72 - De vieux amis

En début de soirée, Nao se présenta à la porte de Izana, les bras chargés d'achats qu'elle avait été faire à la dernière minute.

Elle frappa et attendit.

Pas un bruit ne monta à l'intérieur. Pourtant, Izana devait être là, Kakucho le lui avait assuré, il ne sortait quasiment plus.

Nao souffla et frappa à nouveau.

Toujours aucune réponse.

Finalement elle actionna la poignée.

– Izana ! Dit-elle en entrant. C'est moi ! Je rentre !

De l'autre côté, la pièce était plongée dans l'ombre et il y régnait une odeur de tabac et de renfermé. Par la baie vitrée, on voyait briller les lumières de Tokyo, mais on ne voyait rien d'autre.

Une fois que Nao fut habituée à l'obscurité, elle discerna la braise d'une cigarette qui rougeoya une seconde dans le noir, accompagné d'un bruit d'inspiration.

Il était là. Assis sur le canapé. En silence.

Elle retira sa veste, ses chaussures, et récupéra les sacs qu'elle avait posés une seconde sur le comptoir.

Puis elle le rejoignit et elle alla se laisser tomber dans le fauteuil, en face de lui.

Pendant un long moment, ils ne dirent rien.

Ce fut Izana qui rompit le silence.

– Casse-toi Nao...

Elle ne répondit pas.

Au lieu de cela, elle ramena les sacs de course sur la table basse devant elle et en sortit une boîte de macarons, comme ceux qu'elle avait apportés, autrefois, lorsqu'elle était venue chez eux.

– J'ai demandé un assortiment pistache et praliné, dit-elle. Je sais que ce sont tes préférés.

Pour toute réponse, Izana se contenta de tirer à nouveau sur sa cigarette.

Maintenant qu'elle y voyait un peu mieux, Nao discerna le cendrier plein à ras bords sur la table, mais aussi la barbe de plusieurs jours qu'il n'avait pas rasée.

Oui, se dit-elle. Il y a des choses qu'un homme parfait ne peut pas faire...

Elle ouvrit la boîte de confiseries, choisit un macaron et s'installa confortablement dans le fauteuil.

Elle se mit à grignoter en silence.

– Tu n'as pas compris ? Reprit-il. Casse-toi.

– J'ai très bien compris, répondit-elle.

Elle ne fit néanmoins pas le moindre mouvement.

Une seconde plus tard, elle se pencha en avant et ouvrit le second sac. Elle en tira une grande bouteille de sake, le plus cher qu'elle ait trouvé, puis elle se leva pour aller chercher deux verres dans la cuisine.

Elle revint, les posa sur la table et les remplit.

– À la tienne, dit-elle en levant le sien.

L'alcool était fort, il lui brûla les lèvres et lui dévala la gorge comme une traînée de feu. Nao grimaça. Elle n'avait pas l'habitude de boire, mais quand elle avait vu la bouteille, dans le magasin, elle s'était dit que c'était peut-être une bonne idée.

Izana, lui, ne fit pas un geste.

– Je n'ai pas envie de boire avec toi, dit-il.

– Je ne t'ai rien demandé, lui répliqua-t-elle. Tu peux me regarder me bourrer consciencieusement la gueule, ça ne me dérange pas, mais tu risques de t'ennuyer un peu.

Malgré l'obscurité, elle le vit froncer les sourcils.

Finalement, il se redressa et prit son verre.

Il but une gorgée et claqua de la langue.

– Pas mauvais... Lâcha-t-il.

Tous les deux sirotèrent le sake en silence.

– Où est Kakucho ? Demanda Izana au bout d'un moment.

– Il s'occupe de la petite ce soir, lui dit-elle. C'est moi qui lui ai demandé.

– Pourquoi ?

– Pour rien, répondit-elle. Je me suis juste dit qu'il y avait des choses qu'un homme parfait comme lui ne pouvait pas faire.

– Comme se bourrer la gueule avec moi ? Dit-il.

– Par exemple, oui.

Izana finit son verre et il tendit le bras.

– Fais goûter tes macarons, dit-il.

Nao en prit un avant de repousser la boîte vers lui et Izana piocha à son tour dans les confiseries.

– Praliné et pistache, hein ? Dit-il à mi-voix.

Il croqua dedans.

Tous les deux se remirent à boire en silence.

– En vrai, pourquoi tu es là ? Lui demanda-t-il.

Nao but une gorgée de plus. L'alcool lui donnait chaud et elle commençait à sentir la tête lui tourner.

Au lieu de répondre, elle regarda son verre.

– Tu sais que je ne me suis jamais saoulée ? Dit-elle. Ce n'est pas le genre de choses que l'on peut faire avec Kakucho...

Izana la regarda sans rien dire et elle poursuivit.

– Je suis sûre que tu vois ce que je veux dire, hein...? Marmonna-t-elle. Il est vraiment parfait. Des fois, il est tellement parfait qu'il me file des complexes...

Elle se surprit à rire bêtement et comprit que c'était l'effet du sake.

Je me sens bien... Mais j'ai chaud... Qu'est-ce que j'ai chaud...

– Ouais... Je vois ce que tu veux dire... Répondit Izana sur le même ton.

Il se pencha pour se resservir un verre et Nao lui tendit le sien pour qu'il le remplisse.

Puis ils se remirent à picoler.

– Tu sais qu'il me fait à manger tous les jours ? Dit Izana au bout d'un moment.

Il avait la voix pâteuse à présent.

Nao pouffa.

– Je suis sûre qu'il te cuisine des petits plats équilibrés avec des légumes et plein de vitamines ! Dit-elle.

– Et il dessine des petits personnages avec du ketchup dessus ! Lui révéla Izana.

Tous les deux rigolèrent comme deux imbéciles.

– Ouais... Dit Izana. Il est vraiment parfait... Pas comme moi...

Nao demeura silencieuse. Izana reprit.

– Tu savais que mon frère, dit-il, c'était pas vraiment mon frère...

Après une seconde, il ajouta :

– Même à lui, je l'ai jamais dit...

Il replongea dans le silence.

– J'ai gâché sa vie... Dit-il enfin.

Dehors, les lumières de Tokyo faisaient de l'ombre aux étoiles. Leurs lueurs étaient écrasées par celles de la grande ville.

Nao finit son verre et elle les resservit tous les deux.

– Si je n'avais pas existé, reprit Izana, il aurait été heureux je crois...

Il y avait tellement de douleur dans sa voix.

– Tu n'en sais rien, murmura-t-elle.

– Sans moi, continua Izana comme s'il ne l'avait pas entendue, il n'aurait pas sombré dans la folie... Ses amis seraient toujours en vie... et lui aussi.

Nao garda le silence.

Finalement elle lui dit :

– Tu sais ce que m'a dit Kaku un jour ? Dit-elle. Que Mikey avait... quelque chose de noir en lui. Quelque chose qu'il ne contrôlait pas et qui le dévorait.

Elle releva les yeux. Elle vit que Izana la regardait et reprit.

– Tu ne peux pas savoir ce qu'aurait été sa vie sans toi, dit-elle, mais moi je sais que je l'ai vu sourire et même rire avec toi. Alors je sais... qu'il a été heureux. Oui, à un moment, il a été heureux, grâce à toi.

Tous les deux se regardèrent en silence dans la pénombre de la pièce, puis Nao ajouta :

– Tu peux douter de tout, mais pas de ça.



Lorsque le soleil commença à poindre au-dessus des buildings, Nao se retourna en clignant des yeux et grimaça, gênée par la lumière.

L'accoudoir du fauteuil sur lequel elle s'était endormie lui rentra dans la hanche et elle se redressa sans comprendre où elle était.

Une violente nausée lui tordit le ventre et elle marmonna :

– Qu'est-ce que...

– Enfin réveillée ? Dit une voix provenant de la cuisine.

Elle s'assit avec précaution tandis qu'un mal de crâne à tout casser lui battait les tempes.

– Kaku ? Marmonna-t-elle.

Elle avait la voix éraillée et la gorge sèche.

Kakucho était debout devant les fourneaux, un tablier autour de la taille. C'était le bruit de la cafetière et l'odeur du café chaud qui l'avait tirée du sommeil.

Elle se pencha en avant et se prit la tête dans les mains avec un gémissement. Elle n'avait jamais eu aussi mal.

En face d'elle, Izana commença à émerger à son tour.

Il semblait mal en point lui aussi.

– Putain de merde... Dit-il en s'asseyant lentement.

Tous les deux échangèrent un regard.

La seconde suivante, ils pouffèrent de rire comme deux idiots.

– La vache, ton sake il était fort Nao ! Dit Izana.

Nao aurait bien répondu, mais elle était trop occupée à essayer de calmer les spasmes de rire qui aggravaient sa migraine et sa nausée.

– Tu t'es endormi au milieu d'une phrase comme une merde Izana ! Lui dit-elle enfin.

– Tu t'es rassise à côté du fauteuil et tu t'es cassée la gueule ! Lui rappela-t-il en riant toujours.

Tous les deux s'esclaffèrent de plus belle, malgré la douleur qui leur brisait la tête.

Kakucho les rejoignit avec un plateau et deux tasses de café et, à leur vue, Nao sentit son estomac se révolter.

Elle se leva précipitamment et courut vers les toilettes, la main sur la bouche.

Une seconde plus tard, on l'entendit vomir et Izana éclata de rire.

– Petite nature ! S'écria-t-il.

Il disait cela, mais lui-même avait dû lutter une seconde en sentant l'odeur du café chaud.

Quand Nao réapparut, elle s'appuya contre le chambranle de la porte et ferma les yeux. La pièce semblait danser autour d'elle. Elle avait l'impression qu'elle n'avait jamais été aussi malade.

– Plus jamais je bois... Murmura-t-elle.

– Viens manger un morceau, lui dit Kakucho. Il paraît que ça passe plus vite l'estomac plein.

Il paraissait avoir l'habitude de gérer les lendemains de cuite de ses compagnons.

Nao vit qu'il avait déposé le petit déjeuner sur la table basse.

Du riz blanc, du poisson grillé et une soupe miso claire. L'idéal pour des estomacs mis à mal par la boisson.

– Tu es vraiment un homme parfait... Dit-elle en se redressant pour les rejoindre.

Elle se laissa tomber dans le fauteuil où elle avait passé la nuit et Kakucho lui tendit un bol de riz.

Izana, lui, avait commencé à manger comme s'il mourrait de faim et Nao l'imita, mais avec plus de précautions.

Kakucho avait raison. Passées les premières bouchées, elle commença à se sentir mieux.

Si c'est ça se bourrer la gueule, se dit-elle, je ne recommencerai pas de sitôt...

– Quand tu m'as dit que tu comptais passer la soirée chez Izana, lui dit enfin Kakucho, je n'avais pas compris que vous comptiez vous saouler.

Il ne semblait pas fâché, juste surpris. Le sourire de Izana ne lui avait pas échappé à lui non plus, comme son soudain appétit. Le Izana qu'ils connaissaient semblait être de retour et cela lui mettait du baume au cœur.

– C'est elle qui a commencé ! S'exclama Izana en levant la tête de son bol.

– J'avoue, reconnut Nao, c'était mon idée. Mais je préfère vous prévenir, c'était ma dernière gueule de bois.

Elle ne la regrettait pas néanmoins.

Kakucho et elle n'avaient vu Izana aussi rayonnant depuis longtemps.

Ce dernier se redressa et il tendit son bol à Kakucho.

– Kaku ! j'en veux encore ! Dit-il comme un gosse.

Kakucho se leva sans protester, trop étonné encore du brusque changement de Izana.

La veille, quand Nao l'avait appelé pour lui demander s'il pouvait s'occuper de leur fille afin qu'elle puisse aller voir Izana, elle avait ajouté :

Je me demande s'il ne se laisserait pas aller davantage devant une femme que devant ses hommes. Il n'a aucune obligation d'être fort devant moi.

Sa remarque l'avait fait réfléchir au point que Nao s'était demandée s'il était toujours en ligne.

Kakucho ? Avait-elle dit. Tu es toujours là ?

– Tu as peut-être raison, avait-il enfin reconnu.

Nao avait vu juste.

Passé ses premières confidences et l'alcool aidant, Izana s'était mis à parler de son frère – de ses frères en réalité – comme il ne l'avait jamais fait avant.

– Maintenant, avait-il conclu, je n'ai plus personne... J'aurais préféré être seul depuis le début, ça aurait été moins dur.

– Tu n'es pas seul, lui avait-elle dit, elle aussi la voix rendue confuse par la boisson. Tu nous as nous... Nous, on est la famille que tu t'es choisie. Et on ne te laissera jamais tomber...

Le regard que lui avait retourné Izana l'aurait bouleversée si elle avait été dans son état normal. 

Ensuite, tous les deux s'étaient endormis et Kakucho les avait découverts vautrés dans le salon en arrivant.

Le regard de Izana passa de l'un à l'autre, de Nao en face de lui qui mangeait du bout des lèvres de peur de vomir à nouveau, à Kakucho qui n'avait pas retiré son tablier et remplissait son bol de riz.

Sa poitrine se remplit d'une chaleur qu'il croyait avoir oubliée.

– Hé... Dit-il. Tous les deux...

Nao et Kaku levèrent la tête en même temps et Izana reprit.

– Vous savez quoi ? Dit-il. On va faire du Toman le plus grand gang du Japon. En mémoire de mon petit frère.

Nao et Kakucho échangèrent un sourire.

– Oui, dit-elle.

– On est derrière toi Izana, dit Kakucho. On l'a toujours été.

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