45 - Avocats
La journée avait mal commencé pour Nao et elle n'était pas partie pour s'améliorer. Dès le matin, à son arrivée, elle s'était disputée avec Kisaki. Ce dernier estimait qu'elle prenait des précautions inutiles dans les dossiers qu'elle traitait.
– Ce cas est une affaire courante ! Lui avait-il dit. Si l'on devait faire attention à chaque détail comme tu le fais à chaque fois, on ne dormirait plus !
– Je ne vois pas en quoi cela te gêne ! Lui avait-elle répliqué. C'est de mon sommeil dont il s'agit !
Derrière elle, dans un coin de la pièce, Miki, sa secrétaire, s'efforçait de se faire la plus petite possible. Kisaki lui faisait toujours peur, plus encore quand il élevait la voix, et elle admirait sincèrement Nao d'arriver à lui tenir tête ainsi.
Nao avait fini par sortir, la jeune femme sur les talons, et elle avait claqué la porte pour se passer les nerfs.
– Il m'énerve ! Dit-elle en reprenant le chemin de son bureau.
Ce qui la mettait surtout en colère, c'est qu'elle savait qu'il avait raison. Elle devrait être capable maintenant de décider qu'elles étaient les affaires qui nécessitaient toute son attention et celles qu'elle pouvait entièrement déléguer à ses assistants.
Mais c'était plus fort qu'elle. Il fallait toujours qu'elle mette la dernière main aux dossiers, complétant leur travail, ajoutant des recherches et des articles de lois au cas où les choses ne se dérouleraient pas comme prévu. C'était cela que Kisaki lui reprochait, de perdre du temps sur des détails, alors qu'elle aurait pu l'employer autrement.
Nao savait très bien pour quelle raison elle réagissait ainsi.
En dépit de la multitude d'entretiens d'embauche qu'elle avait fait passer, elle n'avait jamais réussi à trouver un juriste pour représenter officiellement le Tenjiku.
Bien sûr, il y en avait eu quelques-uns avec qui elle avait fait un essai.
Et à chaque fois, elle avait été déçue.
Sous des dehors dociles, tous cachaient en réalité des requins.
Les avocats ambitieux ne la gênaient pas, au contraire, mais quand il s'avérait que c'était sa place à elle qu'ils briguaient quitte à mentir et à saboter son travail pour se faire bien voir, là, ça devenait un problème pour l'organisation.
Ces imbéciles mettent en danger les rêves de Izana simplement pour prouver qu'ils sont les meilleurs...
Elle ne pouvait pas le tolérer.
Si jamais le Tenjiku plonge parce que j'ai engagé un crétin, je ne me le pardonnerai jamais !
Dès lors, elle s'était mise à vérifier le travail de tous ceux qui l'entouraient avec un soin maniaque.
Même Kakucho l'avait remarqué.
Une semaine plus tôt, alors qu'il était venu dormir chez elle, il l'avait découverte dans le séjour au milieu de la nuit, ses papiers étalés sur la table basse, en train de travailler.
Il s'était assis sur le canapé, derrière elle, et il l'avait prise dans ses bras.
– Viens te coucher Nao, avait-il dit.
– Dans une petite minute, avait-elle répondu d'un air absent, je veux finir ça avant.
Kaku avait pris une feuille pour l'examiner avant de la reposer.
– Ça ne peut vraiment pas attendre demain ? Avait-il dit.
Il avait enfoui son visage dans son cou et son haleine chaude avait rendu un peu ses esprits à Nao.
Elle avait levé les yeux vers lui, gênée.
– J'exagère, hein ? Avait-elle dit.
Il avait embrassé sa tempe.
– Bien sûr que non, avait-il répondu. Si tu me dis que c'est important, je te laisse tranquille. Mais j'avais envie de passer du temps avec ma petite amie.
Nao avait repoussé ses documents de travail.
– Non, ça n'est pas important, lui avait-elle dit. En tout cas, c'est moins important que toi.
Le sourire que lui avait retourné Kakucho lui avait fait flancher le cœur.
– Allons nous coucher dans ce cas, avait-il dit. Je veux voir si ta peau a toujours le même goût...
Il avait laissé courir ses lèvres sur sa gorge et Nao avait senti ses sens s'emballer à son contact.
Il n'y avait que deux semaines que tous les deux avaient fait l'amour pour la première fois, mais il lui semblait qu'elle ne pourrait jamais se rassasier de son corps.
– Allons-y.
Dans le couloir des locaux de la Tenjiku Corp., Miki paraissait avoir quelque chose à dire, mais elle n'arrivait pas à se décider.
Finalement, elle prit son courage à deux mains.
– Excusez-moi... Mademoiselle Kihito ? Il se trouve que vous avez un nouveau candidat à recevoir ce matin...
Le regard de bête blessée que lui lança sa patronne la musela.
Nao soupira.
– Je savais que ça allait être une journée de merde... Souffla-t-elle.
Plus tard dans la matinée, elle rejoignit à contrecœur la salle de conférence où elle recevait les postulants au poste de juriste officiel de l'organisation.
Expédions ça en vitesse, se dit-elle, ensuite je proposerais à Kakucho d'aller déjeuner tous les deux pour me faire pardonner de l'avoir délaissé ces derniers temps. Je crois qu'ils ont ouvert un nouveau sushi pas loin du quartier des affaires, près du parc... Ah, mais Kaku risque de mourir de faim si l'on prend juste des sushi...
Elle étouffa un rire en repensant aux portions gigantesques que prenait toujours son petit ami.
Non, pas un sushi, corrigea-t-elle, plutôt un udon. Voilà, bonne idée. Avec ça, il devrait être calé pour quelques heures.
(NDA : Udon, pâtes faites de farine de froment, ce sont les pâtes les plus consommées au Japon.)
Elle jeta un rapide coup d'œil à la fiche que sa secrétaire lui avait préparée.
Elle se sentait de meilleure humeur qu'un instant plus tôt. C'était le fait d'avoir pensé à Kakucho, elle le savait. Sa simple évocation avait le don de l'apaiser. Comme si tout était moins grave à ses côtés.
Il a raison, tout ça n'est pas important.
Nao résolut de ne pas prendre trop à cœur le fiasco que serait certainement l'entretien du jour et parcourut la fiche du candidat.
Junto Arata, lut-elle, trente-deux ans, ancien associé du cabinet Hashimoto & partners... Une boîte prestigieuse. Qu'est-ce qu'il vient faire chez nous ?
Le cabinet Hashimoto était spécialisé en droit des affaires. D'après ce qu'elle savait, il accompagnait une clientèle composée essentiellement d'entreprises et d'entrepreneurs soucieux d'assurer leur défense autant sur le sol japonais qu'à l'international. Leurs associés disposaient d'un véritable savoir-faire juridique dans le domaine des relations mondiales. Des connaissances qui leur seraient bien utiles au sein de l'organisation.
Encore un qui va me demander de lui servir le café... Soupira-t-elle sans se faire d'illusion.
Elle pénétra dans la salle de conférence où l'un de ses assistants avait commencé l'entretien, comme à leur habitude.
Nao s'assit en silence en bout de table et suivit l'échange.
Le garçon qui était installé sur la chaise au centre de la pièce ne faisait vraiment pas ses trente-deux ans. Elle lui en aurait donné vingt-cinq, vingt-six tout au plus.
Son assistant continua à débiter sa liste de questions comme si elle n'était pas là, prenant des notes de son écriture serrée. C'était Nao qui lui avait demandé d'agir ainsi. Elle voulait pouvoir observer les postulants tranquillement.
Celui-ci semblait aussi nerveux que s'il s'agissait de son premier entretien d'embauche. Il gardait sa mallette sur les genoux et triturait la poignée dans tous les sens.
Pourquoi est-il aussi stressé ? Se demanda-t-elle. Il vient d'un grand cabinet, il devrait être habitué à la pression...
Pendant que l'interrogatoire se poursuivait, Nao entreprit de le détailler. De taille modeste, il n'avait ni la carrure ni la prestance de certains avocats qu'elle avait pu rencontrer et son apparence juvénile ne contribuait pas à ce qu'on le prenne au sérieux. Il avait les cheveux coiffés avec une raie sur le côté, mais un épi se dressait derrière sa tête.
Un célibataire... Sa femme aurait remarqué ce détail ce matin.
Elle se pencha un peu en avant pour le regarder de plus près.
Je rêve où il a de l'acné ?
Plus les minutes passaient, plus elle avait l'impression d'être face à un adolescent qui ne savait pas lui-même ce qu'il faisait là.
À la fin de l'interrogatoire, son assistant se tut et Nao prit le relais.
– Monsieur Arata, dit-elle en se redressant, je vous remercie de vous être présenté chez nous, mais je vous avoue que je ne comprends pas. Votre place chez Hashimoto & partners ne vous convenait pas ? Je vois qu'ils vous avaient accordé le statut d'associé dès votre sortie de l'université, c'est une chance plutôt inhabituelle...
Le jeune homme se tourna vers elle, il la regarda puis il regarda l'assistant qui ne disait plus un mot.
Il pivota sur sa chaise pour lui faire face.
– Oui, dit-il, j'avais le statut d'associé, mais dans les faits...
Il inspira et reprit.
– Est-ce que je peux être honnête ? Dit-il.
– Je vous en prie, dit-elle.
– Dans les faits, dit-il, je n'étais rien de plus qu'un larbin chargé de faire leurs photocopies. Quand j'ai eu mon diplôme et que ce gros cabinet m'a engagé, j'étais fou de joie. Je pensais que c'était la fin de mes ennuis. Mais j'ai très vite déchanté. Un associé supplémentaire ne les intéressait pas. Tout ce qu'ils voulaient, c'était l'exemption fiscale qui accompagnait le recrutement d'un nouveau membre. À aucun moment, ils ne m'ont considéré comme leur associé. Pour vous dire, je n'ai jamais vu l'ombre d'un prétoire en huit mois et les seuls dossiers qui m'étaient confiés étaient sortis de leurs archives. Je devais les classer.
Nao se renfonça dans son siège. Elle comprenait mieux. Les cabinets qui avaient recours à ce genre de pratiques n'étaient pas rares, mais les candidats qui osaient ruer dans les brancards et claquer la porte se comptaient eux sur les doigts de la main.
Elle examina la fiche du jeune homme.
– Je vois que vous sortez d'une très bonne université, dit-elle. Vous ne pensez pas qu'avec le temps votre statut au sein de ce cabinet aurait pu évoluer ?
– Pour vous dire la vérité, dit-il, j'étais loin d'être le meilleur. Mes notes... n'étaient pas fameuses et j'ai été le premier surpris quand Hashimoto m'a recruté.
Je vois, se dit-elle.
Elle reprit.
– Vous avez parlé de vos ennuis, je peux vous demander de quoi il s'agit ?
Le jeune homme se rembrunit. Il hésita.
– Ma mère est malade, dit-il enfin. Une sclérose en plaques. Son traitement coûte cher et j'espérais pouvoir le lui payer en entrant dans ce cabinet. Malheureusement, mes revenus n'ont pas été à la hauteur de ce que j'imaginais.
Nao n'était pas surprise. À compulser des archives toute la journée, il avait dû gagner une misère.
Finalement, on en revient toujours au nerf de la guerre, l'argent.
Elle se redressa et se pencha vers lui.
– Maître Arata, lui dit-elle en décidant de le prendre au sérieux, avez-vous bien conscience de ce que signifie travailler pour la Tenjiku Corp. ?
Pour la première fois, une lueur de fermeté brilla dans le regard de son interlocuteur.
– Ma mère a travaillé toute sa vie pour me permettre d'avoir la meilleure vie possible, dit-il. C'est elle qui m'a permis d'entrer dans une bonne université. Je lui dois tout. Il est hors de question que je l'abandonne. Je ferai n'importe quoi pour elle.
Il avait insisté sur les derniers mots.
Nao sourit.
– Il se trouve, dit-elle, que notre compagnie vient justement de faire l'acquisition d'une clinique privée réputée. Je suis sûre que ces médecins seraient ravis de jeter un œil au dossier médical de votre mère.
Le jeune homme la regarda, abasourdi, et elle conclut :
– Bienvenue au sein du Tenjiku.
Elle avait enfin trouvé sa perle rare.
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