5 - Kahina

Kahina éclata en sanglots bruyants, s'arrachant les cheveux. La Viking dut lui saisir les poignets pour qu'elle cesse.

— Calme-toi ! Kahina, qu'est-il... Je dois...

Lucius apparut, les interrompant :

— Gunvor ?

La Numide s'inclina aussitôt, les mains sur le ventre. Depuis le retour du centurion, elle avait de violents élancements dans les entrailles dès qu'il approchait trop près d'elle. Elle craignait de se faire maltraiter particulièrement parce qu'elle était noire et que Lucca, avant son départ, lui avait marqué les deux paumes au fer rouge d'un L. Le centurion avait expliqué alors avec un certain plaisir que les Numides étaient connus pour être des voleurs et que, lors de son absence, il espérait qu'elle se souvienne que tout ce qu'elle toucherait dans la maison lui appartenait, à lui. La douleur et la terreur, lorsqu'il l'avait attachée dans le cellier, à l'idée qu'il allait peut-être la violer – ce à quoi Lucius, selon ses propres dires, ne « se serait jamais abaissé » – avaient considérablement changé le caractère de Kahina. Malgré les drames qu'elle avait traversés, elle était une femme forte, drôle et enjouée. Après cette torture, Ancastos lui-même n'avait pu dérider la Numide, qui avait accueilli la nouvelle du retour de son maître en rendant tripes et boyaux sur les pieds de Gunvor.

— Que se passe-t-il ? Je comptais sur toi pour emmener la Judéenne dans la chambre de Livia.

Lucius, habitué à être obéi instantanément, devait se faire violence pour ne pas saisir sa vieille nourrice par le bras et la propulser vers la chambre de sa pupille. Il se passait quelque chose de grave, semblait-il.

— Oui, maître, je... mais... je...

Gunvor ne pouvait pas laisser Kahina seule avec le maître. Ce dernier posa les yeux sur la Numide qui, la tête baissée, pleurait sans pouvoir se contrôler, mâchoires serrées. Talitha arriva doucement derrière le petit groupe et crut que Kahina se faisait réprimander. Elle serra contre elle son enfant, qui s'était endormie, et observa attentivement Lucius Lucca. Qu'allait-il faire ? Allait-il frapper, fouetter la femme ? Pour quel motif la réprimandait-il ? Anxieuse, Talitha vit la physionomie de son nouveau maître changer brutalement. Lui qui semblait si autoritaire et à la limite de la colère l'instant précédent, il se métamorphosa et pâlit comme s'il avait été saisi d'une frayeur sans égale. Il saisit les poignets de la femme noire, qui tomba à genoux en poussant un cri déchirant, tandis que la femme blanche joignait les mains et tombait elle aussi à genoux. La femme blanche paraissait supplier le maître : qu'avait bien pu faire la femme noire ? se demanda Talitha, de plus en plus effrayée. Elle remarqua alors les marques au fer rouge. Reconnaissant la lettre romaine « L », elle comprit qu'il s'agissait d'une marque. Une angoisse la saisit : allait-on à son tour la marquer aussi horriblement ? Cependant le Romain eut un comportement encore plus étrange qu'auparavant. Il ne se mit pas en colère mais commença à sangloter, plus violemment que la femme noire. Voilà qui était nouveau et surprenant ! songea Talitha, dont la curiosité avait été piquée. Un soldat romain en larmes ! L'homme toucha du bout du doigt les marques dans les mains de la femme et secoua la tête à de nombreuses reprises. Il semblait incapable de parler, submergé par la peine. Qui, alors, avait bien pu marquer la femme noire ?! Des pirates ? Des bandits ? Pas le Romain, en tout cas ! Il semblait si peiné... Le voilà qui embrassait les marques ! Qu'était donc ce centurion ?! Talitha songea à une réponse, mais c'était impossible... elle ne pouvait pas avoir une chance pareille... Mais après tout, puisqu'il parlait l'araméen...

— Relève-toi, Kahina, relève-toi... finit par articuler Lucius, que la souffrance étouffait. Ne reste pas à genoux.

— Maître... pardonne-moi... bredouilla la Numide. Je ne... je ne voulais pas t'offenser...

— Kahina, c'est moi qui... c'est moi qui te demande pardon... pour ça, pour ces marques que je ne pourrai jamais effacer... pour t'avoir blessée et traitée... traitée...

Tandis que Kahina, vacillante, se relevait, soutenue par Gunvor affolée, Lucca tomba aux pieds de la Numide. Talitha ouvrit des yeux ronds : mais qui était ce Romain ?! Un fou ? Kahina, n'y tenant plus, tourna les talons et s'enfuit. La Viking eut le courage de poser la main sur l'épaule du centurion :

— Maître, si tu es sincère, ne va pas après elle, elle croira que tu la poursuis et deviendra folle de terreur.

Lucius resta un instant silencieux, puis il se releva.

— Gunvor, je ne... Il faut que l'un de nous...

— Aille s'occuper du vieil Ancastos.

— Oui... Et... pour la Juive...

— Talitha ? Veux-tu l'amener au bébé ?

— Oui... Non... Toi, vas-y. Je vais aller voir ce qui est arrivé...

— Maître, que vas-tu lui faire ? s'interposa immédiatement la vieille femme, les yeux brillant d'inquiétude.

— Je ne vais pas lui faire de mal, Gunna. Ni à lui, ni à Kahina.

— S'il te reconnaît, il sera terrifié.

— Je le sais. Mais je suis toujours maître de ces terres, je dois veiller sur elles.

Il ajouta une phrase qui pétrifia la nourrice :

— ... et sur tous ses occupants. Va donc mener Talitha et sa fille à Livia. J'essaierai de lui expliquer plus exactement qui elle est plus tard. Parle-lui lentement, en latin, pour l'habituer.

— C'est d'accord, maître. Tu ne frapperas pas Ancastos ?

— Par les lares de cette villa et par les mânes de mes ancêtres, je ne lui ferai aucun mal et je ferai tout pour alléger la peine de cet homme.

Gunvor saisit la main du centurion et l'embrassa, avant de trottiner vers Talitha, qui serrait toujours contre elle son enfant. Avec curiosité, elle dévisagea ce drôle de Romain qui semblait si affectueux envers ses serviteurs. Sa fillette gémit un peu et elle se laissa entraîner par la femme blanche dans une chambre coquette, fraîche et étrangement agrémentée d'objets provenant de la province égyptienne. Il y avait sur le côté une bibliothèque dont deux étages étaient vides et, contre un mur, un berceau de bois. Talitha posa les yeux sur le nourrisson qui reposait sur les linges, dans le berceau. Elle avait la peau mate, comme sa propre enfant, et de grands yeux verts. Gunvor avait dans la main un guttus en terre cuite. Il s'agissait d'une petite jarre possédant un bec verseur poli et qui permettait d'administrer du lait ou de l'eau goutte à goutte à Livia. La nourrice montra le guttus à Talitha, puis pointa Talitha du doigt. L'Araméenne comprit.

Pourrai-je garder ma fille ? demanda-t-elle aussitôt, lentement, dans l'espoir d'être comprise.

Elle montra son bébé et le serra contre elle, attendant une réaction. Les traits de Gunvor se détendirent et la Viking caressa la tête de la petite qui gémit encore. Elle avait faim. La vieille nourrice sourit, pointa du doigt l'enfant de Talitha puis indiqua le sol, tout en articulant :

— Elle reste. Elle reste ici.

Puis elle agita le guttus :

— Je vais donner à manger à Livia. Li-via... répéta-t-elle en montrant cette fois l'Égyptienne du doigt. Toi, donne à manger à ta fille, fit-elle en montrant la poitrine de Talitha.

Les deux femmes s'assirent sur des coussins larges et emplis de plumes qui se trouvaient près de la bibliothèque. Après avoir nourri son enfant, Talitha voulut prendre Livia dans ses bras. Gunvor indiqua qu'elle pouvait elle-même prendre le bébé de la jeune femme, mais cette dernière secoua la tête. Elle pouvait porter deux bébés, voyons !

Mises face à face, les deux fillettes rassasiées s'observèrent et se mirent à pousser de petits piaillements, agitant leurs menottes et battant les jambes. La fille de Talitha, bien plus jeune, semblait répondre aux cris joyeux de Livia. La Viking et l'Araméenne partagèrent alors un moment de tendresse, ravies. Elles s'abîmèrent dans la contemplation des deux enfants et Gunvor parvint enfin à obtenir le droit de prendre avec elle la petite Judéenne, se demandant comment l'appeler, en attendant que sa mère lui trouve un nom. Talitha trouvait rassurante la présence de la nourrice, aussi rassurante et sûre que celle d'une grand-mère.

— Gunna ?

La Judéenne ne comprit pas vraiment pourquoi la Viking sursauta si violemment au retour de cet étrange centurion romain, mais elle se tendit et couva son bébé – qui se trouvait toujours entre les mains de Gunvor – d'un regard anxieux. Lucius vit que sa nouvelle esclave tenait Livia. La petite, d'ailleurs, reconnut l'officier et lança un petit babillement ravi.

— Oui, Livia, c'est moi, répondit Lucius sans hésiter. Je m'occuperai de toi dès que possible. Tab, tebu lek, Talitha (1), dit-il à l'adresse de la jeune fille. Gunvor, j'ai besoin de toi pour soigner Ancastos, il est au plus mal. Il me... il me craint trop, et aucun esclave ne s'est présenté à mon appel ! Où sont-ils tous ?! Sont-ils devenus sourds ?

— Non, maître, murmura la Viking en rendant sa petite à Talitha. Reste là, mon enfant, je reviens, articula-t-elle lentement en latin.

— Ils étaient encore là, il y a à peine...

Gunna avança sans un bruit avec son maître vers les alae, qu'ils traversèrent pour ensuite emprunter une postica, sorte de petite porte qui menait vers ce que l'on surnommait pompeusement servorum cubiculae, les « chambres des esclaves », qui ne possédaient pas de fenêtres car elles se trouvaient sous le niveau du sol. Effectivement, constata la vieille nourrice : nulle âme ne se trouvait présente. Tout était sombre, humide et silencieux. Lucius hésita quelques secondes et retrouva la porte de la cellule d'Ancastos. Chaque minuscule chambre était dotée de paille, souvent moisie, d'une couverture mitée, d'un broc en terre cuite, d'une calebasse et de chaînes accrochées au mur. Ancastos était allongé, en chien de fusil, sur sa paillasse. Une silhouette maigre était penchée sur lui : Gunvor reconnut Kahina, qui tremblait de peur. Lucius resta interdit : il avait été fâché de l'absence des esclaves, mais réalisa en croisant le regard de la Numide que ses serviteurs ressentaient envers lui la terreur la plus abjecte... et que se présenter devant lui leur avait auparavant valu de grands sévices. Kahina pleurait, frissonnait, mais elle ne fuit pas. La Viking la rejoignit et la prit doucement entre ses bras, s'agenouillant à son tour près du vieux Gaulois frappé d'une hémiparalysie faciale.

— Ne t'inquiète pas, ma belle, ne t'inquiète pas... murmura la vieille femme à sa compagne. Tout va s'arranger, je te le promets. Tout va s'arranger...

*

(1) C'est bien, merci, Talitha. NdT

*

Merci pour votre lecture (même si vous êtes vraiment trèèèèès peu à lire cette fiction, je suis contente qu'elle plaise à ceux qui sont ici ;-)). 

J'espère que la suite vous plaira !

Sea

:-*

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top