2 - Le fouet et l'épée
Gunvor songeait que le maître était devenu fou. Fou à lier. Cependant, se plier à ses délires semblait l'apaiser, or, apaiser Lucius Lucca, c'était aussi attirer ses bonnes grâces sur Halthor, l'enfant volé. Ce dernier ne ressentait aucune crainte face au centurion, mais il était le seul. Les esclaves du domaine se tendaient brutalement lorsque le dominus donnait un ordre ou appelait l'un d'eux par son nom, malgré le fait que jamais une fois le fouet n'avait sifflé depuis son retour.
Deux jours après son installation, Lucca voulut descendre au village, accompagné par sa vieille nourrice. Cette dernière avait pris soin de la petite fille, un joli bébé de quelques mois, mais le lait de jument n'avait pas les mêmes vertus que celui d'une femme, et cela faisait longtemps que Gunvor n'allaitait plus. Lorsque Lucius avait proposé à sa nourrice de prendre Halthor avec eux pour aller au village, celle-ci avait bredouillé que l'enfant avait sans doute mieux à faire. Elle avait senti le regard sombre du centurion peser sur elle, car il s'agissait d'une rébellion de sa part, mais elle avait serré les lèvres et baissé les yeux.
— Pourquoi ne veux-tu pas que ce jeune garçon vienne avec nous ? Il te suit comme un chaton.
— Maître, il ne te sera pas utile, au village... osa Gunvor.
— Bien sûr que si, contredit Lucca en nouant sa toge de façon à masquer l'horrible tatouage qu'il portait au biceps.
La Viking ne songeait qu'à une chose, une seule : aujourd'hui se tenait le marché aux esclaves. Lucius Lucca allait revendre Halthor. Ce Romain arrogant pensait-il qu'elle était trop stupide pour s'en apercevoir ?
— Tu crains qu'il lui arrive malheur, à ton chaton, n'est-ce pas, Gunna ? sourit l'officier sur un ton où pointait la cruauté qui brûlait en lui jadis comme un éternel brasier.
— Oh, maître... fut la seule réponse de la nourrice, dont les épaules s'affaissèrent.
Un vieux Gaulois du nom d'Ancastos qui avait énormément souffert des persécutions perverses du Romain s'approcha en boitant. Il avait tout entendu et, malgré ses infirmités – dont certaines avaient été provoquées par les mauvais traitements de son maître –, il restait en lui l'âme d'un guerrier. Ancastos était resté à l'écart, durant ces deux derniers jours, priant les dieux de l'effacer de la mémoire de Lucca, qui l'avait gardé sur le domaine pour le seul plaisir de le torturer. À présent que le centurion semblait vouloir s'attaquer au petit Viking que Gunvor, que tous estimaient, avait pris sous son aile, Ancastos décida de sacrifier sa tranquillité. En boitant, il fit mine de trébucher et plongea droit vers Lucius, qui tomba avec lui.
Gunvor vit alors une chose extraordinaire : le maître, en reconnaissant le vieillard qui l'avait percuté, plaqua une main sur sa bouche, le faciès soudain ravagé par une douleur subite. Ancastos avait-il réveillé une blessure de guerre ? Lucius finit par reprendre contenance et il se redressa sans peine. La nourrice, affolée, sentait que le calme des deux derniers jours était révolu. Ancastos serait le premier à subir la fureur de leur seigneur. Les autres suivraient.
— Par... pardonne-moi, maître... chevrota le pauvre vieillard, qui ne pouvait pas se relever. Je... je... ne t'avais pas vu... Mon... mon pied m'a trahi...
Lucius avait le souffle court, comme s'il souffrait encore, mais Gunvor était incapable de comprendre où se trouvait cette blessure si grave. Le centurion observa le vieux Gaulois recroquevillé à ses pieds comme s'il lui faisait horreur, mais il finit par se pencher vers lui. Aussi malhabile que mal assuré, Lucca saisit Ancastos par son bras décharné et bardé de cicatrices :
— Allons, relève-toi. Appuie-toi sur moi.
— Tu es... toujours aussi vigoureux, maître... ! fit le Gaulois en sentant la poigne de fer du jeune centurion le soulever sans aucune peine. Je ne t'ai pas fait trop mal, j'espère ?
— Pas autant que tu l'aurais voulu, rétorqua le Romain.
Son ton était neutre, mais la réponse glaça Gunvor et Ancastos aussi sûrement que la bise d'hiver.
— Oh... je... je ne voulais pas...
Le pauvre visage fripé du Gaulois se rida plus encore, prévenant une grêle de coups qui n'allait pas manquer de s'abattre sur lui. Il n'y survivrait peut-être pas. L'instinct de survie l'emporta sur la fierté.
— Mon pied... je ne suis plus aussi... maître, tu dois pardonner au vieil Ancastos sa maladresse... je ne voulais pas te faire mal !
Le vieillard tomba à nouveau au sol, à genoux cette fois, les mains jointes. L'un de ses yeux avait été crevé par l'une des plumbatae qui ornaient le flagrum que Lucius, avant son départ pour la Palestine, affectionnait tant. Malgré son état, des larmes coulaient tout de même de cet œil sans vie, ce qui terrorisa Lucca plus que tout. Ce dernier sentit les mains glaciales d'Ancastos saisir les siennes en signe de supplication. Tous le suppliaient, directement ou non, depuis son retour. La seule qui n'avait pas peur de son ombre, c'était la petite. Le bébé. Elle, elle l'adorait. Lucius se dégagea avec force du Gaulois, qui se plia en deux sous la terreur, sanglotant comme un enfant.
— M... maître... s'il te plaît... s'il te plaît...
Gunvor observa le centurion qui reculait, pâle comme un suaire. Il recula dans l'atrium jusqu'à la sortie. Il semblait avoir vu une larve, un de ces démons malfaisants qui pouvaient hanter les villae des individus au cœur noir. Ancastos, qui frissonnait de crainte sur le marbre blanc de la villa, paraissait être une créature aussi effrayante que Cerbère ! Les yeux écarquillés, Lucius finit par tirer son gladius du fourreau. La nourrice tendit les mains devant elle, poussant un hurlement déchirant :
— NON ! Oh, maître ! Non, pitié, maître ! Pitié ! Il ne l'a pas fait exprès ! Il ne voulait pas te faire du mal ! Maître, il t'a bien servi !
Sous les regards désespérés et effarés de ses deux serviteurs, Lucius, comme sous l'emprise d'un dieu maléfique, tourna la pointe du glaive vers lui et se transperça violemment de part en part, retenant un gémissement de souffrance.
*
Merci pour votre lecture, et merci à @ElsSayn pour ses commentaires (je pensais que cette histoire serait si peu populaire qu'elle n'en aurait aucun ^^") .
Comme j'ai approuvé la version papier du tome 2 de Vampire Consultant sur Amazon et que la post-prod, pour ainsi dire, prend un peu de temps, ne vous inquiétez pas si mon rythme de publication ralentit un peu !
A très vite !
Sea
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