4 - Ana Lucius Lucca
Lucius et Gunvor descendirent au village sans que Halthor doive les accompagner. Le centurion avait demandé en toute franchise à sa nourrice la raison pour laquelle elle était si effrayée de voir son rejeton les suivre et la malheureuse femme avait avoué, étouffant un sanglot :
— Maître... tu vas le revendre...
Lucca avait sursauté : il n'avait pas songé une minute à cette éventualité et avait plutôt imaginé que le garçon pouvait les aider à porter quelques emplettes. Le Romain déglutit et observa longuement sa nourrice, que ce regard sombre fit se tortiller sur place.
— Non. Ça n'était pas mon intention, tu t'es trompée. Cependant...
Il y eut un silence, cruel pour Gunvor.
— Cependant l'enfant peut rester ici si tel est ton désir. Demande à Ancastos de lui apprendre le latin. S'il te plaît, ajouta le centurion après un temps d'hésitation.
Cette simple demande fit bondir de joie le cœur de la nourrice ! Par tous les dieux ! Si Halthor se voyait enseigner le latin, c'est que le maître souhaitait le garder encore longtemps !
— Monte dans la raeda, je vais faire courir mon cheval pour le défouler.
Monte dans la raeda. Cette phrase résonna dans sa tête comme les tambours le jour des Feraliae. Pourquoi le maître faisait-il mine d'être si bon ? Quel jeu jouait-il ? Se pouvait-il qu'il s'agisse d'un pari avec l'un de ses co-officiers ? Ou tentait-il simplement d'endormir la méfiance de la nourrice pour lui jouer un de ses tours pervers ? Gunvor et Lucius se retrouvèrent néanmoins non loin du marché aux esclaves. Il faisait chaud, la foule était dense et les vendeurs – ambulants ou non – clamaient aux badauds combien grande était la valeur de leur marchandise. Lucca et sa nourrice parvinrent sans peine jusqu'aux tréteaux où les esclavagistes exposaient, sur des planches branlantes, leur marchandise. La Viking détestait ces affreuses planches où les hommes et les femmes devenaient des objets, des choses. Ils étaient maigres à faire peur, pour la plupart, et les marchands avaient l'habitude de les maquiller avant de les présenter. Lucius demanda à un petit esclave très vif, qui officiait pour l'un des marchands, de lui amener son maître. À l'ombre d'un cèdre, le marchand bedonnant et débonnaire rejoignit le centurion. Le poisson était riche, influent. Dangereux, aussi. Le marchand, un Grec, connaissait bien les Lucius Lucca. Des hommes violents, qui abîmaient rapidement la marchandise. Il ne restait que le fils, mais il était connu pour avoir déjà tué certains de ses esclaves sous le fouet.
— Une mère ?! Mais par Hadès...
— Pas de ça, claqua sèchement Lucca. Je sais qu'elles ne valent pas très cher. Si tu as une mère et son bébé, je te les prends.
— Une...
Le Grec préféra se taire sous l'œillade féroce du Romain. Il avait beau avoir le statut de marchand, si Lucius souhaitait le faire arrêter, il le pouvait.
— Moi, j'ai pas ça. Mais si tu remontes un peu la rue, seigneur, je crois que tu pourras trouver ton bonheur chez Gordios, le Phrygien. Il a une jeunesse juive, une vraie beauté ! Et on a tous entendu ses vagissements la nuit dernière. Si elle a survécu – et je le crois bien, car Gordios était de bonne humeur – tu devrais avoir un bébé d'un jour et sa mère chez lui.
Le Grec, servile, s'inclina tout en tendant la main. Lucius cracha à ses pieds et l'évita, refusant de lui remettre la moindre obole.
— Ôte-la, avant que je ne te la coupe.
Le bonhomme se retira précipitamment, le cœur empli de fiel.
Gordios accueillit avec un certain soulagement le Romain et sa demande. Un nourrisson était une charge supplémentaire et il avait projeté de s'en débarrasser le lendemain, avant de repartir vers le sud. Lorsque Lucca lui proposa de payer pour la mère et l'enfant, une esclave judéenne maigre et terrifiée et sa fillette, Gordios loua Cybèle et vendit ses deux marchandises pour presque rien. La Judéenne, qui ne parlait pas latin, serrait contre elle le nourrisson et tremblait qu'on le lui arrache, mais lorsque Lucius fit ôter ses chaînes puis passa une cape autour de ses épaules nues et frissonnantes, elle comprit que, pour l'heure, sa fille restait avec elle. Elle ne put cependant suivre de gaité de cœur le centurion au regard dur, sentant encore sur son cou et ses chevilles la morsure du fer. Ce dernier lui tendit la main, au risque de perdre la face dans ce marché bondé et murmura :
— Aet qarbat.
Ce qui signifiait « Viens » en araméen. La jeune femme, qui n'avait pas seize ans, fut mue par un élan de confiance en entendant ce soldat Romain, un envahisseur auquel elle devait tous ses malheurs, parler sa langue. Enfin, elle comprenait quelqu'un.
— Crois-tu qu'elle donne du lait, Gunna ? s'inquiéta Lucius une fois qu'ils eurent tous pris place dans la raeda, l'étalon suivant derrière.
— Pourquoi l'aurais-tu achetée, sinon, maître ? s'étonna vivement Gunvor. Je veux dire... bafouilla-t-elle en réalisant qu'elle pouvait mettre la jeune fille dans une terrible situation par ces mots. Elle... bien sûr qu'elle donne du lait, maître.
— Elle pourra donner pour deux ?
— Oui, maître, bien sûr, confirma la Viking d'un ton plus doux.
Les yeux agrandis par la peur, la Judéenne suivait leur échange avec une inquiétude grandissante. Lucca décida de ne pas l'effaroucher :
— Mah lak ?
— Meiynaa, mentit la jeune fille.
— Ana Lucius Lucca.
Il y eut une pause, suite à quoi l'esclave finit par bredouiller, serrant le bébé contre son sein :
— A... ana Talitha.
Lucca fronça les sourcils, ce qui fit instantanément monter les larmes aux yeux de la pauvre prisonnière. « Talitha » signifiait « petite fille » en araméen, et il fallut quelques secondes à Lucius pour réaliser qu'il s'agissait également d'un prénom.
— Ah, vé talya ? demanda le centurion en montrant du geste le bébé.
Ce dernier, voyant la grande main de Lucius passer au-dessus de lui, poussa un petit cri et ouvrit des yeux immenses. Cette fillette, songea Gunvor, vivrait sans doute si le centurion lui laissait sa chance.
— A... ana... ana lo kodano... murmura Talitha en baissant les yeux, les larmes coulant encore.
— Pourquoi... pourquoi pleure-t-elle ? osa demander Gunvor, dont le cœur se serrait.
— Elle s'appelle Talitha. Je lui ai demandé comment s'appelait sa fille et elle m'a répondu qu'elle l'ignorait.
— Pourquoi ?
— Qu'en saurais-je ? Suis-je un Juif ?
Un millier de répliques monta aux lèvres de la Viking, mais elle sut se contenir. Le maître avait voyagé, conquis, soumis, et il ne savait qu'échanger quelques phrases dans la langue du pays qu'il avait envahi. Un haut citoyen de l'Empereur aurait dû, pensa la vieille nourrice, connaître davantage de détails sur les Juifs et leur façon de nommer les enfants.
— Tu vas lui montrer la chambre de Livia. Je veux qu'elle s'y installe avec son enfant. Je veux qu'elle soit bien traitée.
— Oui, maître, acquiesça Gunvor.
— Crois-tu que son lait soit bon ?
La Viking ne put cette fois retenir une expression exaspérée. Elle surprit trop tard l'œillade de son maître.
— Mes questions t'assomment-elles ? grinça le centurion.
— N... non, maître, elles sont seulement...
— Dis-moi ! Ou je...
Lucius se mordit les lèvres et serra les poings, ce qui terrorisa visiblement Talitha, mais il plongea son regard dans celui de Gunvor :
— Je ne vais pas menacer Halthor. Tu sais que je le pourrai, mais je ne le ferai pas. En revanche, je veux que tu me dises le fond de ta pensée.
La vieille nourrice ne le pouvait pas. Pas avec l'enfant qu'elle avait adopté dans la balance : Lucca avait tout pouvoir.
— Je ne ferai pas de mal à ton fils, Gunna. Quoi que tu dises. Je ne le vendrai pas. Dis-moi, s'il te plaît. Dis-moi ce que tu penses.
Un sanglot monta brusquement dans la poitrine de Gunvor. Son fils. Il avait nommé Halthor son fils.
— Mammamilla...
— Maître... craqua la vieille femme. Maître, cette petite... elle pourrait être ma fille... et elle a vécu sans doute bon nombre d'horreurs, depuis la Palestine. Et tout ce que tu demandes c'est si elle sera une bonne... une bonne laitière ! éclata-t-elle, plein de colère.
Talitha se replia dans un coin de la raeda, de plus en plus affolée. Lucius, stupéfait, écarquilla les yeux.
— Eh bien, oui, c'est mon droit. Je l'ai achetée pour ça, ajouta-t-il, comme pour convaincre la nourrice de sa bonne foi. Je peux tout de même me demander si...
— Tu as demandé au vieil Ancastos ce que tu devais faire pour te faire pardonner.
— Oui, c'est vrai.
— Alors... si j'ai le droit de te dire ce que je pense...
— C'est tout aussi vrai.
— Ne traite pas tes nouveaux esclaves comme tu as traité le vieil Ancastos. Ton enfant a besoin de lait et d'une nourrice, oui, mais cette fille et sa petite ont besoin de soins. Si tu veux qu'elle donne du bon lait, tu devras la soigner. Et si tu veux savoir comment te faire pardonner du vieil Ancastos, traite-la, elle et son bébé, comme des citoyens de l'Empereur, pas comme des outils dont tu peux disposer à ta guise.
Il y eut un autre silence. Très long, celui-là. On entendait seulement les roues dans le sable et le martèlement des sabots contre le chemin. Le cocher ne bougeait pas plus qu'une pierre, tentant de se faire oublier. Gunvor, réalisant petit à petit l'ampleur de ses paroles, finit par gémir :
— Oh, maître... pardon... pardonne-moi... c'est un esprit malin qui a dû s'emparer de moi... Je... je ne voulais pas te manquer de respect, maître... pardonne-moi.
— Non. Tu as raison.
Lucius observa ses pieds, les mains croisées sur ses genoux, et soupira :
— C'est bien. Tu dois me parler ainsi. Et tu as raison. Je vais suivre tes conseils.
Lorsqu'ils arrivèrent à la villa, Gunvor croisa le regard d'une esclave numide. La femme fit une grimace explicite et la nourrice se hâta de la rejoindre, laissant la Judéenne seule avec Lucius.
— Qu'y a-t-il, Kahina ?
— Gunvor, c'est le vieil Ancastos... fit Kahina en baissant les yeux et en se tordant les mains.
— Quoi, le vieil Ancastos ? Qu'y a-t-il ? Ne me dis pas qu'il s'est enfui ! Le maître entrera dans une fureur indes...
— Non... coupa la Numide en laissant des larmes déborder. Il est tombé dans l'atrium, peu après votre départ. Il est... il est dans sa cabane... avec Halthor... mais il a très mal à la tête. Et son visage... la moitié de son visage... elle est comme morte ! Comme morte, Gunvor !
*
Merci beaucoup aux quelques personnes qui prennent le temps de lire cette histoire, et merci encore à celles qui prennent le temps de laisser un commentaire ! <3
J'espère que ça vous plaît toujours ;-)
A bientôt,
Sea
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