18 - Mater Mea

Kahina fut la première à se lancer dans la profonde fosse à ordures dans laquelle deux esclaves avaient été jetés, pieds et poings liés, lestés par des pierres. Elle s'enfonça jusqu'aux chevilles dans les saletés mais elle s'en moquait : elle avait enfin le droit de venir en aide aux victimes du centurion Lucius ! Les deux prisonniers avaient pu boire un peu, car des flaques s'étaient formées dans la fosse : les contremaîtres s'étaient amusés à leur jeter des seaux d'eau glacée dessus en pleine nuit, mais ils avaient été privés de nourriture.

— Kahina ! Veux-tu remonter ?! Tu es pieds nus, tu vas te blesser !

La voix grondeuse de l'officier fit frémir les deux esclaves faméliques. L'un d'eux se courba et pleura amèrement.

— Non ! Il faut les remonter ! Ils sont dans un tel état... !

— Les remonter ! Avec quoi ? Ta musculature d'Hercule ? ricana Lucius en se réceptionnant souplement près de la Numide.

— Il faut les détacher ! rétorqua Kahina d'un ton agressif.

Le glaive du centurion siffla, ce qui la fit reculer, les yeux écarquillés par la peur. L'officier s'avança sans attendre vers les prisonniers pour trancher leurs liens.

— J'ai au moins le mérite d'être plus préparé que toi à l'éventualité d'une situation complexe.

— Je n'ai pas le droit de porter un gladius, moi, siffla Kahina, qui avait cependant cessé de bouger.

— Veux-tu bien ne pas rester à dix pieds de moi et m'aider un peu, Kahina ?

La Numide ravala sa peur et l'aida à relever l'un des hommes, celui qui semblait le plus mal en point.

— Il lui faudrait un brancard, pour le hisser là-haut. Je pense que l'autre pourrait supporter d'être simplement porté sur mon dos, suggéra Lucius.

— Sur ton dos ? Comment comptes-tu remonter ? Il n'y a pas d'échelle... marmonna Kahina.

— Tu ne cesseras jamais de contredire tout ce que je dis et tout ce que je fais, pas vrai ?

— Je dis simplement que tu ne peux pas grimper les murs de la fosse. La terre est trop meuble et les murs sont trop raides.

— Pourquoi n'as-tu pas demandé plus d'aide avant de sauter ?!

— Tu as sauté en second ! se récria Kahina, les narines palpitant sous la colère. Je pensais que tu irais donner des ordres pour... c'est incroyable !

Elle se tut, se souvenant de sa place, et ne fit que secouer la tête. Lucius finit par soupirer, brisant le silence :

— Je l'avoue, je me suis montré stupide. Eh là ! Oh ! cria-t-il à l'adresse de l'esclave éplorée qui les avait conduits jusqu'à la fosse, ignorant le sort que leur maître réserverait aux deux prisonniers. Va donc chercher des hommes forts, demande une échelle et de quoi fabriquer un brancard.

Sans répondre, l'esclave s'en fut.

— Kahina, j'ai reconnu ma stupidité devant toi, j'espère que tu l'auras remarqué, souffla Lucius en soulevant la poitrine de l'esclave le plus affaibli pour l'aider à respirer.

— Cotiso, ça va aller ? l'ignora la Numide sous le regard effrayé de celui des deux esclaves qui s'était adossé seul au mur de la fosse.

— Ou... oui... Burebista...

Il ferma les yeux, la respiration sifflante.

— ... est-ce qu'il est...

— Burebista est vivant, déclara Kahina avec un faible sourire. Il a seulement du mal à respirer. Le maître l'aide à se tenir droit, pour qu'il ne s'étouffe pas.

— Il avait cessé de parler il y a deux jours. Je l'entendais encore un peu bouger et... boire, parfois... mais...

— Si ces imbéciles ne tardent pas, il pourra s'en sortir ! grogna Lucius, dont la patience, une fois encore, n'était pas le fort. Par Mars, je les ferai... je veux dire, ils pourraient se hâter !

Il avait senti le souffle de l'esclave qu'il tenait contre lui se couper.

— Buberista, tout va bien, tenta de le rassurer le centurion.

Burebista, corrigèrent de concert Kahina et Cotiso.

— Ce ne sont pas des noms latins, je n'y peux rien. D'où venez-vous, d'ailleurs ? demanda Lucius à Cotiso sans tenir compte de la grimace méprisante de la Numide.

— De Dacie, seigneur, murmura l'esclave en regardant le sol.

— Pourquoi ces imbéciles de contremaîtres vous ont-ils mis là ?

Il y eut un silence angoissé.

— Je ne permettrai à personne de vous faire du mal, ajouta l'officier. Je ne vous ferai moi-même pas de mal. N'est-ce pas, Kahina ?

— Si tu le dis, maître... grommela la jeune femme.

— Je... tu vas te fâcher, seigneur, murmura Cotiso sans relever la tête.

— Non. Et si je n'ai pas de réponse, je me mettrai dans une rage telle que ces lieux n'en ont pas connu depuis mon trisaïeul.

— Burebista a voulu... protester contre le traitement que nous faisaient les contremaîtres... Je l'ai soutenu. C'était pour les enfants... à cause de la règle... la règle qui veut qu'aucune de nos femmes ne garde son bébé. Je l'ai soutenu... j'ai dit qu'il avait raison et j'ai frappé l'un des contremaîtres...

— Alors c'est de ma faute. J'en suis désolé. Vous n'auriez pas dû être traités ainsi et si je peux vous consoler par ces paroles : plus jamais on ne vous retirera vos enfants.

Cotiso, surpris, échangea un regard avec Kahina, qui acquiesça.

— Par Zalmoxis, murmura-t-il en se détendant brutalement. Ce n'est pas possible...

— Zalmoxis ? répéta Lucius avec un rire moqueur. Qu'est-ce que c'est ?

— L'un de nos dieux, seigneur, répondit doucement le Dace.

— Voilà un nom singulier ! Ah...

Une corde venait de tomber du ciel, accompagné d'une rumeur basse : la plupart des esclaves s'étaient rassemblés autour de la fosse mais n'osaient parler trop fort.

— Si c'est comme ça, moi, j'y vais !

— Dagana ! fit une voix de femme. Si ton père... !

— Papa n'est pas là, laisse-moi, vieille chouette !

— Dagana ! fusa à son tour le Romain qui sentait venir une catastrophe. Reste là-haut, c'est un or...

— Trop tard ! Ha !

La jeune Uterne agita ses cheveux de feu et lança un regard goguenard à son demi-frère. Il s'en fallut de peu pour qu'elle lui tire la langue, Kahina aurait pu le jurer. Elle avait le visage sale à faire peur, mais ses yeux pétillaient de malice. Lucius, qui tenait plus que tout à l'envie de devenir au moins ami de la jeune femme, dut se contenir pour ne pas exploser de colère face à une telle insubordination et la lancer – il l'aurait sans doute pu – hors de la fosse.

— Je veux aider !

— Je veux que tu sortes d'ici !

— Trop tard !

Kahina ouvrit des yeux immenses : Dagana avait une confiance écrasante. Comment osait-elle s'adresser avec une si grande familiarité au centurion ? Même ce dernier fut surpris du changement radical d'attitude de la jeune femme... et ce en quelques minutes. Son esprit habitué à réfléchir rapidement fit le lien entre la discussion qu'il avait eu sotto voce avec Ciaran, le père de la jeune fille. Cette fouine de Dagana avait tout entendu, il en était certain : avec quel amusement elle le regardait ! Était-ce là tout ce que cette annonce morbide lui faisait ?! Ou alors connaissait-elle déjà la vérité ? Peut-être qu'elle savait que Lucius était son frère, mais ignorait qu'il le savait également.

— Lucius, as-tu vu une larve ? Kahina, aide-moi. Regarde : ils descendent une planche. On va y mettre Burebista, puisque Lucius est trop rêveur pour nous prêter main-forte !

— Oui, d'accord. Tu n'as rien de cassé pour qu'on te soulève ? demanda Kahina.

— Non, je ne crois pas, répondit Burebista.

— Je ne suis pas rêveur, je réfléchissais, protesta Lucius à contretemps.

— Personne ne te demande de ne pas rêver, prends ton temps, répliqua Dagana.

Le centurion ouvrit la bouche, les sourcils froncés, les joues rosissant, les yeux étrécis, prêt à s'emporter, mais il restait tiraillé dans ses sentiments : la jeune rousse n'était pas une simple esclave. C'était sa sœur. La chose l'avait tant travaillé depuis les événements graves qui l'avaient frappé en Palestine qu'il s'était fait une fête à l'idée de la retrouver. Il s'était préparé à agir en aîné, à prendre un rôle presque paternel... Il avait énormément tergiversé à ce sujet, se demandant comment dire à Dagana qu'à présent elle pourrait marcher à ses côtés... c'était sans compter le caractère de l'Uterne.

— Prends Cotiso avec toi, Lucius, fit cette dernière. Si tu as fini de rêver, bien entendu.

Il fallut l'aide de pratiquement tous les hommes valides pour remonter Cotiso et Burebista. Ils furent rapidement installés dans la raeda, que Samuel et Gunvor avaient remplie de foin, ce qui permettait aux blessés de ne pas ressentir trop durement les cahots de la route. Ciaran se trouvait déjà dans la carriole, ainsi que la femme enceinte. L'époux de cette dernière, éploré, se faisait rassurer et consoler par Gunvor.

— Papa ! s'exclama Dagana en bondissant vers son père. Nous avons réussi !

— Magalarta m'a dit que tu l'as traitée de vieille chouette ! tonna Ciaran, les sourcils froncés.

Dagana le serra dans ses bras en souriant.

— Tu as bien fait, chuchota l'Uterne à l'oreille de sa fille. Tu aurais aussi pu dire « vieille chouette desséchée ».

Comme sa fille gloussait, il ajouta d'une voix forte :

— Et tu te permets de rire ainsi ! Mal éduquée !

Il vit d'un bon œil l'arrivée de Cotiso et Burebista. Le premier était encore inconscient, aussi Lucius décida de le placer entre Ciaran et la femme enceinte.

— Peux-tu veiller sur lui le long du trajet ? demanda le centurion au Celte.

— Je peux, grogna ce dernier.

— Burebista, tu pourras surveiller cette femme ? Son mari suivra à pied.

— Oui, maître, répondit craintivement le Dace.

Il ne restait plus de place dans la carriole. Embarrassé, Lucius regarda sa vieille nourrice aux genoux douloureux et regretta de ne pas être monté avec plusieurs chariots.

— Gunna, lui dit-il en la prenant par le bras. Peut-être vaut-il mieux que tu restes ici, je reviendrai te chercher demain avec la raeda pour que tu n'aies pas à marcher trop longtemps.

— Et Halthor ? répondit aussitôt la Viking. Et Talitha ? Elle a aussi besoin de moi pour apprendre à bien s'occuper d'un bébé ! Je connais mon travail, ce n'est pas pour rien que j'ai élevé un grand guerrier comme toi !

Elle parlait en avançant, sans se soucier de Lucca qui était resté immobile. Ce dernier entendit une pointe de fierté dans la voix de sa nourrice, une chose assez surprenante pour être notée ici.

— Attends ! la retint-il. Dans ce cas, monte Maleficus.

— Oh... hésita Gunvor en grimaçant. Je ne sais pas si...

— Tu montes bien des ânes et des mules, je le sais ! Maleficus n'est pas différent : il est un peu plus grand.

— Tu sais...

— Gunna, insista Lucius, tu sais très bien qu'il n'attaque que si je l'ordonne. C'est un très bon cheval. Sans moi, il n'aurait jamais appris à faire ces mauvaises choses.

Comme la vieille nourrice hésitait toujours, Lucius tenta d'user d'une arme secrète : il prit l'air le plus misérable du monde et tendit la main :

— Oh, mater mea, tu ne veux pas me faire confiance ?

— Lucius ! s'exclama la Viking, rouge pivoine. Quel âge as-tu ?! Tu n'as pas le droit de me faire ça !

Le centurion ne put s'empêcher de rire doucement en voyant le visage scandalisé de sa nourrice. Elle l'avait appelé Lucius pour la première fois depuis des années et le gourmandait comme elle le faisait lorsqu'il avait cinq ans. Au lieu de se rétracter, elle posa les poings sur les hanches, devant quelques spectateurs aussi épouvantés que stupéfaits.

— Fais-moi plaisir, monte donc Maleficus. Je saurai que tu n'as pas mal aux jambes à cause de moi.

— Non, mais j'aurai mal à la tête à force de ne plus savoir quoi faire de toi ! gronda la Viking dont la voix prenait un accent perdu depuis longtemps.

Aidée par Lucius, elle monta sur la selle de l'étalon noir, qui ne bougea pas d'un centimètre.

— Maleficus, va doucement, ordonna le soldat. C'est ma vieille mère.

C'est ainsi que les esclaves du domaine des Lucius comprirent que les choses changeaient réellement. 

*

Voilà ! 

J'espère que ce chapitre, plus léger et plus tendre que les précédents vous a plu ! 

Merci pour vos commentaires, n'hésitez pas à en laisser, ça me fait toujours plaisir de vous lire ;-)

Sea

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