7 - Terreur

Kahina allait se jeter du haut de la petite falaise qui surplombait la vallée, juste après le verger. Plusieurs fois, Gunvor ou Ancastos l'avaient rattrapée à temps, après le départ du centurion. Cette fois, aucun des deux n'avait assez de force pour la retenir. Affolée par sa propre insolence envers un homme cruel qui la détestait déjà, écrasée par la perspective des conséquences de son impertinence, la Numide préférait encore se tuer plutôt que de tomber entre les mains de Lucius. Seulement ce dernier était bien plus puissant et rapide que son esclave mal nourrie. Il la ceintura quelques pas seulement avant qu'elle ne puisse sauter. Un jappement bref s'échappa de la poitrine de l'esclave, qui couvrit sa tête et se recroquevilla au sol, décidée à ne plus bouger. Lucius, en silence, se pencha et la souleva elle aussi comme un fétu de paille, surpris de l'immobilité et du silence complets de la pauvre femme.

— Kahina, murmura le centurion avec la douceur dont il était capable, n'aie pas peur, je t'en prie. Je ne te punirai pas, ce n'est pas grave. Tu n'as fait que dire la vérité, Kahina, et je te crois entièrement. Je te crois, tu entends ? Je sais que tu dis vrai. Tu vas m'aider, avec Gunvor, à soigner Ancastos. Il a besoin que tout le monde soit présent. Si tu te donnes la mort, ne penses-tu pas qu'il en souffrira terriblement ?

La Numide retint sa respiration, littéralement, incapable de faire un mouvement, de dire une parole. Elle sentait les bras puissants de l'officier l'enserrer et toutes les fibres de son être hurlaient de rage à l'idée qu'elle ne puisse pas se défendre. Même pas un peu. Elle ne pouvait même pas parler. Dire un mot.

— Tu peux me dire que tu me hais. Si tu le veux. Je l'ai bien vu dans tes yeux. Je ne te ferai rien si ça te soulage de me dire ça, ajouta Lucius d'une voix inégale. Si ça te fait du bien, dis-le-moi. Tu peux me crier dessus, Kahina. Je sais tout le mal que je t'ai fait. J'en connais les conséquences et je ne te demanderai jamais assez pardon.

Le centurion retint à son tour sa respiration : à sa surprise – plus encore qu'à son dégoût – il sentit que l'esclave venait de lui uriner dessus. Kahina fut soudain saisie par une nouvelle vague de panique : elle prit une immense inspiration et commença à ventiler bien trop fort et bruyamment. Lucca resserra sa prise, de peur qu'elle ne se débatte et ne tombe à terre :

— Ce n'est pas grave, Kahina, bredouilla-t-il. Ce... ce n'est... j'en ai vu d'autres, tu sais ? Respire, tu as eu peur, tu... Quand on a trop peur, il est normal de... Où se trouve... Tu vas te faire du mal si tu respires ainsi, Kahina !

Lucius, incapable de gérer convenablement une telle situation, crut que la Numide allait se tuer tant elle hyperventilait violemment. Passant près de l'impluvium, il s'y jeta avec elle. L'eau était très froide, elle frigorifia aussitôt l'esclave et son maître. Croyant que ce dernier tentait de la noyer, la jeune femme redoubla de terreur et se débattit. Elle se blessa les mains et la tête contre la margelle du bassin carré et le centurion ne put la bloquer qu'en refermant avec force les bras et les jambes autour de la jeune femme. Il resta ainsi, les fesses immergées dans l'eau glaciale, jusqu'à ce que Kahina se détende et se mette à frissonner. Avait-elle comprit qu'il ne lui ferait réellement pas de mal ? Certainement pas. Mais elle avait compris qu'elle aurait beau bander ses muscles, elle ne faisait pas le poids face au soldat surentraîné. Elle se mit à sangloter en silence, agitée seulement de soubresauts spastiques.

— Kahina, je ne te ferai pas de mal, murmura le Romain en écartant les jambes pour la libérer quelque peu. Je promets, par Mars, que je ne me vengerai pas. Tu entends ? Je promets, et tu sais que je ne peux me défaire d'une telle promesse. Tu avais raison de fuir, de te protéger. Tu en avais le droit, car je t'ai déjà fait beaucoup de mal. C'était normal. Tu as eu une réaction normale, tu voulais te protéger.

— Oh, m... maître... bredouilla la jeune femme en fermant les yeux si fort que de petites lumières vacillèrent sous ses paupières.

— Du calme, Kahina. Essaie de te calmer.

— Maî... maître... pas le fer rouge, maître... supplia l'esclave en serrant les poings où les ignominieux « L » étaient scarifiés. Pas le fer rouge... pitié... pas le fer rouge...

— Non, Kahina, pas le fer rouge. Je te le promets. Ni fer rouge, ni fouet, ni jeûne, ni coups, ni tortures. Pas de punition. Rien. Tu ne seras pas punie, ni aujourd'hui, ni demain, ni jamais. Plus jamais. Si... si je pouvais effacer ces marques que je t'ai mises dans les paumes, je le ferais, Kahina.

— Pas le fer rouge, chuchota la Numide en courbant la tête et en posant le front contre la poitrine du centurion. Pas le fer rouge, maître, s'il te plaît... Pas le fer rouge...

— Kahina, je...

Pourquoi ses esclaves ne tenaient-ils pas pour argent comptant ses promesses ? Pourquoi leur fallait-il entendre vingt fois, cent fois la même chose avant qu'ils le croient ?! Ne pouvait-elle lui faire confiance ? Lucius soupira avec humeur et son agacement fut parfaitement perçu par son esclave qui rouvrit brutalement les paupières, les yeux exorbités.

— Je ne te blesserai pas, Kahina, je le promets. Je te le promets, répéta-t-il en tentant d'adoucir sa voix, ce qui n'était pas chose aisée pour lui. Kahina, nous allons nous rendre dans les thermes, tu vas te laver et passer de nouveaux vêtements.

Il maudit intérieurement le reste de ses serviteurs, qui ne donnaient toujours pas signe de vie. Gunvor n'allait pas quitter le chevet d'Ancastos et Talitha était aux prises avec deux bébés : aujourd'hui, ce serait à Lucius de tout faire lui-même. Il se releva, dégouttant, et prit la direction de ses thermes privés. Ses esclaves ne lui auraient tout de même pas fait l'affront de ne pas les préparer, au cas où il aurait eu envie de s'y détendre ! Les thermes étaient petites, c'étaient en réalité deux pièces : l'une réservée à la sudation et la deuxième à une baignade froide. Lorsque Lucius y pénétra, il faillit lâcher Kahina sous la surprise car des cris étouffés les accueillirent. Terrorisés par les récents événements, certains que le centurion était devenu enragé, les autres esclaves de la domus s'étaient terrés dans le seul endroit où leur maître ne les chercherait pas. Ils étaient une dizaine, immobiles, assis contre le mur de la pièce chaude. Lucius, trempé, chercha une contenance, puis il gronda :

— Allons ! Dehors ! Tous ! Toi, la Grecque ! retint-il. Et toi, la Gauloise ! Occupez-vous d'elle : donnez-lui un bain, des vêtements propres et, lorsque ce sera fini, escortez-la jusqu'à mon triclinium. Efforcez-vous de la rassurer ! ajouta-t-il en posant Kahina sur une meule en pierre polie qui trônait au milieu de la pièce.

Son ton était si dur que la dernière phrase ne fit qu'affoler les trois femmes restées avec lui. Il ne le réalisa pas, trop habitué à donner des ordres, et fit volte-face.

Les choses stagnèrent pendant trois jours : Lucius était occupé à soigner Ancastos avec l'aide inattendue de Kahina. Cette dernière resta silencieuse tout le temps que le centurion était dans la même pièce qu'elle, mais il l'avait entendu parler au vieil Osisme dès qu'il quittait la chambre. Le Gaulois, lui, parvenait à s'exprimer malgré un défaut de prononciation marqué et une lenteur d'expression qui faisait trépigner l'impatient Romain. Lucius avait trouvé une façon de ne pas être – du moins pas en permanence – l'évocation vivante des souvenirs douloureux du passé d'Ancastos : il décrivait ses voyages. L'Afrique intéressait beaucoup le vieil homme, qui se permit une fois de remettre en doute la mémoire de son maître, tant les descriptions semblaient extraordinaires. Lorsqu'il ne prenait pas soin d'Ancastos, Lucius passait également du temps auprès de la petite Livia. Son araméen n'était pas excellent, aussi il avait du mal à échanger avec Talitha, mais cette dernière ne s'en formalisait pas. Elle était vive, sensible et la joie d'avoir eu la chance impossible d'être achetée par ce Romain bizarre lui suffisait pour vivre. Talitha aimait beaucoup Livia. Oh, pas autant que sa propre petite, mais la pupille du centurion était une enfant paisible et elle interagissait beaucoup avec sa fille. La Judéenne n'avait toujours pas de nom pour cette dernière, du moins c'est ce qu'elle avait dit à Lucius à la grande surprise de ce dernier !

Le Romain devait aussi mettre à jour ses livres de comptes. Il avait demandé à Gunvor s'il pouvait lui emprunter le jeune Halthor pour l'assister. La Viking avait hésité, soucieuse, mais avait fini par accepter.

— Oh, maître, il ne sait ni lire, ni écrire : tu ne le battras pas s'il ne peut pas réellement t'aider, n'est-ce pas ? avait-elle néanmoins demandé d'une voix suppliante.

— Non, Gunna, je le traiterai bien.

Lucius tint parole. Halthor, étrangement, lui fit mauvaise impression. L'enfant était jeune et semblait innocent lorsqu'il se trouvait avec la vieille nourrice, mais avec le centurion, il se comporta très différemment. Lorsqu'il comprit que le maître du domaine n'avait pas l'intention du lui faire du mal, le gamin changea d'attitude, osant quelques réflexions méchantes sur Kahina, Ancastos et parlant des autres esclaves de la maison comme s'il s'était agi d'animaux sales et amusants à regarder. Il parlait de façon bien plus détachée, plus adulte, et donna au Romain le sentiment d'abriter dans son foyer un serpent.

— Tu sais, Halthor, dit Lucius tandis que le garçon rangeait des parchemins dans une étagère, tu as aussi un statut d'esclave.

— Je sais bien, mais la roue tourne, maître Lucius. D'ailleurs, j'ai plus d'intelligence que les autres, ajouta-t-il avec une suffisance stupéfiante pour son âge. La preuve, c'est moi que tu as pris avec toi pour les choses importantes. Tu n'as rien dit quand j'ai failli te faire tomber de cheval, alors que si ç'avait été cette idiote de Kahina, tu lui aurais sans doute gravé un troisième L sur le front ! ricana Halthor.

La plaisanterie fit monter la colère à la tête de Lucius, mais il se contint.

— Si je pouvais défaire ce que j'ai fait à Kahina, dit-il, elle ne porterait aucune marque. N'as-tu pas remarqué que Gunvor et Kahina étaient amies ? J'aurais cru que tu aurais les mêmes inclinations en amitié que ta mère.

— Gunvor ? Ce n'est pas ma mère. Je l'appelle « mère » pour l'avoir de mon côté. Tu vois ? sourit l'enfant, une lueur méchante au fond des yeux. Je suis exactement comme toi.

— Tu t'es trompé de parchemin : range les D après les C. Je demanderai à Ancastos de t'apprendre la lecture.

Ancastos. L'homme qui avait tout risqué pour protéger ce petit étranger.

— Ancastos ?! Maître Lucius, tu veux rire ! se récria Halthor.

Il imita le vieillard, faisant semblant de peiner à parler.

— Non, il faut que ce soit toi qui m'apprennes à lire et à écrire ! Pas ce vieux sénile. Je ne comprends pas pourquoi tu le gardes ! Mon père l'aurait déjà jeté dans un lac.

Le centurion sentit sa colère bouillonnante disparaître soudainement : il avait failli répondre « le mien aussi ». Lucius n'aborda plus de sujet fâcheux, mais il finit par convoquer Gunvor dans son bureau, le troisième jour après l'esclandre des thermes. Il venait de renvoyer Halthor pour le déjeuner.

— Maître ? Tu m'as fait appeler ? Il y a un souci avec Halthor ?

Le Romain, qui était assis à une table couverte de documents divers, croisa les doigts et ne dit rien, observant longuement sa nourrice. Cette dernière, en tremblant, insista :

— Maître, est-ce qu'il a fait quelque chose de mal ?

— Ne te rappelle-t-il pas quelqu'un ? questionna le centurion avec douceur.

À ces mots, le bon visage de la vieille femme se décomposa. Elle s'assit lourdement sur un tabouret, près d'une bibliothèque.

— Je sais, maître... je sais bien... soupira-t-elle avec chagrin.

— Est-ce qu'il te parle mal ?

Gunvor se mordit les lèvres, retenant un sanglot. Elle hocha la tête avant de pouvoir répondre :

— Oui. Depuis que tu l'as pris avec toi pour travailler.

— Je vois. Veux-tu que j'intervienne pour qu'il cesse de se comporter ainsi ?

— Maître, tu ne changeras pas sa nature...

— Je vais tout de même lui demander de mieux traiter les autres esclaves. Je vais lui expliquer que nous l'avons accueilli par pitié et qu'il devra à l'avenir se montrer plus humble s'il souhaite être traité avec la déférence qu'il exige. J'ai une dernière question à son sujet, Mamamilla : l'aimes-tu ?

— Beaucoup !

C'était le cri de l'âme. Lucius avait un instant hésité à rendre sa liberté à Halthor et à l'engager dans la garde varègue, mais cela aurait brisé le cœur de la vieille nourrice.

— Bien. Je le garde, je te l'ai promis, Gunna, mais je veux être certain que tu me rapporteras le moindre incident grave de son fait. Tu décideras avec moi des conséquences si incident il y a, mais je ne veux pas que tu me dissimules quoi que ce soit. Ah, et je refuse qu'il s'approche de Livia.

— Oui, maître. Je comprends.

— À ce sujet, comment va Talitha ? demanda le Romain.

— Bien, même si ne pas pouvoir parler librement avec nous la fait enrager.

— Je pourrais trouver un autre juif, qui parle notre langue, fit Lucius, songeur. Comment va sa fille ? Parvient-elle à s'en occuper ?

L'orgueil du centurion était toujours écorché devant l'air stupéfait que Gunvor prenait lorsqu'il s'enquérait de la santé d'un esclave.

— Oui, maître.

— Livia boit aussi du lait de chèvre, m'a-t-elle expliqué.

— Oui, elle préfère le lait de chèvre, ç'a beaucoup vexé Talitha... sourit la Viking.

— J'imagine, mais après tout, est-ce que cela ne vaut pas mieux pour sa fille ? Elle aura plus du lait de sa mère.

— Elle n'en manquait pas, maître, mais tu as raison.

Cette fois, Gunna avait tenté de masquer un sourire un peu moqueur. Depuis la réflexion que la vieille femme s'était permis de faire dans la raeda qui les avait tous les quatre ramenés du marché, Lucius mettait un point d'honneur à prouver que Talitha lui importait plus qu'une simple vache laitière.

— Les autres esclaves, que disent-ils de moi ? Trouvent-ils que j'ai changé ? osa alors demander l'homme en se redressant un peu sur son siège.

Gunvor revit en lui l'enfant ombrageux qu'elle avait élevé.

— Ils ne disent rien de ce qu'un esclave ne doit pas dire de son maître.

— Je leur fais toujours aussi peur...

Ça n'était pas une interrogation.

— J'effraie déjà moins Ancastos, n'est-ce pas ? insista Lucius.

— Il a moins peur qu'au début, c'est vrai.

— Dis-moi, y a-t-il quelque chose que je pourrais faire pour que les autres esclaves aient eux aussi moins peur de moi ?

— Je pense que tu dois simplement ne plus toucher au manche du fouet ou aux fers, mon maître.

— C'est entendu, balaya le Romain comme s'il s'agissait d'une chose banale. N'y a-t-il pas une chose vraiment remarquable que je pourrais faire ?

— Me laisserais-tu y réfléchir ?

— Avec eux tous ?

— Non, ils ne me font plus confiance depuis que tu es rentré et que tu me fais admettre ici, murmura Gunvor à regret en montrant du doigt le bureau. Avec Ancastos et Kahina seulement.

— Maintenant ?

— Je...

— Je peux venir avec toi ! J'ai fini mon travail.

Sans laisser à la vieille nourrice le temps de protester, il se leva, lissa sa toge et sortit.

*

Cela faisait (trop) longtemps, excusez-moi ! Je sais que vous êtes extrêmement peu à lire cette fiction, donc un grand merci à chacun d'entre vous pour votre lecture ! ;-)

Bonne journée, 

Sea

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