25 - Sound of Freedom

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*

Le retour à la villa fut silencieux et pénible pour tous. Lucius, qui portait dans ses bras le jeune enfant qu'il avait sauvé à l'auberge, avait noté que Ciaran refusait d'engager la moindre bribe de conversation. Le centurion avait trouvé si odieux, si abominable le Germain qu'il avait fait massacrer par Maleficus, qu'il ne parvenait pas à réaliser que les seuls personnes à avoir compris sa réaction étaient Areus, le vieux paralytique et l'enfant, qui semblait s'être endormi, le menton ballottant sur l'épaule du Romain. Lucius se demandait aussi qui était ce galérien blessé, pourquoi ce dernier avait donné l'impression d'avoir les pires reproches à faire au patricien, lequel n'avait pas souvenir d'avoir offensé le bandit.

Éreinté, Lucius fut accueilli à la villa par Gunvor.

— Lucius ! J'étais inquiète !

— Mama, nous avons été retardés.

— Est-ce que quelque chose ne va pas ? s'enquit la Viking en passant les doigts dans les cheveux sales du petit qui dormait toujours.

— Nous sommes juste fatigués. Et il y a plusieurs blessés, un grave. Des malades aussi.

Dagana accourut près d'eux, tous sourires.

— Lucius ! Tu es de retour. Comment est-ce qu'il s'appelle ?

— Je ne sais pas.

La grande silhouette claudicante de Ciaran arriva presque aussitôt.

— Dagana, viens m'aider, ordonna l'Uterne d'une voix glaciale.

— Mais, papa...

— Ne discute pas, je suis très fatigué.

Gunvor nota le froncement de sourcils du centurion et de l'expression de peur de Ciaran.

— Ciaran, j'aurais besoin de Samuel pour le gal... pour l'homme que nous avons acheté en dernier.

— Oui, maître.

— Vois si deux esclaves des champs peuvent revenir pour s'occuper du vieux Spartiate. Il s'appelle Areus, il faut pour les premiers jours qu'il ait toujours personne à ses côtés pour le soigner.

— Bien, maître.

La Viking resta bouche bée : quelque chose de grave était arrivé. Le Romain évita le regard de l'autre homme et, en baissant le ton, demanda à sa nourrice :

— Je veux aller nettoyer ce petit aux thermes, je pense que j'aurai besoin de ton aide. S'il te plaît.

Gunvor suivait des yeux les deux Uternes qui s'éloignaient.

— Que s'est-il passé, Lucius ?

— Je te raconterai... tu allumes le feu des thermes et tu me rejoins ?

Le centurion regretta d'avoir demandé cela : il craignait que la femme aille s'enquérir auprès de Ciaran des événements, mais quand elle le rejoignit rapidement, il comprit qu'elle ne l'avait pas fait. Elle devait pourtant en avoir eu grande envie. L'enfant maigrelet dormait toujours profondément – le militaire le suspectait de s'être évanoui d'inanition – quand un ronflement près des cuves vides taillées à même la pierre augmenta. Le feu était toujours alimenté dans les thermes quand le maître était à la maison, mais il fallait ouvrir plusieurs petites trappes permettant une meilleure arrivée d'oxygène pour que le foyer devienne suffisamment chaud. Le taciturne maître du domaine avait ôté sa tunique et noué un simple pagne autour de ses reins, sans pour autant que l'enfant ne s'éveille tout à fait. La chaleur augmentant graduellement lui permettait de rester l'objet d'une torpeur bienheureuse.

— J'aimerais mieux qu'il ne se réveille pas, fut la première chose que Lucius déclara à sa nourrice qui avait remonté les manches de sa tunique presque jusqu'aux épaules.

— Tu connais son nom, Lucius ?

— Non. Quand je le lui ai demandé, il m'a dit « Vappa ». Plusieurs fois. Je lui ai demandé son vrai nom, c'est le seul qu'il m'a donné...

Le patricien, qui reprit entre ses bras le gamin, se mordit les lèvres et refusa de croiser le regard de la Viking qui l'accompagna près de la margelle d'un bassin blanchi à la chaux. Le centurion ouvrit une vanne et une eau fumante s'écoula tranquillement dans la grande vasque.

— Mama, aide-moi à le déshabiller, veux-tu ? Je vais essayer de maintenir sa tête hors de l'eau, tant qu'il ne se réveille pas.

— Bien, maître.

Lucius releva les yeux avec brusquerie, pensant que sa nourrice avait rejoint les rangs de Ciaran, mais elle lui adressa un sourire fatigué.

— Ce nom, balbutia le Romain. Ça m'a rappelé...

— Ça t'a rappelé la façon dont tu nous traitais, mon petit. Je sais.

Lucius, les tripes nouées par une de ces angoisses effroyables qui le tenaillaient parfois la nuit, sentit des larmes rouler sur ses joues. Il espéra que l'éclairage fourni par les torches et la vapeur d'eau suffiraient à dissimuler sa honte, mais la main calleuse de Gunvor lui essuya le visage avant de défaire les hardes crasseuses de l'enfant. « Vappa » signifiait littéralement « vin sans goût » et plus métaphoriquement « vaurien ». L'injure avait été souvent sur les lèvres du centurion, avant son départ pour la Judée.

— Je pense que cet enfant croit vraiment s'appeler ainsi, Mama, avoua Lucius en sentant les mains du garçon le repousser doucement. Il se réveille. Aide-moi, c'est mieux s'il voit une femme.

En effet, le petit, qui s'agitait de plus en plus, se calma quand il vit face à lui le visage rubicond et tendre de la Nordique.

— Mon poussin ! gazouilla-t-elle en finissant de défaire les loques pour les jeter loin du bassin. Il faut qu'on te lave, dis-moi, mon lapin ! Je crois bien que tu ne t'es pas lavé depuis une année, au moins ! Mais, dis-moi, tu dois être un soldat ?

L'enfant, qui se mordait la lèvre inférieure en dévisageant la femme qui lui faisait tant de sourires, secoua la tête. Il avait cessé de se débattre mais ne s'était pas départi de ses airs soucieux et méfiants.

— Mais si, regarde-moi toutes ces bosses et toutes ces blessures. Chez moi, il n'y a que les guerriers les plus braves qui ont de telles marques !

Lucius leva un sourcil, trouvant l'approche de la Viking surprenante, car le corps de l'enfant faisait en effet peine à voir tant il était couturé de cicatrices mal refermées et d'ecchymoses. Le petit secoua la tête en signe de dénégation.

— Mais alors qui a osé te battre ainsi ?! se récria Gunvor sur un ton outré, ouvrant grand ses yeux pâles. Ne me dis pas que c'est lui, fit-elle, grondeuse, en désignant le centurion du doigt.

L'enfant secoua à nouveau la tête, lançant un regard craintif à son nouveau maître.

— Bon, mais alors il faudra que tu me dises qui a fait ça : je lance des sortilèges terribles, moi ! Celui qui t'a fait ça aura à s'en repentir.

Gunvor avait saisi l'un des linges finement tissés qui servaient d'habitude à Lucius pour ses ablutions.

— Tu devrais prendre un gant de crin, observa ce dernier. Il est si couvert de...

— Un gant de crin ? Et puis quoi, encore, je te prie ?! objecta la nourrice, bourrue, en faisant tournoyer comiquement le linge au-dessus de sa tête, ce qui aspergea tout le monde copieusement. Un gant de crin ! Avec les blessures qu'il a ! Ah, mais ! Qui t'a élevé, toi ?!

Malgré les efforts tragi-comiques de Gunvor, l'enfant resta sérieux comme un prêtre.

— Au lieu de dire de telles balivernes, prends donc ce godet pour laver cette tête, ordonna la Viking.

Lucius obéit sans attendre et se contraignit à ralentir considérablement ses gestes, d'ordinaire brusques et rapides, versant méthodiquement l'eau chaude du bain sur la tête de l'enfant qui barbotait. Les cheveux bruns et longs de l'esclave étaient horriblement gras et, lorsque la chevelure finit par être suffisamment mouillée pour se plaquer sur le crâne, le militaire fit une grimace de dégoût : il venait de réaliser que le cuir chevelu grouillait de vermine. Aussitôt, il eut l'impression que sa propre tête était couverte de poux et il leva le bras pour se gratter, ce qui fit peur au petit, qui se figea, la bouche ouverte et les yeux écarquillés. Il avait tendu un bras pour saisir le plastron de la tunique de la Viking qui leva la main pour lui caresser le visage.

— Je crois bien que tu as des petites bêtes dans la tête, déclara-t-elle d'un ton docte. Lucius, cesse donc de faire l'enfant ! Quel âge as-tu ?

— Je n'y peux rien, ça me gratte !

— Voyez-vous ce grand guerrier ! ironisa la vieille femme en riant.

Le patricien comprit, en entendant ce rire, qu'elle continuait sa pantomime afin de détendre leur petit patient.

— Tu demanderas une médecine à Samuel, celui-là, il sait tout faire. On va bien trouver une solution sans avoir à nous couper tous les cheveux, pas vrai ? s'enquit-elle en direction de l'enfant qui ne réagit pas.

— J'aimerais autant, grommela Lucius qui tendit le bras pour saisir un peigne en écaille aux dents particulièrement fines et rapprochées, puis une petite amphore qui portait l'inscription Menta. Commençons déjà par cela.

Il hésita un instant puis déboucha la petite amphore avec précaution et se déplaça sur le côté afin que le petit puis bien voir ce qu'il faisait.

— Regarde, c'est de l'huile. Tu connais ? Je vais t'en mettre sur les cheveux pour commencer à les débarrasser de la vermine qui s'y trouve.

L'homme jeta sur sa nourrice un regard inquiet qui cherchait une approbation et s'enhardit quand il constata qu'elle souriait. Il versa un peu du liquide gras dans le creux de sa main et la porta doucement sous le visage du garçonnet qui semblait soucieux. À la surprise des deux adultes, le petit pencha la tête et posa les lèvres sur la paume de Lucius, tentant de laper l'huile de menthe poivrée qui s'y trouvait. Gunvor tendit le bras pour le retenir et le Romain, lui, retira prestement le sien en poussant un cri de surprise. Le mouvement de ses deux bienfaiteurs, trop soudain, fit sursauter le petit de frayeur et il s'agrippa au rebord de la cuve pour bondir hors de l'eau. Heureusement, Lucius parvint à le rattraper avant qu'il ne se blesse sur le sol de pierre et le replaça dans l'eau qui avait tiédi.

— Là, là, garçon... Là, calme-toi, c'est de ma faute, j'aurais dû t'expliquer.

Le centurion dut s'arc-bouter contre la vasque taillée pour empêcher l'enfant de bondir à nouveau et il sentit l'esclave glisser et tomber contre son épaule, le souffle rapide. Le patricien se tourna vers Gunvor pour lui reprocher de ne pas lui venir en aide mais il constata que sa nourrice avait le visage complètement décomposé et pleurait à chaudes larmes. Elle se plaqua le linge, brun de crasse, qu'elle avait gardé en main, contre ses yeux et le Romain, désemparé, parvint à libérer un de ses bras pour entourer les épaules de la Viking.

— Oh, Mama, pardonne-moi, je ne voulais pas... je ne pensais pas que ça te ferait autant de peine, murmura-t-il en serrant la vieille femme contre lui.

Le voilà qui se retrouvait à moitié nu, couvert d'une eau grasse et grisâtre – et probablement couvert de poux –, avec une vieille esclave Viking qui sanglotait sur une épaule et un tout jeune enfant traumatisé au dernier degré qui haletait de terreur contre l'autre épaule.

— S'il vous plaît, tous les deux, laissez-moi au moins le temps d'ouvrir la bonde, on doit vider l'eau de ce bain et y remettre de l'eau claire.

En hoquetant, Mama hocha la tête et plongea la main dans le bain – dont on ne voyait plus le fond. Le liquide crasseux s'évacua en glougloutant, ce qui parvint à distraire l'enfant. En reniflant et peinant à respirer en raison des sanglots qui l'avaient brisé, le visage rouge, le petit loucha sur le tourbillon qui se forma au fond de sa baignoire, avant de s'accroupir à nouveau. Lucius, dépassé, lui posa une main sur la tête :

— Je ne suis pas en colère, j'ai juste eu peur que tu tombes. Tu aurais pu te blesser, et tu n'as vraiment pas besoin de ça. Regarde, s'il en reste... oui : cette huile, il ne faut pas la boire, je t'en ai tendu pour que tu la sentes.

De son côté, Gunvor qui sanglotait toujours, activait à nouveau la vanne qui permettait l'arrivée d'eau. Elle versa rapidement un pichet d'eau froide dans le fond du bassin afin d'éviter que la température du bain ne soit trop élevée.

— Tu veux bien la sentir, pour me dire si tu aimes bien l'odeur, petit ? Avec le nez, précisa-t-il en tapotant le bout de son nez. Je pense que ça pourra aider à faire partir les bêtes que tu as sur le crâne.

Encore haletant, les côtes tendant par à-coups sa peau fine, l'enfant obtempéra et se pencha en avant pour humer l'huile que Lucius avait à nouveau versée au creux de sa main. Il leva la tête et la hocha en signe d'assentiment.

— Tu aimes ça ? Tu trouves que ça sent bon ?

Cette fois, l'enfant resta coi. Gunvor, qui s'était calmée, lui fit signe de s'asseoir au fond de la bassine en pierre et fit un signe discret à son maître :

— Regarde son nez, anaticula, souffla-t-elle sans réaliser le terme qu'elle venait d'employer. Il est tout plein de morve et de sang, il ne peut pas sentir ton huile.

Anaticula ? répéta le Romain avec un très léger sourire.

La Viking, l'air effaré, recula d'un pas :

— Oh ! Maître, pardonne-moi ! Je me suis oubliée !

Le mot signifiait « petit canard ». Elle ne l'avait pas employé à l'intention de Lucius depuis que ce dernier avait coupé les cordons de sa bulla (1). Pris d'une bouffée de tendresse, Lucius l'emprisonna dans ses bras et la serra brièvement contre lui.

— Merci, murmura-t-il avant de se détacher de sa nourrice.

Cette dernière, émue, hocha la tête et reprit sa tâche, tandis que le militaire s'efforçait de retirer poux et lentes – ce qui s'avéra pratiquement impossible pour les secondes – de la chevelure huilée du petit. Après avoir changé pour la seconde fois l'eau du bain, ils la vidèrent à nouveau et Gunvor saisit une huile d'olive infusée de romarin et de thym pour l'appliquer dans toutes les blessures encore ouvertes qui couvraient le corps du petit, que Lucius félicita pour sa bravoure tout en se débattant contre les poux qui persistaient dans les cheveux de l'enfant. Enfin, celui-ci fut enveloppé d'un immense linge et emporté dans un petit sudatio (2) qui avait eu le temps de se saturer. Gunvor faillit tourner les talons, car en général c'étaient les esclaves masculins qui accompagnaient le maître pour le laver et débarrasser sa peau de la sueur qui y perlait, mais le centurion la retint :

— Mamma, j'ai besoin de toi.

L'air rassuré que prit sa nourrice fit comprendre à Lucius qu'elle avait compris et il la laissa entrer dans le sudatio avec le garçonnet, revenant sur ses pas pour jeter dans un petit brasero qui communiquait avec la pièce surchauffée et moite quelques boules de résine. Lorsqu'il revint devant la porte épaisse et colmatée çà et là par de l'étoupe, sa nourrice en nage l'attendait, les yeux pleins de larmes.

— Gunna ! Que t'arrive-t-il ?

Il prit la vieille femme dans ses bras en voyant à quel point elle semblait défaite.

— Je n'avais pas compris, balbutia-t-elle en fermant les yeux. Quand je suis venue t'aider, je n'avais pas compris ce qu'ils avaient fait à ce petit.

— Je ne voulais pas t'en parler devant lui, il est si...

— Oh, Lucius, mais il a du sang qui lui coule d'entre les cuisses ! finit par lâcher la vieille femme comme si elle prononçait le pire blasphème.

— Je sais, Matercula (3), je sais. Je te demande pardon, je n'ai pas eu le temps de te prévenir. J'aurais dû...

— J'ai envie de mourir, bredouilla Gunvor en enfonçant les doigts dans les biceps de son maître. Je ne peux pas supporter ça.

Cette phrase fit beaucoup plus de mal au centurion que ce que la Viking aurait cru. Elle avait simplement lâché un cri du cœur sous l'effet d'un désespoir profond. Le Romain caressa doucement les cheveux blanchissants de sa nourrice et lui posa un baiser sur la tête :

— C'est pour ça que je l'ai pris. Dès que je l'ai compris, il est resté sous mes yeux. Je te promets qu'ici, plus rien de mal ne pourra lui arriver, Gunna, dit-il doucement, berçant lentement la vieille femme dans ses bras. Le dernier qui voulait lui faire ça ne vit plus.

— Tu as... bien fait... ! articula Gunvor d'une voix féroce.

— Tu m'aideras à lui choisir un nom ?

La Viking s'écarta et leva les yeux vers le visage de celui qu'elle avait élevé. Elle repoussa les mèches de cheveux bruns plaqués par l'eau et la sueur sur son front et le regarda avec fierté.

Lucius finit par laisser Gunvor avec le petit afin que la chaleur humide du sudatio permette d'évacuer les mucosités sanglantes qui encombraient les voies respiratoires du garçon. Il cherchait Samuel, qui en effet devrait très sûrement posséder assez de science pour venir en aide au petit. Il eut la surprise de constater qu'un calme inquiétant s'était posé sur le villa et qu'aucun de ses habitants ne semblait à portée de voix. Il finit par trouver le Judéen qui sortait de la chambre « de Maman », à savoir la chambre où Sargon, Enheduanna et leur fille avaient élu domicile. Le Juif semblait terriblement soucieux.

— Samuel, c'est toi que je cherchais. J'aurais besoin...

Le regard sombre et presque fâché de l'homme à la grosse barbe blanche le pétrifia. Lucius réfléchit mais ne savait pas ce qu'il pouvait lui être reproché. Aussi tomba-t-il des nues quand Samuel Binyamin lâcha un soupir et une question qui sonna alors comme une condamnation :

— Seigneur, qu'as-tu encore fait ?

*

(1 ) Bourse contenant les amulettes protégeant l'enfant chez les Romains. À l'âge adulte, ils la déposent en offrande aux Lares, sur l'autel de la maison familiale.

(2) Chambre de sudation à chaleur humide, équivalent du hammam.

(3) Litt. « Ma petite maman ». Terme plus officiel que le jeu de mot « Mammamilla » précédemment employé par Lucius. 

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