8 - Un temps pour déchirer, un temps pour coudre
Kahina refusait de parler, les yeux luisant de fureur. Cet infâme, horrible, immonde centurion venait de lui demander, près du pauvre Osisme dont il avait jadis crevé l'œil, ce qu'il pouvait faire pour que les esclaves le craignent moins ! Elle ignorait ce que ce monstre blanc avait dans la tête, mais elle ne l'aiderait certes pas dans les projets démoniaques qu'il échafaudait. Il avait endormi la méfiance de Gunvor, bientôt celle d'Ancastos, et il s'apprêtait sans aucun doute à jouer un tour cruel à cette malheureuse Judéenne qu'il avait achetée, mais il ne prendrait pas Kahina au piège. Pas de son plein gré, en tout cas !
— J'ai pensé aux esclaves des champs, fit Gunna pour lancer le débat tandis que Lucius soulevait le Gaulois pour le changer de côté sur le lit.
— Oui, jappa le vieillard. Elle... a raison ! B... bien !
— Maître, ils sont tourmentés par les contremaîtres jour et nuit, expliqua Gunvor. Je sais bien qu'ils sont aux champs parce qu'ils ont commis une faute ou qu'ils...
— Continue, Gunna : les contremaîtres ? reprit Lucius en bordant le Gaulois.
— Ils profitent de leur position et avec Kahina j'ai parfois dû préparer ici des décoctions ou d'autres remèdes qu'ils ne pouvaient même pas confectionner : les contremaîtres les en empêchent et ils ne peuvent pas panser leurs blessures. Si tu...
— Je vais chasser les contremaîtres. Je les avais choisis pour leur cruauté, je le regrette aujourd'hui. Je nommerai des contremaîtres parmi les hommes qui travaillent aux champs.
— Les contremaîtres continuent aussi d'enlever les bébés aux mères pour les vendre, maître, si tu voulais bien...
Lucius pâlit et déglutit plusieurs fois, ce qui n'échappa pas à Ancastos, qui lui saisit la main.
— C'est moi qui avais donné cet ordre, je m'en souviens, avoua le centurion.
— Mais, maître, cela ne ferait rien de garder les enfants pour les élever ! protesta Gunvor qui pensait que le Romain lui refusait une demande pas encore formulée.
— Quand bien même cela ferait quelque chose, je donnerai un contrordre dès demain.
— Mais maître... ! Ah !
Le soldat aurait ri de la figure surprise de sa nourrice si le sujet n'avait été si grave.
— Sa... Sargon et... et... En... Enhe... Enhe... duanna... articula Ancastos.
— Ah, oui ! s'écria Gunvor. Maître, c'est beaucoup demander, mais te souviens-tu des esclaves mésopotamiens que...
— Oui, je me souviens d'eux. Leur enfant est-elle morte, finalement ? Je ne l'ai pas...
Lucius fut coupé par un soupir de rage contenue qui émana de Kahina. En regardant la Numide, il voulut intervenir :
— Je...
— Jéziré, leur fille, est toujours dans la villa, maître, reprit Gunvor en lançant une œillade d'avertissement à sa jeune amie. Elle est seulement très malade, elle ne parvient plus à parler et elle ne s'alimente que parce qu'on la force.
— Sais-tu où j'aurais la moindre chance de trouver ses parents ? questionna le centurion, qui souhaitait plus que tout pouvoir faire cesser cette discussion.
— Oui, ils travaillent chez les Marcus de l'entrée sud de Lucca.
Lucius respira un peu mieux : enfin, il allait pouvoir faire quelque chose ! Ces Marcus-là étaient réputés pour leur attitude débonnaire, leurs nombreux rejetons et pour ce que le centurion qualifiait autrefois de lâcheté envers leurs esclaves. Ils ne tuaient pas les plus vieux et les affranchissaient parfois ! Si Sargon et Enheduanna se trouvaient chez eux, ils étaient en vie et certainement en bon état.
Avant de partir pour la Palestine, Lucius avait surpris une conversation entre Sargon et un autre homme : ils le critiquaient avec amertume pour sa sauvagerie et son abjecte méchanceté. Sargon, confronté devant le reste de la domus, avait refusé de donner le nom de l'autre homme. Le Romain avait décrété que, puisqu'il en était ainsi, il allait se montrer moins cruel et abject que ce que les médisants disaient de lui ! Il n'allait pas vendre Jéziré, la fillette de Sargon, mais plutôt Sargon et sa femme. Jéziré resterait bien en sécurité à la villa. Aussitôt, un Grec terrorisé s'était dénoncé comme étant l'homme inconnu. Lucius avait pendu le Grec et vendu le couple de Perses, interdisant à jamais que l'enfant de Sargon et Enheduanna sorte du domaine.
Tout en aidant Ancastos à manger, le Romain bâtissait ses plans comme des tactiques d'assaut.
— Je dois trouver un juif, cet après-midi, en ville, j'irai chez les Marcus par la même occasion.
— Le marché aux esclaves ne se tient pas aujourd'hui, lâcha Kahina, les bras croisés.
Sa voix fit tressaillir Lucius.
— Pourquoi me dis-tu ça ? questionna-t-il avec surprise, manquant renverser de la soupe à la tomate et au fromage sur Ancastos.
— Si tu veux acheter un autre juif, tu devras attendre la semaine prochaine, c'est tout, répondit la Numide sur la défensive.
Elle regardait le sol carrelé.
— Oh, je comptais seulement ordonner à un juif de venir vivre ici, déclara posément Lucius.
Il y eut un silence dans la pièce. Ancastos poussa un énorme soupir.
— Ç... ç... ça... va... prendre... dre... du temps ! lâcha-t-il.
— Mais non, voyons : je suis citoyen et centurion, lui expliqua son maître comme il aurait instruit un enfant. Je peux demander à n'importe quel...
— Non, je crois qu'Ancastos parlait de ta volonté de te... ta volonté de changer les choses, fit Gunvor en choisissant une expression plus évasive que celle à laquelle elle avait d'abord songé. Au lieu de proposer à un juif de venir travailler ici contre salaire ou protection, tu songeais d'abord à user de ta force.
— Mais aucune personne saine d'esprit ne quitterait sa communauté pour venir ici ! lui fit remarquer Lucius. Surtout un juif : ils nous détestent !
Lucius entendit un marmonnement indistinct s'échapper des lèvres de Kahina, mais il ne releva pas.
— Vous les avez annexés et chassés de leurs maisons, maître, dit Gunvor, il faut les comprendre. Mais si tu veux faire les choses telles que tu entends les faire désormais : n'oblige pas un juif à venir. Convaincs-le sans user de ta force.
— Nous voilà bien !
Un autre marmonnement indistinct monta de la bouche de Kahina. Cette fois, Lucius était trop agacé par la situation et par la critique de son plan pour recruter une personne parlant l'araméen. Il se retourna et cracha :
— Vas-tu répéter ce que tu viens de dire, afin que nous en profitions tous ?!
Kahina se figea. Ses paupières s'écarquillèrent. Elle serra les poings et cessa de respirer. Ses yeux se révulsèrent et Gunvor eut tout juste le temps de la rattraper avant qu'elle ne se cogne la tête sur le sol. Ancastos parvint à lever l'index et articula à l'adresse de Lucius, mortifié :
— Ç... ç... ça... v... va... prendre... beau... beaucoup de... temps !
*
Voilà la suite ! Comme Remorae, et je pense comme Vampire Consultant, ces chapitres sont issus de Patreon, où ils avaient été précédemment publiés.
J'espère rapidement pouvoir me remettre à écrire !
Merci à tous ceux qui ont pris le temps de me lire,
Sea <3
PS : devinerez-vous d'où vient le titre ?
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