26 - A millstone should be hanged about his neck
Lucius serra les dents et retint des paroles qui eussent été assurément fort désagréables. Pour détourner la colère de Samuel, il leva le menton en direction de la porte que ce dernier avait refermée avec précautions :
— Enheduanna est à nouveau malade ?
— Lucius, tu as beau être Romain, ne me fais pas croire que tu es si stupide !
— Qu'ai-je encore fait ?!
— C'est à moi que tu le demandes ?
— Eh bien, oui, puisque nous nous étions quittés en bons termes hier. Je ne vois pas ce que j'ai pu te faire de mal.
Binyamin le dévisagea comme s'il lui était poussé une corne entre les yeux, ce qui avait le don d'irriter le centurion.
— Pas à moi, Lucius, à tes serviteurs.
— Je n'ai rien fait de mal à mes serviteurs !
— Alors tu voudras m'expliquer pourquoi Ciaran a demandé à Dagana de rentrer immédiatement aux champs, à Kahina de rester loin de toi et pourquoi il m'a demandé de l'aider à soigner les malheureux que tu as achetés hier plutôt que d'aller te voir, toi.
Le Romain grinça des dents. Ciaran s'arrangeait toujours pour lui donner le mauvais rôle.
— Et pourquoi, par la lance brisée de Mars ?! s'emporta-t-il. Je n'ai rien fait de mal à Ciaran, tout au plus lui ai-je parlé sèchement quand...
Il se mordit les lèvres. Si Samuel le rabrouait à cause du meurtre du Germain, ce qui était sans nul doute le cas, il allait vite comprendre !
— ... quand ? insista le Judéen d'une voix radoucie.
— Quand nous nous sommes arrêtés à l'auberge.
— Il m'a dit que tu avais tué un homme.
— Cet homme méritait de mourir.
Binyamin secoua la tête et marmonna dans sa barbe des paroles que Lucius ne comprit pas, ce qui irrita ce dernier.
— Tu en oublies ton latin ?
L'homme éluda la question :
— Je pense que je n'ai plus rien à faire dans ta demeure. Je croyais que tu étais différent et je me suis trompé, Lucius. Si tout cela n'était qu'un caprice éphémère, sache que tu as plus grandement péché d'avoir donné de l'espoir à tes esclaves que si tu n'avais pas changé tes habitudes.
— J'ai parlé froidement à Ciaran parce que j'étais furieux ! Tu peux tout de même le comprendre.
— Oui, je le peux. Adonaï est un dieu lent à la colère, mais dont la fureur est indescriptible.
— Ah ! Donc...
— Tu n'es pas Dieu, Lucius !
— Tu ne me laisses même pas le droit de m'expliquer !
— As-tu assassiné un homme ?
— Oui, mais...
— Cela me suffit, déclara le Judéen en levant les mains vers le ciel. Libère-moi de ma besogne.
Sans attendre de réponse, il se dirigea vers la petite maison de terre où il avait élu domicile et convoyé ses parchemins. Le centurion sentit que son ami était tout à fait sérieux dans sa volonté de le quitter et il lui courut après, malgré le pagne qui manquait de glisser de ses hanches.
— Talitha n'a pas fini d'apprendre le latin ! argua-t-il. Elle compte sur toi !
— Alors donne-les-moi, elle et sa fille. Je prendrai soin d'elles.
— Mais je l'ai achetée pour qu'elle nourrisse Livia ! Et Talitha est très attachée aux autres.
Le militaire tendit le bras pour empêcher Samuel d'ouvrir la petite porte en bois qui menait dans sa demeure modeste.
— J'ai cru, en entrant à ton service, que tu étais un peu différent, mais je ne peux risquer ma vie entre les mains d'un tueur qui joue avec la vie des étrangers. Qui suis-je pour toi ? Personne. Si tu décidais de me jeter sous les sabots de ton cheval, aucun juge, aucune cour n'accepterait de prendre ma défense, encore moins posthume ! Allons, écarte-toi, fléau et va passer une tunique !
Il donna une tape sur le coude de Lucius qui se plia et permit le passage du Judéen. Le Romain réfléchissait à toute vitesse pour trouver une solution et pour obliger ce savant têtu à écouter sa plaidoirie. Il se souvint d'un texte qu'il avait lu peu avant son départ forcé de la colonie que son empereur avait renommée « Palestina », une traduction latine de la Torah qui reprenait l'histoire de l'un des patriarches. Il resta sur le pas de la porte, devant se plier en deux pour observer le Judéen qui essayait de rassembler les documents et affaires qui lui semblaient les plus précieux – il n'avait fallu qu'un ou deux jours à Binyamin pour reconstituer l'impossible capharnaüm dans lequel il semblait heureux de vivre et qui donnait mal à la tête à son hôte.
— Veux-tu bien t'écarter de la porte, Lucius ? Tu me caches le soleil, je n'y vois rien !
— Toi qui me parlais de juge il y a un instant, penses-tu que tu sois meilleur juge que ton dieu ? lança le centurion en priant intérieurement pour ne pas se tromper dans ce qu'il allait dire.
Les yeux bruns du Judéen se reportèrent sur lui :
— Quelle sottise vas-tu encore...
— Dans votre livre sacré, je sais qu'il y a une histoire sur un homme qui a parlé à votre dieu, votre unus deus(1), alors que ce dernier voulait détruire toute une ville !
Samuel leva les yeux au ciel, marmonna une prière en araméen et fit mine de se replonger dans les ouvrages répartis autour de lui, ignorant Lucius.
— Je suis certain que c'était le dieu des juifs. L'homme s'appelait... attends...
Sous l'œillade sévère et sombre de son ami, le jeune homme crut être retourné sur les bancs de l'école, où son précepteur lui avait plus d'une fois donné des coups de baguettes pour avoir oublié de faire une traduction ou pour n'avoir pas appris une leçon primordiale.
— ... Abramus ? tenta le Romain, presque timidement.
— Avraham, corrigea aussitôt le Judéen qui ne vit pas le petit sourire de son hôte, faisant mine de se concentrer sur la lecture d'un texte grec.
— Oui, c'est ça. J'ai lu cette histoire où Abraham...
— Avraham. Ce besoin chez vous de toujours modifier les noms propres, c'est insensé ! Où en étais-je...
— Bon, ton Avraham avait reçu la visite de quatre personnes qui étaient envoyées par ton dieu...
Binyamin poussa un soupir théâtral mais ne reprit pas le centurion sur ce point de théologie.
— ... et ils sont allés dans une de ces villes de sauvages, où les hommes se vautraient dans la faute.
— ... probablement Lucca ou Rome, marmonna Samuel en tournant le dos à Lucius.
— Absolument pas ! C'étaient des villes de chez toi (2) !
— De chez toi, plutôt, puisque vous nous avez tout volé (3) ! rétorqua le Judéen avec un mélange d'amertume et de dérision.
— Tu vas me laisser finir mon histoire ? réclama le Romain en se félicitant intérieurement d'avoir fait appel à la religion pour retenir l'attention de son ami. Bien : Ab... Avraham apprend que les voyageurs se sont fait agresser par les habitants de la ville de sauvages (4) et ton dieu décide de raser la ville.
Samuel se retint de préciser que Dieu souhaitait faire pleuvoir le feu et le souffre sur Sodome et Gomorrhe et il laissa Lucius poursuivre en masquant son amusement.
— Alors dis-moi, toi qui connaît cette histoire mieux que moi, si ce n'est pas vrai que Abraham... Avraham lui-même – qui me semble être un demi-dieu pour vous autres – n'a pas décidé de négocier avec son dieu pendant plusieurs jours en lui faisant promettre que la ville ne serait pas détruite s'il y avait cinquante justes, puis en le lui faisant promettre pour quarante justes, puis pour trente, puis pour vingt et enfin il fait même promettre au dieu de ne pas détruire la ville s'il y a seulement dix justes ! Et non seulement le dieu... ton dieu accepte de négocier avec Avraham mais en plus, il accepte les termes du contrat et accepte de ne pas détruire la ville s'il ne trouve que dix justes (5) !
— Et toi, alors, rabbouni (6), dans cette allégorie si bien narrée, qui es-tu ? Avraham ou Adonaï (7) ?
Rassuré de voir qu'il ne s'était pas – ou si peu ! – trompé dans sa narration biblique, Lucius lâcha avec un naturel propre aux hommes de son peuple :
— Moi, je suis la ville !
Samuel s'étrangla et dut tourner le dos à l'intrépide centurion pour tenter de dissimuler son sourire, puis son rire. Le jeune homme, cependant, resta coi et oscilla d'une jambe à l'autre, perdu. Il pensait que Binyamin s'était retourné pour cacher ou sa colère, ou son chagrin. Il ne fut qu'à demi-rassuré en entendant le fou-rire que le Judéen n'arrivait plus à masquer. Étouffant à demi, ce dernier finit par faire face au militaire en s'essuyant les yeux.
— Si seulement Ruth pouvait t'entendre, mon garçon ! Et toi qui avais l'air si affirmé en disant cela ! « Moi, je suis la ville » ! répéta-t-il en prenant l'air martial naturel du maître des lieux.
Il partit à nouveau dans un long fou-rire.
— Ah ! Romain faiseur de veuves ! Je n'avais pas tant ri depuis que ma Ruth m'a quitté et que ton engeance m'a arraché de ma terre ! Allons, explique-moi ton charabia, car je ne suis pas si savant que tu as l'air de le croire ! fit-il en s'asseyant sur un pouf oriental aux couleurs passées en faisant s'envoler des bouts de parchemins autour de lui.
Un tantinet vexé, le patricien choisit de s'asseoir sur son ego et de profiter du sursis que le Judéen venait de lui accorder.
— Même ton dieu a accepté de négocier avec un homme, il a accepté de ne pas détruire une ville, sans doute abritant des milliers d'habitants, s'il n'y avait que dix hommes justes dans cette ville. Donc toi, qui n'es qu'un homme, tu ne peux pas dire que tu es meilleur que ton dieu et me tourner le dos sans avoir vérifié que je n'avais pas une infime partie de moi qui soit bonne.
Samuel ouvrit la bouche pour répondre mais aucun son ne sortit de sa bouche et il hocha lentement la tête, son regard pétillant dévisageant Lucius comme s'il le voyait pour la première fois. Ce dernier s'assit sur le sol.
— J'ai au moins le droit de te dire pourquoi j'ai tué cet homme, Samuel. Tu pourras me juger et me quitter ensuite.
Un voile de tristesse remplaça le sourire du Juif quand il s'entendit rappeler le crime commis.
— Samuel, même Dieu a accepté d'épargner une cité si une infime proportion de ses habitants était bonne.
— Sais-tu ce que le Seigneur a conclu, après avoir sondé les cœurs et les reins des gens de Sodome et Gomorrhe ?
Un silence de plomb tomba entre les deux hommes. Lucius baissa la tête :
— Je pensais juste que tu accepterais de m'écouter comme ton dieu a écouté ton ancêtre.
— Eh bien, parle donc...
La tâche d'expliquer son acte sembla alors impossible au Romain qui observait ses pieds nus. Il finit par déclarer :
— Je m'étais attardé parce que j'avais vu cet homme qui nous a attaqués, toi, Sargon, Enheduanna et moi, sur la route de la villa, le jour où je t'ai rencontré. Il était sur une estrade d'un marchand d'esclave et je savais que si je ne le prenais pas avec moi ce soir-là, il mourrait ou serait vendu pour un divertissement cruel.
— Oui, il s'appelle Lykos.
— Vraiment ? Il t'a dit ça ?
— Oui, je lui ai redonné un peu de résine de pavot. Il souffre terriblement. Pourquoi l'as-tu acheté ?
— Cet homme me hait, je ne sais pas pourquoi. Je sais tout le mal que j'ai fait dans ma vie, c'est ma malédiction, avoua Lucius en priant pour que le Judéen ne lui pose pas davantage de questions, mais lui, je ne m'en souviens pas.
— Il te confond peut-être avec ton père ?
— Je ne sais pas. Ou peut-être que je me trompe et que c'est moi qui l'ai oublié. Je voulais savoir qu'il était. Pourquoi il me haïssait.
— Tu aurais pu te contenter de le lui demander alors qu'il était sur l'estrade.
Ce disant, Samuel tendit le bras, saisit un lourd manteau en laine posé près de la table en bois qui lui servait de bureau d'étude et la jeta en direction du patricien qui s'en recouvrit.
— Je ne pense pas qu'il m'aurait répondu. Et puis, j'avais peur qu'il meure. S'il est retombé sur un marchand d'esclave, c'est en partie de ma faute, puisque c'est moi qui l'ai si gravement blessé.
— Certes, mais tu ne l'as pas tué, tu te défendais légitimement.
Lucius voulut rappeler à son ami qu'un citoyen d'empire avait le droit de vie et de mort sur un agresseur qui n'était pas citoyen mais il retint ses paroles.
— C'est toi qui as retenu ma main, rappela-t-il cependant. Sans toi, je l'aurais tué.
— C'est vrai, mais tu n'étais pas obligé de m'écouter.
— Je ne saurais pas te dire pourquoi je l'ai acheté. Je veux... je ne veux pas qu'on puisse m'accuser de l'avoir abandonné. D'être responsable de ses souffrances. Même en partie.
Binyamin fut surpris d'entendre ces paroles mais il ne les releva pas.
— Pour l'homme que j'ai assassiné, hier dans la nuit, c'est différent, reprit le centurion en baissant la tête.
Son regard s'assombrit.
— Tu as le droit de ne pas me comprendre, Samuel, mais... quand j'étais centurion, j'ai fait beaucoup de mal. J'étais extrêmement cruel et je permettais à mes soldats de commettre des exactions dans les colonies où nous étions stationnés. Les cruautés que je ne me permettais pas, par dégoût ou par manque d'envie, j'allais parfois jusqu'à les encourager chez mes hommes. C'est pour ça que je suis maudit.
À nouveau, Samuel tiqua mais ne releva pas. Il avait compris qu'il fallait laisser son hôte suivre le cours de sa pensée.
— Je ne violais pas, moi, ajouta le militaire sans relever la tête. Je pensais que je pouvais séduire et que c'était en-dessous de moi de violer, mais je ne l'ai jamais interdit à mes hommes. Au contraire.
Il joignit les mains, des frissons lui parcourant la peau. Il avait froid. Sa marque, sur le biceps, recommençait à le faire souffrir.
— Maintenant... maintenant je sais à quel point ce que j'ai fait et laissé faire est ignoble. Alors quand j'ai vu cet homme entrer...
— Quel homme, Lucius ? Lykos ? Le galérien ?
— Non ! Non, pardon, je me suis égaré : nous avons dû dormir à l'auberge, celle qui est sur la route, en venant ici. J'ai installé les esclaves dans une stalle et j'ai pris avec moi le vieillard paralytique, parce qu'il me semblait trop vieux et trop faible pour rester en bas avec les autres. Dans ma chambre, il y avait un très jeune esclave, un petit garçon...
Ses mains se mirent à trembler, à la fois de froid et de rage.
— Il était en train de s'occuper du feu, je crois. Cet étranger... un Germain... l'homme que j'ai tué, lâcha le centurion, est entré peu après, sans prévenir, dans ma chambre pour me réclamer l'enfant. Il voulait le violer. C'est à ça que servait l'enfant, dans cette auberge.
Un lourd et long silence s'établit dans la petite bicoque de terre. Lucius entendait le bourdonnement du sang qui coulait dans ses veines entre ses oreilles, il avait de plus en plus froid et sa marque, ce petit P cerclé d'arabesque le brûlait comme s'il avait été fait de flammes. Une poule curieuse finit par passer la tête par la porte ouverte en caquetant timidement. Elle entra et gratta le sol en terre battue, piquant les parchemins qui jonchaient le sol.
— Tu ne dis rien ? Tu es d'habitude plus bavard, murmura Lucius en gardant le regard rivé sur le volatile qui s'enhardissait.
— Tu as tué cet étranger à cause de l'enfant ?
— Oui. J'ai vu rouge. J'ai saisi ce... j'ai saisi cet homme et je l'ai emmené jusqu'à la stalle où Maleficus se trouvait. J'ai ordonné à Maleficus de le tuer. Je l'ai tué, c'est vrai.
— Est-ce qu'aujourd'hui, en ayant laissé passer du temps, tu le tuerais à nouveau ? questionna Samuel qui ne masquait pas son émotion.
— Je crois bien que oui. J'ai eu des soldats comme lui. Ils ne changent jamais. Ils continuent. Ils ne pensent jamais qu'ils sont en tort. Ils sont impardonnables. Et jusqu'à aujourd'hui, je n'ai jamais vu aucun dieu faire justice à leurs victimes.
Binyamin prit une longue inspiration et se releva. Le centurion l'imita, gardant les yeux sur la petite poule rousse qui s'approchait d'une petite amphore d'huile d'olive sur laquelle elle donna quelques coups de bec.
— Arrête mes paroles si je me trompe, mon jeune ami, fit le Judéen en faisant un pas vers le soldat, je crois que tu as à la fois voulu protéger la victime de son bourreau et aussi lui infliger une punition que tu penses devoir mériter.
— J'ai essayé, pourtant !
Le centurion avait relevé la tête brutalement, les yeux remplis de larmes. Samuel se dit que jamais il n'avait vu tant de remords et de chagrin dans un seul être.
— J'ai essayé de me punir, Samuel Binyamin. Je te le jure, j'ai essayé de me tuer. Je sais que je ne mérite pas de vivre. Alors quand j'ai vu cet homme je...
Il s'accroupit et plongea le visage entre ses mains. C'était si facile d'oublier et de se concentrer sur le sourire de Livia, sur la réparation de ses anciennes fautes auprès de ses esclaves. Sur la protection de son domaine et de ses habitants. Mais en une fraction de seconde, il était remis face à ses nombreuses fautes et à l'impossibilité de les effacer.
— Lucius, je ne dis pas que tu as bien agi. Je pense que je comprends mieux, à présent. Je pense aussi qu'un homme comme Ciaran a besoin de connaître la vérité, parce qu'il n'a vu que ta fureur et le meurtre horrible de cet homme.
— Qu'est-ce que tu aurais fait, toi ?
La question saisit Samuel. Il garda le silence un moment puis posa la main sur le bras du centurion, là où se trouvait sa marque. Le jeune homme sentit un froid glacial remplacer la brûlure atroce et un calme relatif remplaça la tempête de douleur qui l'agitait.
— Je ne peux pas répondre à cette question. Je suis loin d'être un saint et... oui, ayant ton pouvoir et ta force... oui, j'aurais pu moi aussi faire beaucoup de mal à cet homme répugnant.
— Tu ne l'aurais pas tué, toi.
— Un rabbin a déclaré que celui qui scandalise ainsi un petit aurait meilleur jeu de s'attacher une meule à grain autour du cou, une de ces meules qui ne tournent que par la force des ânes, et de se jeter avec dans la mer (8), déclara Binyamin.
L'air surpris de Lucius l'intrigua, mais il ne posa pas de question.
— Parle à Ciaran. Il est effrayé et il a peur pour son enfant, parce qu'il croit que ta bonté depuis ton retour d'Israël n'était qu'une pantomime. Il croit que tu vas à nouveau les torturer. Ciaran se rangera très certainement à ton côté.
La poule picora un orteil du centurion qui dépassait de sous le grand manteau de laine.
— Il faut aussi que tu rassures Kahina, ajouta le Judéen, plus grave. Enheduanna a été foudroyée par la douleur en apprenant que tu avais tué parce qu'elle aussi croit que tu vas à nouveau t'amuser à les tourmenter, mais Kahina rassemble déjà ses affaires dans le but de faire une demande pour partir aux champs. Tu dois aussi la vérité à Ancastos.
L'énumération de ces noms sonnait comme une litanie qui alourdissait davantage l'âme du Romain. Il déglutit :
— Avant tout, si tu acceptes de rester encore un peu à la villa, j'ai besoin de ton art pour l'enfant dont je t'ai parlé.
— C'est le petit qui se trouvait dans tes bras ?
— Oui, je l'ai amené immédiatement aux thermes, avec Ma... avec Gunvor. Elle est toujours avec lui. Je lui ai dit, pour l'homme. L'enfant est couvert de blessures et j'aimerais aussi qu'il puisse avoir de ces plantes qui calment. Ta racine qui sent horriblement mauvais, par exemple.
Samuel pouffa et hocha la tête.
— La valériane ? Oui, c'est une bonne idée. Je pense qu'il faudra que je rassemble une petite troupe pour aller en déterrer, parce que les hommes et femmes que tu viens d'acheter m'ont l'air très effarouchés. Ils en auraient grand besoin.
— L'enfant en a besoin avant eux. Ah, et j'ai oublié de te dire : as-tu des huiles contre la vermine ? Il a le cuir chevelu couvert de poux.
Binyamin bondit et s'écarta de Lucius :
— Vade retro ! lança-t-il avec véhémence. Que ne me l'as-tu pas dit dès le départ ! Et tu oses entrer sous mon misérable toit alors que tu dois être infesté toi-même ! Sors vite d'ici ! Sors donc !
Il chassa, l'air épouvanté, le centurion mais une fois que ce dernier fut dehors, au soleil, il lui lança :
— Je rassemble tout cela. Toi, va voir Ciaran. Il a accompagné ce jeune garçon à la peau noire aux écuries. Il doit y être encore. Je viendrai t'y chercher une fois mes mixtures et potions rassemblées. Du vent, soldat !
*
Punaise je n'avais pas réalisé que les notes étaient si longues (d'ailleurs en faisant mes recherches j'ai même découvert des trucs, voyez-vous ^^).
Bref : la suite est là, comme d'hab, c'est une fiction "lente"... mais mille mercis à celles qui ont voté / commenté <3
A très vite,
Sea
*
(1) Litt. « dieu unique ». Les Juifs se sont singularisés très tôt par l'unicité de leur dieu, unicité exigée selon le canon de la Torah par Dieu auprès d'Abraham – lequel serait issu de l'actuel Irak où on observait le culte de divinités multiples. En Eurasie, observer un culte monothéiste à l'époque supposée de l'existence d'Abraham, était exceptionnel.
(2) Sodome et Gomorrhe, auxquelles il est fait allusion, se situaient près de la Mer Morte, dont les rives est et ouest sont séparées aujourd'hui entre le Royaume de Jordanie et Israël.
(3) Malgré le fait que je mentionne la « Palestine » à plusieurs reprises dans cette fiction, il s'agit d'un anachronisme dont je m'excuse aujourd'hui. Les Romains ont en réalité incorporé la Judée à Syria Palaestina (litt. « Syrie palestinienne ») et entamé les répressions les plus dures au milieu du IIème siècle après Jésus-Christ, sous le règne d'Hadrien. Le but premier en donnant en particulier le nom de « Palaestina » à la Judée était de supprimer l'identité juive et de permettre les répressions et la déportation des judéens dans tout l'Empire Romain. À l'époque, le choix du nom « Palestina » était extrêmement ironique (et injurieux) car il s'agissait du nom d'un royaume disparu depuis déjà 600 ans et qui avait été à de nombreuses reprises en guerre contre le royaume d'Israël (les fameux « Philistins », dont Goliath a fait partie et sur qui Samson a fait tomber des colonnes : un peu comme si des colons débarquaient aujourd'hui au Pakistan et le renommaient « l'Inde de l'Ouest » car comme tous les colons, les Romains aimaient bien changer les noms et effacer l'Histoire de leurs malheureuses colonies). À l'époque du récit Tenebris, les Philistins n'existent donc plus depuis un demi-millénaire et le terme « Palestine » n'est pas encore employé ; les Romains, malgré de nombreuses répressions sanglantes – cf. Massada, où notre Lucius était posté et qui comporte une anecdote historique très intéressante – nomment encore la Terre d'Israël, « Province de Judée ». À noter malgré tout que la destruction du Second Temple par les Romains, dont Samuel parle au début de sa rencontre avec Lucius, a lieu en 70 après J.-C., quatre ans après l'énorme révolte des Judéens contre les colons romains et près de cent ans avant les répressions d'Hadrien et l'usage du nom « Palestine ». À noter que le Mur des Lamentations actuel est un vestige visible de ce Second Temple (les fondations sont visitables en temps calme, j'en recommande la visite, d'ailleurs), dont l'emplacement a été utilisé par les divers colons musulmans comme mosquées et par les colons chrétiens croisés comme... écuries, le respect étant mort (l'entrée du Saint Sépulcre, le lieu de culte des Chrétiens ne se situant pas exactement au Mur des Lamentations mais un peu plus loin, c'est d'ailleurs très rigolo de regarder les prêtres orthodoxes et catholiques s'y crêper le chignon, même s'il ne vaut mieux pas trop la ramener dans ces circonstances).
(4) En réalité, deux des visiteurs d'Abraham manquent de se faire violer par les habitants de Sodome et sont protégés par Lot, le frère d'Abraham, lequel propose carrément aux agresseurs de prendre ses filles vierges à la place, ce qui est refusé par les Sodomites, que les deux visiteurs rendent aveugles et auxquels ils échappent. Oui, l'Ancien Testament c'est pire que Game of Thrones.
(5) Voir Genèse 18,16:33
(6) Expression que l'auteure a chipé à Marie-Madeleine dans le Nouveau Testament qui est la forme « tendre » de « Rabbi », littéralement « petit maître » en hébreu (le Rabbi, ou rabbin, étant l'équivalent approximatif juif du prêtre ou de l'imam).
(7) Litt. « Seigneur », terme employé par les Juifs pour désigner Dieu, le nom de Dieu étant considéré comme trop sacré pour être écrit ou prononcé (même de nos jours, où on retrouve le mot « God » remplacé par « G-d » sur les réseaux sociaux pour éviter de blasphémer).
(8) Matthieu 18,6 pour la référence, même si cet évangile a été écrit postérieurement à l'époque de ce récit ! Samuel a cependant pu entendre cet enseignement transmis oralement avant qu'il soit couché sur le papier.
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