23 - Brisée

Installée sur le rebord de la terrasse qui surplombait le lycée de Tsubame Ouest, juste en dessous du grillage, Nao lisait dans la lumière du soleil couchant. Les cours, si tant est que l'on puisse appeler ça comme ça ici, étaient finis depuis plusieurs heures et la fraîcheur de l'hiver était en train de tomber sur le toit pourtant exposé au soleil toute la journée.

L'endroit s'était vidé peu auparavant et, maintenant, il n'y avait plus qu'elle sur le toit.

En arrivant ce matin-là, elle était allée trouver Umemiya, le boss des Wind Breaker.

– Aujourd'hui ou demain, lui avait-t-elle dit, quelqu'un viendra sans doute ici me demander. Si je ne me trompe pas, ce devrait être un type assez grand avec le crâne rasé et une cicatrice qui lui traverse le visage.

Appuyé contre un bureau, dans une salle de classe vide, Umemiya l'avait regardée, les bras croisés sur la poitrine.

– Ok, avait-il dit, et tu veux qu'on lui fasse sa fête ?

– Non, justement, avait répondu Nao. Je veux que vous le laissiez passer. Je veux pouvoir lui parler seul à seul.

– Tu es sûre ? Ça n'est pas prudent, je peux te laisser un gars ou deux, des types discrets, si tu veux...

Nao avait secoué la tête.

– Non, je ne pense pas qu'il y ait quoi que ce soit à craindre.

Umemiya était resté un long moment silencieux.

Puis il avait repris.

– C'est fini, c'est ça ? Notre collaboration...

Il était perspicace.

Nao l'avait prévenu des mois plus tôt que leur accord n'était que temporaire. Elle n'était là que pour s'assurer de la mise en pratique de ses connaissances, mais elle avait un autre objectif en tête.

Elle avait soupiré.

– Je ne sais pas encore, avait-elle répondu. Peut-être ou peut-être pas.... Tout dépendra de cette entrevue.

La vérité, c'est qu'elle n'était plus aussi sûre qu'avant de vouloir rejoindre Izana et Kakucho dans leur quête du Royaume idéal.

Depuis qu'elle les avait vus, la veille, sur le toit de ce building, un sentiment étrange avait pris corps dans sa poitrine.

Je veux qu'ils aient mal... Je veux leur faire mal comme ils m'ont fait mal à moi et je veux qu'ils sachent que c'est moi qui suis la cause de leurs souffrances.

L'idée de faire grandir un clan et de le pousser jusqu'au sommet où trônait le Tenjiku pour les déloger de ses propres mains avait un côté séduisant et elle devait admettre que ces rêveries auxquelles elle s'abandonnait lui étaient agréables.

Kisaki pourrait m'être utile. Je suis sûre qu'il aurait de bons conseils à me donner... Et puis après tout, il m'a offert le Tenjiku en échange de mes services. Je peux bien en faire ce que j'en veux, même le détruire.

Mais en même temps...

Le visage de Kakucho s'imposa à son esprit. Pas celui de l'adolescent un peu dégingandé et toujours mal à l'aise qu'elle avait gardé en mémoire, mais celui de l'homme qu'elle avait vu hier soir.

Il ne ressemble plus du tout à un enfant... Pourtant lui et moi, nous avons le même âge.

Ce qui l'avait surtout frappée, c'était son expression.

Il était stupéfait... mais il y avait autre chose.

Nao avait beau réfléchir, elle était incapable de mettre un nom sur ce qu'elle avait vu dans son regard.

Dans la salle de classe vide, Umemiya s'était redressé, la tirant de ses pensées.

– Très bien, avait-il dit. Je ferai comme tu as dit, je te dois bien ça.

Assise sur le rebord de la terrasse, Nao leva les yeux de son livre pour regarder le soleil couchant.

Kakucho n'était pas venu. Elle était pourtant certaine qu'il le ferait.

Peut-être demain...

Mais elle n'était plus sûre de rien maintenant.

Un fracas à la porte lui fit tourner la tête et Kakucho parut, un type inconscient pendant au bout de son bras.

Durant une seconde, Nao écarquilla les yeux, stupéfaite, puis Kakucho lâcha le garçon pour saisir la porte qui s'était ouverte à la volée.

Elle crut un instant qu'il allait la claquer avec violence, mais il se contenta de la refermer.

Il resta ensuite là, à la regarder.

La situation était tellement cocasse, que Nao faillit éclater de rire.

– Tu aurais pu t'épargner ces efforts, lui dit-elle en désignant le garçon à ses pieds. Je leur avais dit de te laisser passer.

Il jeta à son tour un œil gêné au lycéen sur le sol.

– Certains ne t'ont pas écouté apparemment, dit-il.

Nao n'avait pas de mal à imaginer ce qui s'était passé. Kakucho s'était présenté sans s'expliquer et les membres du gang, surpris par sa carrure et son apparence, s'étaient mis en tête de l'arrêter.

Et ils se sont faits corriger, se dit-elle.

La pensée qu'il était venu à bout à lui tout seul de tous les hommes qui s'étaient dressés sur son passage et qu'il était arrivé jusqu'au toit sans une égratignure la sidérait. Elle en vint à reconsidérer ses projets un peu fous.

Le Tenjiku ne joue vraiment pas dans la même cour que nous...

Elle se redressa, abandonnant son livre sur le muret qui courait sous le grillage, et se dirigea vers lui.

Parvenue à son niveau, elle mit les mains dans son dos et se pencha en avant pour lui présenter son visage.

– Tu es venu me frapper à nouveau ? Dit-elle. Vas-y. Tu devrais te dépêcher. Umemiya et ses hommes ne seront sûrement pas assez forts pour te flanquer dehors, mais ils te donneront du fil à retordre.

Kakucho ne fit pas un geste. Tous les deux restèrent là, plantés face à face en silence.

Finalement, Nao se redressa.

– Je vois, dit-elle en se retournant. C'est Izana qui t'envoie.

Elle s'y était attendue. Kisaki avait sûrement expliqué à Izana la raison pour laquelle elle et lui s'étaient associés et le boss du Yokohama Tenjiku y avait vu une chance de faire grandir encore l'influence de son clan.

Elle retourna s'asseoir et fit comme s'il n'était pas là.

– Tu as perdu ta langue ? Dit-elle un moment plus tard.

Lorsqu'elle releva les yeux vers lui, elle surprit cette expression qu'elle lui avait vue la veille et sur laquelle elle n'avait pas réussi à mettre un nom et, durant un instant, son cœur manqua un battement.

C'était de la douleur. Elle le voyait maintenant.

– Nao, pardon... Murmura-t-il si bas qu'elle l'entendit à peine. Tout ce que je voulais, c'était te protéger... de ce monde-là.

Elle détourna les yeux.

– Tu as échoué, lui dit-elle en revenant à son livre.

Sa voix avait déraillé. Même elle l'avait entendue.

Merde...!

Il fit un pas avant et elle leva les yeux.

Il s'écria :

– Dis-moi ce que je dois faire pour que tu me pardonnes !

Il y avait de la détresse dans son regard et cela, plus que tout, la mit en colère.

Elle se redressa et abandonna à nouveau son livre sur le muret bas. Puis elle le rejoignit en deux pas.

– Te pardonner ? Dit-elle en haussant le ton. TE PARDONNER ?

Une fois devant lui, elle dut lever les yeux tellement il avait grandi depuis leur dernière rencontre. Pourtant, elle n'avait pas peur. Au contraire, elle se sentait bouillir de rage. 

Comment osait-il se plaindre après ce qu'il lui avait fait ? Comment osait-il lui faire croire qu'il souffrait ?

Elle planta son doigt dans sa poitrine et il recula d'un pas.

– Tu as le culot de me parler de pardon après ce que tu as fait ? Reprit-elle. Je ne t'avais rien demandé moi ! Je ne t'ai pas demandé d'être mon ami ! C'est toi qui est venu me chercher ! C'est toi qui m'a promis que tu serais toujours là ! Et après... tu m'as abandonnée !

Elle sentait les larmes lui monter aux yeux et elle se mordit la lèvre jusqu'au sang pour les contenir.

– Si tu n'avais pas été là, reprit-elle, ça aurait été plus facile ! J'aurais fait ma vie sans savoir... sans attendre...  Mais il a fallu que tu viennes vers moi... que tu me fasses miroiter... ce... cet...

Elle n'arrivait plus à trouver ses mots. Elle tremblait maintenant, mais pas de colère. Le chagrin qui l'envahit n'était qu'un écho de celui qui lui avait embrasé le cœur ce jour-là, pourtant il lui fit aussi mal que si Kakucho venait de la frapper un instant plus tôt.

Finalement elle cria :

– EST-CE QUE TU AS LA MOINDRE IDÉE DE CE QU'ON RESSENT QUAND ON TE DONNE QUELQUE CHOSE POUR TE L'ARRACHER ENSUITE ?

Elle ne pouvait plus respirer. Sa gorge était tellement serrée que seul un filet d'air réussissait à passer et elle hoquetait sans plus parvenir à retenir ses larmes.

Elle leva la main pour les essuyer d'un geste rageur et voulut lui tourner le dos.

Kakucho ne la laissa pas faire. Avant qu'elle se soit éloignée, il la prit furieusement dans ses bras et la ramena contre lui.

Écrasée contre son torse, Nao demeura une seconde interdite. Puis elle se mit à le marteler de coups de poing.

– Arrête ! Arrête ça ! Lâche-moi ! Je te déteste ! Je te déteste !

Mais les sanglots qui se mêlèrent à ses cris leur ôtèrent toute crédibilité.

Au bout d'un moment, elle se réfugia contre lui en pleurant. Elle continua à murmurer :

– Je te déteste... Je te déteste...

– Oui, dit-il. Je sais, je ne m'aime pas beaucoup non plus en ce moment.

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