut-être dans la façon dont les taches de rousseur venaient éclabousser l'ensemble du visage en constellations brunes, légères, mal assumées, et piquetaient la peau avec affection, ressortaient comme des ombres au coin des yeux et à l'angle des narines. Peut-être qu'il y avait de ça.
Seamus se tut.
Les deux hommes se tenaient très droits, l'air d'un choc ému, et aussi très désorienté. Le nez de Rivière le piquait d'émotion, il avait les paupières rouges, et ne respirait plus. Seamus le connaissait par cœur. Fier comme un mécanicien.
« Euh, je » commença le garde-côte.
Il semblait pris de court. Rivière se taisait, les yeux graves et troublés, braqués sur lui comme dans l'expectative. Il avait une tendresse immense dans le regard.
L'autre sembla se décider.
« Ça fait longtemps » lâcha-t-il enfin, la voix maladroite dans les lumières du jour.
« ...Bientôt onze ans » fit doucement Rivière, et sa gorge était presque rauque.
Le dénommé Jikel hocha bêtement la tête, son regard fuit celui du petit mécanicien, se perdit dans la noirceur de la mer. Rivière ne décrocha pas. Ses yeux s'étaient accrochés à son visage.
« Il s'est passé des choses, pendant mon absence ? » se décida-t-il au bout du compte, très grave dans un filet de voix.
L'autre sursauta presque, revint au plus petit homme en face de lui.
« Non, pas vraiment. » Rivière s'humecta les lèvres.
« Et papa ?
— Tu n'ignores pas que je ne tiens pas à en parler » fit nerveusement Jikel — sa mâchoire s'était comme crispée dans les ombres du jour. Seamus frissonna. Rivière eut un soupir. « Tu sais très bien de qui je parle. »
Jikel hésita un instant, puis hocha lentement la tête, comme pour s'incliner.
« Il va bien » fit-il simplement, la voix neutre. Rivière acquiesça gravement.
« Et les autres ? » L'autre se redressa.
« Ils vont bien, aux derniers nouvelles.
— Bien. Heureux de l'apprendre. » Il y eut un silence affreux, Rivière ne le lâchait toujours pas des yeux, et en face de lui le garde-côte semblait vouloir fuir son regard, ne soutenait pas l'émotion qui lui rougissait la peau. Il serrait les mâchoires pour se donner l'air dur et distrayait toutes les larmes de ses paupières en se brûlant la vue dans l'horizon.
Seamus retint son souffle. Puis, parce que rien ne venait, — parce qu'il n'y avait que la lumière rasante de la mer et le vent noiraud sur la falaise, il tenta un coup d'échecs timide.
« Vilebrequin... »
Sa voix, même gênée, sembla détourner Rivière du visage du garde-côte.
« Oui, bien sûr » fit le petit mécanicien d'une voix stoïque, pendant que l'autre en profitait pour détourner les yeux. « Seamus, je te présente Jikel...
— Le Ruzic » compléta Jikel Le Ruzic, en tendant une main malgré tout ferme vers le jeune mage.
Un silence soudain s'abattit sur le petit groupe comme une chape de plomb.
Lentement, Rivière croisa les bras sur sa poitrine, et le regard lourd de sens qu'il jeta à Jikel donna à Seamus l'envie soudaine de disparaître dans ses chaussettes, même s'il n'était même pas la cible du susdit regard.
Jikel tenta trois secondes de soutenir avec un air bravache, mais visiblement ne tint pas la longueur.
« C'est mon nom, » proclama-t-il farouchement, avant de se saisir de la main de Seamus d'un geste plutôt provocateur que Seamus n'apprécia pas franchement, d'autant que la main du garde-côte était calleuse comme celle d'un marin et devait faire deux fois la taille de la sienne. Il grimaça en silence lorsque Jikel écrasa ouvertement ses os métacarpiens, provoquant dans le tas un craquement suspect probablement issu du cri d'agonie de l'une de ses phalanges proximales. Mais il ne protesta pas. Le regard de Rivière était bien assez noir comme ça.
« Jikel » articula le petit mécanicien.
« Jikel Le Ruzic » répéta Jikel, presque menaçant, mâchoire serrée, tout en soutenant son regard. « C'est mon nom.
— Jikel.
— Non.
— JIKEL. »
Le garde-côte déglutit discrètement, et quelque chose sembla se rompre dans ses yeux. Lentement, il se détourna. La pression nerveuse sur les doigts de Seamus se desserra.
Le jeune mage crut percevoir un soupir, mais c'était peut-être le vent.
« Jikel Rivière » capitula le garde-côte, dans un filet de voix. Une tristesse immense passa aux yeux du petit mécanicien, ses bras se décroisèrent sur sa poitrine, il eut un geste compréhensif.
« Jikel, je suis désolé » parvint-il seulement à souffler.
L'autre n'eut aucune réaction. Le regard de marbre, la mâchoire bandée comme un arc, il fixait l'épaule de Seamus.
« Tu sais bien que cet homme ne sera jamais mon père » lâcha-t-il alors. Rivière se tendit.
« Je sais, Jikel. Mais tout ça, ça fait partie du passé. » L'autre ne répondit pas. En silence, il leur fit signe du menton de le suivre, se détourna d'eux, et à pas lourds s'éloigna de la falaise. Seamus suivit Rivière. C'était tout ce qui lui restait. Les enfants les rejoignirent sans un bruit, s'agglutinèrent autour d'eux comme des oiseaux frileux. Jikel menait la troupe.
Puis le garde-côte laissa échapper une seule phrase.
« Un jour, j'aimerais bien savoir de quel bord tu es, Jonathan. »
Et la soudaine douleur muette et l'unique larme qui roula brusquement hors de l'œil de Rivière, sans bruit, aussi silencieusement qu'elle était venue, — ...tout cela fit plus mal à Seamus que n'importe quoi d'autre.
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