23 - Vappa
TW : mention (sans description exhaustive) d'un personnage victime de CSA en toute fin de chapitre
*
Lucius Lucca dévisagea un esclave, dans le marché. Il était maigre à faire peur, frissonnant, mais son œil n'avait rien de vitreux. Il regardait le centurion bien en face, du feu brûlant dans ses prunelles. Le marchand regardait ailleurs, vantant de beaux Vikings à l'air particulièrement féroce et aux muscles brillants.
— D'où viens-tu ? tenta le centurion à voix basse.
— De là où ta mère joue avec la queue de Pluton.
Le visage du patricien ne connut aucun changement, mais il acheta l'esclave squelettique dont le dos était couvert de blessures au prix exigé par le marchand qui parlait à peine latin. Si le centurion sentit une légère résistance sur la chaîne qu'il saisit pour guider le malheureux dans la foule jusqu'à une carriole gardée par Ciaran – désormais remis –, il n'eut pas à user de la force pour convaincre sa nouvelle acquisition de le suivre.
— Encore un qui ne parle pas la langue ? lança l'Uterne d'un ton bourru.
— Au contraire, je l'ai pris spécialement pour toi : il ne l'a pas dans sa poche.
L'esclave nouvellement acheté se contracta et tourna vivement la tête, comme pour esquiver un coup, lorsque le grand Gaulois tendit le bras pour lui saisir les poignets.
— Allez, va. On va t'enlever ça, tu vas pouvoir monter dans la paille, ça sera toujours plus confortable que ces sales planches où tu as trop pris le soleil.
— Toi, tu as dû voler trop près du soleil, tes poils sont tous devenus aussi rouges que les yeux d'un génie ! rétorqua l'homme qui ne semblait pouvoir retenir ses paroles.
Lucius retint un rire et secoua la tête :
— Je savais que vous vous entendriez bien. Nous avons fini pour aujourd'hui, je crois, n'est-ce pas ?
— Les pièces ne tombent pas de ma bourse, rétorqua Ciaran en ôtant les chaînes de l'injurieuse nouvelle acquisition de son maître.
Il l'aida à grimper dans la carriole où d'autres êtres tout aussi déchirés par le fouet et les privations attendaient. Ils se trouvaient sur un matelas de foin frais et odorant, l'air perdu, effrayé. D'autres nouveaux esclaves, une demi-douzaine, entouraient en silence le véhicule, lançant par moment des regards en biais sur Lucius et sur Ciaran. Le Romain supportait mal ces premiers moments où il ressentait toute la terreur et l'angoisse qui traversait ces visages émaciés. Dans Lucca même, il ne pouvait pas les rassurer. Il le faisait plus tard, sur la route, par des gestes et des mots qu'il voulait rassurants.
— Nous devons y aller maintenant si nous ne voulons pas passer la nuit ici, lança l'Uterne.
— Donne-moi un vêtement ! Ils en ont tous sauf moi !
C'était encore l'esclave qui venait de se faire racheter par le centurion. Ce dernier eut un bref froncement de sourcils mais il calma la colère qui lui était monté à la tête. Les mots de cet homme avaient terrorisé tous les autres prisonniers qui s'étaient recroquevillés sur eux-mêmes. Il allait attirer la fureur de leur maître sur eux. Un vieillard aux jambes inertes, littéralement squelettique et qui avait pleuré lorsque Lucius l'avait acheté, se défit en des contorsions douloureuses du drap qui lui servait de toge. Il la tendit au revendicateur, tremblant, les yeux chassieux et remplis de peur :
— Prends ! lui dit-il dans un latin parfait. Mais tais-toi, maintenant.
— Prends son habit, ordonna alors le Romain d'un ton si cassant que même Ciaran se tendit. Allons, tu as eu ce que tu voulais.
L'esclave qui l'avait insulté obéit. Il s'apprêtait à commettre un nouvel acte de rébellion – plus grave que les autres encore – lorsque Lucius ôta la cape écarlate qui lui ornait les épaules et sauta dans la carriole pour s'approcher du vieillard nu et crasseux. Ce dernier leva les mains pour se protéger, marmottant les paroles d'une prière de son pays, mais le patricien se pencha sur lui en murmurant « Ne crains rien » et l'entoura de la cape flamboyante. En passant le tissu dans le dos du vieil homme, Lucca lui glissa dans l'oreille :
— Repose-toi, l'ancien. N'aies pas peur de moi, je ne te veux aucun mal. Tout ira bien.
Il se redressa, debout dans le foin coupé, et par un hasard comme seuls les dieux peuvent en décider, son regard tomba sur un visage familier, quelques mètres plus loin, sur un présentoir à esclaves. C'était cet homme si bizarre qui avait voulu le tuer en guise de vengeance, le soir où le Romain avait été chercher Samuel chez lui. Cet homme qui s'était fait passer pour un mendiant pour ensuite se révéler être l'appât d'une bande d'égorgeurs et de voleurs. Un peu de bave ensanglantée avait coulé sur son menton et l'un de ses yeux avait disparu dans un magma de chair enflée et rouge. Comme les autres articles humains de l'étalage, il était nu mais portait plus de chaînes que ses compagnons. Allongé sur le côté, il semblait peiner à respirer. Lucius n'aurait pu le reconnaître avec certitude sans un détail immanquable : le gigantesque hématome qui ornait la poitrine de l'inconnu au centre duquel la marque du fer de Maleficus.
— Lu... Maître, non, nous n'avons pas le temps !
— Je n'en ai pas pour longtemps.
— Nous risquons de devoir dormir à l'auberge !
— Je t'offrirai le repas, grogna Lucca, sourds aux réclamations du grand Uterne qui tenait à ne pas dormir ailleurs que dans son propre lit. Je dois racheter cet homme.
— Une connaissance, peut-être ?
— Oui. Il veut ma mort. J'ai besoin de savoir pourquoi.
La réponse laissa Ciaran bouche bée et il resta près de la carriole, donnant de l'eau aux prisonniers et les réconfortant à sa manière, tandis que Lucius s'avançait vers les planches surélevées. Le centurion était comme hypnotisé par la douloureuse carcasse humaine dans laquelle subsistait encore un souffle de vie et il s'avança tout près de l'estrade en bois, à l'extrême gauche car le marchand ne souhaitait sans doute pas mettre en avant ce produit-là.
— Toi ! souffla Lucius en s'agrippant au rebord en bois, son visage à quelques centimètres de celui de son étrange ennemi. Tu es encore en vie !
L'autre grimaça. Son expression faciale pouvait être celle de la peur, celle de la haine... le patricien n'aurait su le dire en raison des déformations induites par les coups. Des poches de sang s'accumulaient autour de ses yeux et derrière ses oreilles et un simple rictus le faisait frémir sous une déchirante migraine.
— Qu'est-ce que je t'ai fait à toi ? siffla le centurion. J'ai vu, j'ai compris ce que j'avais fait de mal à tous ceux que j'ai revu depuis mon retour de Judée, mais toi, rien ! Alors ! Dis-moi quelle faute j'ai commise à ton égard !
Pour toute réponse, l'homme émit un râle sourd et des larmes coulèrent sur ses joues déchirées et boursouflées.
— Oh ! Maître Lucius ! J'ai entendu dire que vous aviez besoin de sang neuf ? Ne restez pas près de celui-là, il intéressera seulement les prêtresses de Bacchus s'il reste en vie jusque...
— Oublie tes ménades, interrompit sèchement le patricien en foudroyant le jeune marchand d'esclaves qui s'était rué sur ce client à la renommée semi-légendaire. Demain, à la première heure, cet homme sera mien.
— Avec grand plaisir, maître Lucius ! Mais il se peut qu'il ne survive pas à la nuit qui s'en vient... il n'est plus véritablement apte à vivre. Tiens, s'il vit, je te l'offre.
Le centurion, obnubilé par le regard du prisonnier, ne pensa pas à observer le marchand d'esclaves. Ciaran, lui, fut plus méfiant et il se pencha pour murmurer quelques mots à l'oreille du Romain. Ce dernier se raidit un peu et son visage se ferma.
— Non, tu es un serpent. Aucun marchand d'esclave n'offre la moindre créature sans réclamer la moindre compensation. Je te le prends maintenant.
— Mais...
Ciaran avait vu juste. Lucius, d'un mouvement brusque, sauta sur la plate-forme en bois et saisit le marchand par l'oreille pour l'entraîner derrière un rideau en tissu épais, lieu de repos de sa victime de l'instant. Ciaran tendit sa propre oreille pour s'assurer que le centurion ne se trouvait pas dans une position délicate, mais il vit celui-ci émerger seul de derrière le rideau, avant de s'essuyer les mains sur le tissu grossier.
— J'ai connu des négociations plus compliquées, marmonna le Romain. Aide-moi : cet imbécile a sans doute les os brisés.
— Je vais prendre la grande couverture dans la carriole. Mais nous ne pourrons pas nous déplacer à travers la forêt ce soir.
— Cesse un peu, le soleil n'est pas couché !
— Les pierres vont faire vibrer la carriole : il faut qu'on y installe un matelas d'herbes ou de foin et ça va prendre du temps. La douleur peut le tuer, maître.
— N'exagérons rien.
— Lucius...
— Ne discute pas. Je ne veux pas dormir dans...
— Je le dirai aux femmes.
— Eh bien ! Choisis donc l'auberge ! Et aide-moi à le descendre avant que son crétin de maquignon ne recompte sa monnaie.
Ciaran, rassuré d'avoir eu gain de cause, aida son maître à placer l'inconnu dans l'épaisse couverture. L'esclave retint tant qu'il put ses cris mais, sur un geste maladroit de Lucius au moment de le déposer dans la carriole, poussa un hurlement de souffrance étranglé.
— Par Mars... souffla le centurion. As-tu encore la fiole que Samuel t'avait confiée ?
— Bien sûr.
— Donne-lui-en une fois que je serai remonté à cheval.
— Entendu.
Le Celte releva la tête boursouflée de l'esclave qui gémit encore et ouvrit la petite fiole contenant un liquide épais et noir.
— Tu parles la langue ? demanda-t-il.
Un court gémissement émana de la gorge de l'homme : Ciaran prit cela pour un acquiescement.
— Le goût de cette mixture est atroce et je ne vais pas t'en donner beaucoup pour le moment, mais tu auras de la bière pour faire passer ça. Je vais t'en mettre sous la langue, ouvre la bouche, fils. Fais-moi confiance. Que dis-tu ?
— Tue-moi... Pour l'amour de...
— Tu délires, garçon. Garde donc ça sous ta langue et cesse un peu de parler.
— Tu n'imagines pas ce qu'il va me faire !
— Calme-toi, garçon...
— Tue-moi, je te dis !
— Prends cette médecine et que je ne t'entende plus !
Ciaran essaya de s'endurcir, mais l'état misérable et la peur viscérale du blessé faillit lui faire monter les larmes aux yeux. Les quelques centaines de mètres qui les séparaient de l'auberge que Lucius – finalement – se hâta de sélectionner furent une torture épouvantable pour le pauvre prisonnier malgré les efforts que les autres déployèrent pour le stabiliser. Ses pleurs avaient ému tout le petit groupe, aggravant les angoisses des esclaves nouvellement achetés. Le claquement des sabots de Maleficus parvint à faire frémir l'Uterne lorsque Lucius revint vers eux, tenant son féroce étalon par la bride.
— J'ai pris une chambre, à l'étage. Je vais y monter le vieillard, puisqu'il a ma cape désormais.
L'intéressé laissa un sanglot monter dans sa gorge et fit un mouvement pour ôter l'objet du litige de ses épaules mais le centurion leva la main :
— Non. Avec ou sans, tu serais monté avec moi. Tu es aussi maigre qu'une fourmi, tu auras besoin d'un véritable lit.
Pratique, le patricien tendit les rênes de Maleficus à un adolescent au teint sombre :
— Tiens, ouvre la marche, petit. Trouve parmi tes compagnons quelqu'un qui s'y connaisse un peu en chevaux et va t'occuper de désharnacher et panser ma monture. Ciaran va te suivre avec la carriole, le tenancier m'a dit qu'il y avait une grande stalle libre dans les écuries.
— J'imagine que nous dormirons dans la stalle, maître ? grinça le grand Uterne.
— Puisque tu avais de si grandes craintes à l'idée de traverser la forêt à la nuit tombante, j'imagine que le foin frais d'une stalle te conviendra parfaitement, rétorqua Lucius en tendant les bras pour prendre le vieillard frissonnant dans ses bras, laissant la carriole entrer au ralenti dans les écuries de l'auberge à la suite de Maleficus qui se laissait mener avec docilité par l'adolescent impressionné.
— Quel est ton nom, grand-père ? s'enquit le centurion en s'assurant que la cape couvrait l'intimité de l'homme qu'il portait.
— A... Areus, maître, bredouilla ce dernier.
— N'hésite pas à t'accrocher à moi, vieil Areus, j'ai peur que tu glisses. Je vais te mener directement dans notre chambre, le tenancier a dû allumer un feu.
Le pauvre Areus ne pouvait pas comprendre le but des curieuses sollicitudes de son nouveau maître, mais il remarqua avec quelle délicatesse les mains rudes de l'ancien soldat replaçait autour de ses membres squelettiques l'épaisse cape rouge. Dans la chambre, une pièce très simple dotée néanmoins d'un sommier de cordages sur lequel une épaisse paillasse fraîche venait d'être étendue. Devant le feu qui crépitait dans la cheminée, une créature maigrichonne s'employait à dresser les bûches le plus adroitement possible. Ce que Lucius prit au début pour une très jeune fillette était en réalité un gamin dénutri.
— Salve, salua le centurion en installant Areus sur la paillasse.
L'enfant sursauta et renversa la pyramide de bûchettes qu'il avait montée, se brûlant le bout des doigts. Il ne fit qu'incliner la tête et s'essuya les mains sur une chemise d'une saleté déjà repoussante. Quelque chose, dans le regard de l'esclave, évoqua l'éclair de désespoir que Lucius avait remarqué dans les yeux du jeune Halthor, lorsque celui-ci avait été chassé de son domaine. Quand bien même le gamin rencontrait le Romain pour la première fois, ce dernier eut le sentiment de le connaître. C'était toujours ce même regard de terreur mêlée d'une appréhension angoissante.
— Quel est ton nom ?
Les yeux du gamin s'écarquillèrent sous la peur et il n'eut pas le temps de répondre : une silhouette venait d'apparaître dans l'encadrement de la porte. Un accent rocailleux lança en mauvais latin :
— Et alors, vappa ?! Je croyais que c'était moi, d'abord !
*
Ciaran venait à peine de parvenir à installer ce mystérieux esclave qui avait tant semblé obséder Lucius que ce dernier fit claquer les portes des écuries, traînant derrière lui ce qui semblait être un étranger d'origine germanique. L'inconnu était plus large et plus grand que le centurion mais ce dernier semblait déborder d'une fureur sans nom.
— Lu... Maître, qu'est-ce que... ?!
En voyant le Romain l'ignorer et fondre en direction de la stalle ouverte où Massan, le jeune esclave au teint sombre, s'affairait à panser Maleficus, Ciaran courut en direction du cheval, y parvint avant le centurion et en tira Massan, éberlué, sans explications.
— Toi, sors d'ici ! siffla-t-il.
Les lèvres serrées, Lucius les repoussa tous deux et projeta le Germain dans la stalle. Avant d'en claquer la porte, il ne lâcha que deux imprécations, l'une à l'adresse de l'homme qui semblait avoir reçu un coup sur le crâne :
— Verberabillissime !
Puis la seconde à l'adresse de son étalon noir, qui s'était mis à piaffer et à ronfler, menaçant :
— Interfice !
*
Merci pour votre patience et votre lecture.
J'ai énormément hésité à mettre ce passage dans l'histoire. Disons qu'en pesant le pour et le contre et également pour des raisons personnelles, j'ai décidé de garder cet axe narratif, sans pour autant entrer dans le voyeurisme. J'ai préféré insérer un TW en début de chapitre, même si j'en insère rarement, en raison du risque plus important de trigger amygdalien.
A très vite !
Sea
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