Chapitre 1A - Le cauchemar

Liam se réveille en sueurs. Une fois de plus, sa nuit se résume en un long rêve, le même depuis déjà plusieurs semaines.

Le rêve débute toujours par une discussion avec sa mère, discutant de tout et de rien. Puis, sans raison apparente, le ton monte. Bien que Liam ne se souvienne jamais bien des détails de ce moment, il sait qu'il est question de ses amis, qu'il ne voit pas souvent car il habite loin dans une petite maison au creux de la forêt. Énervé – non, tremblant de colère en fait - Liam quitte chaque fois sa mère en coup de vent et s'enfonce dans la forêt, insouciant des sentiers, les branches des arbres lui fouettant le visage alors qu'il avance d'un pas précipité.

L'instant suivant, sans avertissement, il se retrouve non plus environné d'arbres, mais au beau milieu d'humanoïdes aux longues oreilles. Des Elfes ! a-t-il appris de sa mère, une grande conteuse. Alors aucunement stressé de côtoyer ces êtres imaginaires – certes il a toujours été curieux - ce qui marque Liam c'est la rage des combats qui règnent un peu partout autour de lui. Peu à peu, il prend conscience que plusieurs de ces elfes ont la peau beaucoup plus foncée, d'un noir ébène en fait, une couleur que sa mère n'a pourtant jamais relatée dans ses histoires... Et où étaient les nains, les ogres, les géants et toutes ces autres créatures fabuleuses ?

Et surtout il y a tous ces cris... Les combattants hurlent de colère comme de douleur, perdus dans une frénésie meurtrière apparemment sans fin. Debout au centre des combats, Liam est ignoré de tous, du moins jusqu'à ce qu'un elfe à la peau noire lève une épée vers lui, visiblement prêt à l'exécuter sur place. Chaque fois, le réflexe de Liam est de lever l'avant-bras pour se protéger, conscient du ridicule de son geste. Quelle n'est pas sa surprise alors de se voir armé d'un bâton brillant, robuste mais étonnamment léger. Il se défend – du moins il pense alors simplement se défendre – tentant de parer le coup malgré la peur qui l'envahit. C'est alors qu'il se sent changer. Non satisfait de simplement parer le coup, il enchaîne immédiatement une suite d'attaques avec son bâton, brisant d'abord la lame de son adversaire – comment un bâton peut-il briser une lame pense-t-il chaque fois - avant de le tuer de la fine lame terminant son bâton, lame qui n'était pas présente une seconde plus tôt ! Empli d'une confiance nouvelle suite à cette première victoire, Liam cherche dès lors un nouvel adversaire. Il remarque autour de lui plusieurs combattants qui se joignent à son combat. Des hommes. Comme lui. Il se transforme alors en un guerrier sanguinaire : il ne se défend plus, il attaque sans relâche ! Lui, Liam, un jeune homme pacifique détestant toute forme de violence.

Au fur et à mesure qu'il accumule les adversaires vaincus, elfes à la peau claire, elfes à la peau noire – et même des humains qu'il abat sans aucune conscience - il sent monter en lui une rage qui lui est tout à fait étrangère. Il est certes reconnu pour son impatience, sa mère lui rappelle souvent, mais certainement pas pour ce genre de violence enragée. Cette fois pourtant, il est bien animé par une détermination farouche, par un irrésistible besoin non seulement de gagner, mais surtout de tuer !

Ce rêve, déjà horrible de par sa violence, devient littéralement cauchemardesque quand, empoisonné par cette colère et cette rage, Liam se précipite d'un adversaire à l'autre, incapable de s'arrêter. Il est à présent un prédateur contrôlé par son instinct bestial, abattant ses adversaires à une cadence impossible, maîtrisant le maniement de son bâton à un point tel qu'il se sent empli d'une fierté qui l'étourdit. Lui-même couvert de blessures qui ne le ralentissent pas le moins du monde, il est convaincu à cet instant d'être assurément le meilleur guerrier, lui qui pourtant affiche le plus total manque d'amour-propre en temps normal.

Puis le cauchemar prend une tournure encore plus irréelle. Alors qu'il se précipite vers son prochain adversaire, il le voit soudainement s'éloigner à grande vitesse alors qu'il a à présent sous les yeux l'ensemble du champ de bataille ! Cela lui prend à chaque fois quelques secondes pour réaliser qu'il survole ce qu'il foulait de ses pieds le moment précédent... À présent suspendu dans les airs, couché sur un matelas invisible, il flotte au-dessus des combattants, semblables à présent à une multitude de fourmis agitées d'une mission inconnue. La tête emplie des cris en provenance du champ de bataille – cris qu'il entend aussi bien que s'il se trouvait aux côtés des combattants - Liam se rend alors compte qu'il amorce une descente en piqué vers le champ de bataille, un vent puissant balayant les combattants et les projetant dans tous les sens. La vue de tous ces guerriers, les yeux levés vers le ciel, leurs regards débordant d'une frayeur démesurée surprend Liam à chaque fois.

Liam ne la voit pas encore à ce moment, mais il sent la nuée autour de lui, derrière lui, comme si tous les nuages du ciel le suivaient dans sa descente vers le sol. À travers cette nuée – nuée qu'il sait surnaturelle - Liam sent la Mort qui est omniprésente. Les yeux exorbités par la frayeur, les guerriers se prennent tous la tête, la peau de leur visage brûlant au milieu de la nuée qui les enveloppe. Liam prend alors conscience de la lueur malsaine qui émane de la nuée. Il réalise à cet instant le silence qui règne soudainement autour de lui. Tous les guerriers ont la bouche ouverte sur une douleur qu'ils n'arrivent plus à exprimer, aucun son ne parvenant à sortir de leur bouche. Liam, flottant au-dessus du champ de bataille est semble-t-il le seul être que la nuée ne consume pas. C'est à ce moment précis qu'il réalise avec horreur que la nuée s'échappe en fait de son propre corps ! Envahi par l'horreur de la scène, Liam se sent sur le point de défaillir. Et puis, dans un éclair aveuglant, plus rien...

Liam se retrouve l'instant suivant auprès de sa mère, dans la petite cuisine leur servant aussi de salle à manger, le regard fixé sur la table à quelques dizaines de centimètres de son visage. Il ne flotte plus. Sentant la présence de sa mère, toujours assise à la même place à la table, il lève le regard sur elle. Elle fixe son assiette, certainement accablée encore par le départ précipité de son fils quelques instants plus tôt... Puis, elle lève lentement le regard vers lui, montrant peu à peu des orbites évidées et cette même peau rongée, brûlée qu'il a vu sur le champ de bataille. Plutôt que de crier à l'intérieur de son cauchemar, Liam se réveille toujours à ce moment précis, assis droit dans son lit, le regard affolé et peinant à respirer tant son cœur bat follement, l'image du visage de sa mère toujours imprimée dans sa tête.

C'est comme ça à tous les matins depuis des semaines. À 21 ans, Liam s'imagine une vie qu'il ne se sent pas la chance de vivre. Loin de ses amis, loin de presque tout en fait, il s'ennuie. Habitant seul avec sa mère en plein milieu de la forêt, Liam n'a bien souvent que les longues conversations avec sa mère et les nombreux livres qu'elle a accumulé au fil des années pour se divertir. Une ou deux fois par semaine, il se rend au village à environ vingt kilomètres de chez lui mais il n'y fréquente que très peu de villageois. Qui serait surpris d'apprendre que plusieurs se méfient de lui sachant qu'il vit à l'écart. Pourtant, lui et sa mère sont tout à fait normaux si ce n'est d'avoir choisi de vivre à distance du village dans leur petite maison isolée... En plus de cette méfiance, il est vrai que Liam ne se sent pas bien en présence des villageois. Il les trouve pour la plupart superficiels, chacun préoccupé à remplir ses propres intérêts et à entretenir une jalousie inexpliquée envers son prochain.

Une fois, malgré les avertissements de sa mère, il est allé visiter un village voisin à quelques centaines de kilomètres de chez lui. Après plusieurs jours de voyage - et ayant presque été dévalisé par une bande de brigands sur le chemin- force lui a été d'admettre que la réaction de ces gens qui ne l'avait jamais rencontré auparavant était loin d'être meilleure... En fait, la seule personne, outre sa mère, avec laquelle Liam entretient ce qu'il peut qualifier d'une relation amicale est Colio, l'ami de sa mère habitant toujours le monastère dans lequel elle a été élevée, elle-même orpheline peu après sa naissance. Au moins, avec lui, il pouvait discuter de tout et de rien et en apprendre sur les différentes régions éloignées qu'il a visité au cours de sa longue existence. N'ayant jamais connu son père, Colio est pour Liam non seulement un ami, mais ce qui se rapproche le plus d'un père. Malheureusement, à plus de cinq cents kilomètres de distance, les visites au monastère sont plutôt rares, le voyage prenant habituellement près d'une semaine...

Ajouté à l'arrogance et à la jalousie des villageois, il y a depuis toujours le risque omniprésent de se retrouver mêlé malgré lui à un de ces si nombreux conflits... Depuis qu'il est en âge de comprendre, il n'y a pas une seule année où Liam n'a pas entendu parler d'une altercation meurtrière entre quelques villageois. À chaque fois, quand il a questionné sa mère sur le sujet, il n'a jamais réussi à comprendre la raison ayant mené au conflit mortel en question. Que ce soit l'argent, les idéaux politiques, Liam ne comprend juste pas pourquoi cela mène inévitablement à des conflits... Quand il pense à tout cela, malgré l'ennui qui le ronge, Liam se compte toujours chanceux de vivre loin. Il préfère entendre les histoires fantastiques racontées par sa mère et la lecture des nombreux livres décrivant tous ces mondes imaginaires, mondes certes peuplés de dangereuses créatures, mais au moins dans lesquelles les gens ne s'entre-tuent pas pour de banals conflits politiques et économiques!

Ce matin encore, l'esprit perdu dans ses pensées, Liam prend conscience qu'il est toujours assis sur son lit. Depuis combien de temps est-il assis ainsi sans bouger, impossible de dire puisqu'il ne voit pas le soleil au travers de sa fenêtre avec les arbres lui bloquant la vue du ciel. Se levant d'un bond, sentant un besoin irrésistible de bouger pour dissiper les images laissées par son cauchemar, Liam enfile son pantalon et son blouson et il se rend à la cuisine. Voyant sa mère déjà assise à la table, Liam constate qu'il est resté longuement assis à réfléchir. Habituellement, du moins avant l'arrivée de cet horrible cauchemar, Liam se lève toujours au minimum une heure avant sa mère et c'est elle qui le rejoint à la table. Voyant sa mère lever la tête, Liam sent son cœur qui se fige l'espace d'un moment alors qu'il revoit dans sa tête la scène finale de son rêve...

- Liam, tout va bien? demande sa mère d'un ton inquiet.

- ...

Ce n'est que lorsque sa mère se lève et s'avance vers lui que Liam prend conscience de son silence et de son immobilité. Posant les yeux sur le visage de sa mère, il voit à présent ses petits yeux bruns et sa peau blanche parsemée des marques de ces cinquante années passées. Bien qu'elle ait les traits fatigués d'un corps visiblement affecté par le temps, sa peau est loin d'avoir cet aspect brûlé si horrifiant... Reprenant son calme, Liam soupire longuement.

- Liam, tu m'inquiètes, que se passe-t-il?

- Ce n'est rien maman, j'ai l'esprit un peu embrouillé ce matin.

- Tu en es certain? On dirait que tu viens de voir un fantôme...

- Tu sais bien que je ne crois pas aux fantômes! Je suis juste un peu endormi.

À 56 ans, Mélia en a déjà vu d'autres. Elle sait que quelque chose tracasse Liam depuis plusieurs semaines et qu'il refuse de lui en parler ouvertement. Ne voulant pas le brusquer, elle abandonne une fois de plus pour le moment, mais elle a bien l'intention de comprendre très prochainement car elle a bien remarqué que cela change peu à peu l'attitude de Liam qui est encore plus solitaire que d'habitude.

- Tu as bien dormi? demande Mélia tentant de cacher son inquiétude.

- Oui, pourquoi ce ne serait pas le cas?

- Tu viens de me dire que tu es encore endormi...

- Je me sens bien, ne t'en fais pas pour moi. J'ai dû exagérer sur l'entraînement hier, c'est tout...

- Que vas-tu faire aujourd'hui?

- Je pensais aller voir Mirco au village.

- Encore... Tu ne penses pas que tu devrais essayer de te faire d'autres connaissances?

- Je sais, tu ne l'aimes pas beaucoup mais c'est la seule personne avec qui je m'entends bien. Au moins, avec lui, je peux discuter et nous partageons le même intérêt pour l'entraînement au combat...

- Oui Liam, je comprends... Par contre, ne reviens pas trop tard car nous devons réparer le toit de la maison cet après-midi, tu te rappelles?

- Oui, je sais. Je vais revenir en début d'après-midi au plus tard!

- Peux-tu rapporter quelques provisions en même temps? J'ai déjà ce qu'il faut pour les réparations et je comptais prendre ma journée aujourd'hui.

- D'accord.

Depuis aussi longtemps que Liam se souvienne, sa mère travaille à l'infirmerie du village à aider aux soins des villageois et des soldats blessés dans les nombreuses altercations avec les brigands qui font la loi dans la région. Avec le nombre de blessés qui va toujours grandissant, ce n'est pas le travail qui manque depuis quelques mois. Plusieurs fois, Mélia a proposé à Liam de venir donner un coup de main, mais celui-ci a toujours refusé, d'abord inconfortable à la vue du sang, mais aussi et surtout car il préfère se tenir loin des villageois...

Encore ce matin, Liam reste silencieux alors qu'il termine de manger en vitesse. Il sait bien qu'il devrait parler à sa mère de son rêve, mais il ne s'en sent pas capable. La discussion sur ses problèmes n'a jamais été son fort. En fait, la discussion tout court n'est pas une force pour lui...  

Combien de fois a-t-il désiré être aussi habile que sa mère à mettre en mots ce qu'il pense, ce qu'il ressent? 

 Malheureusement, cette aptitude ne fait pas partie de son bagage génétique...

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