17 - Elle lui fit confiance
Lucius eut envie de vomir. Il força sa demi-sœur à reculer, à s'éloigner de lui, mais elle tint bon et l'empêcha d'avancer. Ses cheveux flamboyants, en bataille, faisaient autour de la tête de la jeune femme une couronne brûlante.
— Maître ! Lucius ! Je...
— Je ne veux pas de toi ! Tu n'es pas une putain ! finit par exploser le centurion.
— Mais je me donne à toi, librement ! Viens ! Allons dans la grange, tu pourras me faire... ce que tu veux !
Elle le saisit fermement par le bras. Le Romain fut surpris de la force qui se dégageait de la jeune femme. Écœuré par la proposition, il eut du mal à se dégager mais y parvint finalement.
— Lâche-moi, enfin !
— Dis-moi ce que tu veux que je fasse, j'ai toujours eu... j'ai toujours eu envie de toi ! De ton corps !
Lucius fit une telle grimace que Dagana se décomposa.
— Je ne te plais pas, c'est ça ? Mais je sais faire... plein de choses !
— Premièrement, avec un père comme Ciaran, je mets ma main... non, mes deux mains au feu que tu ne sais rien de la chose de laquelle tu parles ! Tu es vierge et tu le resteras encore longtemps ! ajouta-t-il en ne pouvant contenir son orgueil familial(1). Tu n'as aucune envie de moi, qui t'a mis dans la tête de me demander ces choses ?! Es-tu devenue folle ?
— Je... je sais aussi chanter ! Je peux aller à la villa pour chanter ! Et danser ! Tes invités seront ravis de me voir danser !
Ce disant, elle défendait toujours à Lucius l'entrée de la porcherie.
— Je sais beaucoup de choses ! Les plantes qui soignent, les chevaux, les... les moutons... je sais même coudre des plaies ! Si tu dois te battre et que tu es blessé, je pourrai t'aider !
— Tu es complètement folle ! Je veux parler à ton père ! Laisse-moi passer !
— NON ! hurla Dagana en lui donnant une bourrade qui faillit le faire chuter. Je t'ai dit que je me donnerai à toi, pourquoi ne veux-tu pas...
— Dagana, cesse un peu ! Tu es la dernière personne au monde que je mettrais dans mon lit !
— Et pourquoi ça ?! Je ne suis pas assez bien, peut-être ?
Lucius eut l'intelligence de ne pas lui dire la vérité :
— Non, mais tu es trop jeune. Laisse-moi entrer et parler à Ciaran, je sais déjà qu'il a une jambe brisée.
Dagana laissa retomber ses bras et se décomposa. Le centurion soupira :
— Tu te fatigues pour rien.
— Je sais que tu hais mon père, maître, mais il est tout pour moi ! éclata la jeune Uterne. Maître, mon père est celte, il a de la fierté dans le sang. Oublie les mauvaises paroles qu'il a pu avoir, s'il te plaît...
Bien moins furieuse, sa voix s'était amoindrie, aussi plaintive que celle d'une enfant qui serait tombée dans des graviers.
— Dagana, s'il y a bien une personne qui devrait faire pardonner ses mauvaises actions, c'est moi. Allons, laisse-moi entrer, je ne ferai pas de mal à ton père. Je te promets que tout ira bien.
Malgré la promesse qu'il s'était fait de ne plus abuser de son statut, il caressa la joue de la jeune femme. Cette dernière ne sursauta pas, mais elle posa la main sur celle du Romain.
— Pourquoi ? murmura-t-elle.
— Je veux changer. Ton père est un homme bon et généreux, un homme dans lequel je peux mettre une confiance absolue. Sa jambe guérira en deux lunes. Je vous ai causé du tort et je veux le réparer, mais je dois lui parler, comprends-tu ?
Dagana hocha la tête. Elle était prête, l'instant précédent, à pousser cet horrible maître à lui faire subir les pires outrages, et voilà que les dieux lui envoyaient un être aux antipodes de celui qui était parti en Palestine. La tendresse fraternelle de Lucius, sans doute trop brusque et maladroite, toucha la jeune fille en plein cœur. Elle lui fit confiance.
Dans la porcherie, l'odeur était masquée par un parfum âcre de vieil encens. Il fallait y marcher courbé et le sol était recouvert d'une épaisse couche de lisier séché. Le frère et sa demi-sœur furent accueillis par les rugissements de Ciaran.
— Ne la touche pas ! Maudit fils de serpent, fils de chien ! Tu l'as touchée ! Si tu m'as violé ma fille, je te tuerai ! Je te maudirai ! Je te ferai rôtir comme un...
Ciaran, même adossé au mur d'une porcherie délabrée, la jambe maladroitement enserrée dans une attelle de fortune, était impressionnant. Dagana se hâta d'aller s'agenouiller à son chevet.
— Papa, il ne m'a pas fait de mal. Papa ! Vas-tu m'écouter ! Il a refusé ! Il ne m'a rien fait !
Le grand Celte mit quelques secondes avant de décolérer. Cette première fureur passée, il ne lui resta plus que la crainte. Il vit le centurion s'accroupir face à lui.
— Je ne viens pas pour vous tourmenter. J'ai affranchi les trois contremaîtres que je vous avais assignés comme bourreaux et je les ai chassés. Ce midi, ils auront quitté mon domaine. Ils m'ont dit que ta jambe était fracturée et comme j'ai grand besoin de toi à la tête des esclaves des champs, j'aimerais te ramener à la villa pour te donner les meilleures conditions de guérison. Ta fille te suivra, ni toi ni moi ne saurions l'en empêcher. Je vous demande pardon, ajouta-t-il en cillant et en se mordant les lèvres, pour ce que je vous ai fait vivre. Tout est de ma faute et je ne saurai jamais comment racheter mon erreur. Je ne peux que vous demander de me prendre en pitié et vous supplier chaque jour de pardonner les crimes que j'ai commis.
Ciaran resta bouche bée.
— Ah, ça ! lança-t-il de sa voix de stentor.
— Ce bouge est immonde. Vous ne devez pas y rester un instant de plus, décréta le centurion. Je vais t'aider à t'en extraire et vous attendrez dehors que la raeda arrive. Dagana, tu seras sous ma protection à la villa, personne ne pourra poser le bout du doigt sur ta peau sans avoir à encourir la pire vengeance qui soit. Peux-tu m'aider ?
La jeune femme avait envie de hurler de joie, de pleurer, de danser, de sauter partout, mais elle resta sérieuse et aida Lucius à sortir son père de la porcherie sans lui faire trop de mal. Elle s'engouffra à nouveau dans son ancien foyer pour y récupérer quelques objets auxquels elle tenait.
— Ciaran, souffla rapidement Lucius, elle ne sait rien. Je ne lui ai rien dit.
— Oui, grogna le blessé en regardant droit devant lui.
— C'est ma sœur, je veux qu'elle soit traitée comme ma sœur.
— Je ne veux pas qu'elle pense être la fille d'un criminel ! cracha Ciaran. Je suis son père !
— Je...
— Tu n'as qu'à la traiter comme tu traiterais ta sœur. C'est tout. Tu l'as traitée comme une souillon ces vingt dernières années, il te suffira de la traiter comme une affranchie, ça lui suffira.
— Je veux qu'elle sache qu'elle est ma sœur.
— Que veux-tu lui dire ?! siffla Ciaran, les yeux brûlant de haine. Que son vrai père était un foutu violeur de vierges ? Ou que sa mère était une catin ? Soit l'un, soit l'autre ! On connait la vérité, tous les deux, ton père était une ordure, il était comme toi ! cracha-t-il, oubliant en un instant ce que Lucius leur avait dit. Mais si toi tu es fier de porter son sang, elle le sera sans doute moins ! Un violeur... Un sale violeur d'innocentes ! Il aurait violé sa propre fille, s'il avait pu ! Tu veux lui dire ça ? Tu veux lui dire qui était celui que tu appelles « votre » père ? Détruis-la, tiens ! Vas-y ! Détruis le peu de chose qu'elle aimait !
— J'ai tout, papa !
— C'est bien, ma fille ! lança le Celte avec tout l'orgueil du monde. Viens là, ma fierté ! Viens voir ton vieux père.
— Papa, tu n'es pas vieux !
— Je vous laisse, déglutit Lucius en tournant les talons. Je vais voir les autres.
Il reçut les remerciements et la joie immodérée de ses esclaves sans aucune fierté, aucun bonheur. Gunvor et Kahina leur avaient donné de la nourriture, des vêtements, de quoi se soigner, mais elles leur avaient aussi confié le détail des améliorations dont leur maître leur avait parlé, sur la route. Samuel avait insisté pour que Talitha et lui bénéficient du shabbat, un jour chômé, et chemin faisant, Lucius s'était laissé convaincre de laisser à tous ses esclaves un jour de repos. Il allait également acheter d'autres esclaves pour construire de nouvelles maisons, plus propres, plus modernes, que ce soit à la villa ou aux champs. Les nouveaux contremaîtres seraient choisis parmi les esclaves les plus justes. Ils auraient à manger à leur faim. Ils auraient le droit de glaner. Il n'y aurait plus de coup de fouet, de marquages, de revente, de violences. Les bébés ne seraient plus retirés à leur mère. Et Ciaran, une fois guéri, reviendrait et deviendrait le chef de corvée. Le centurion ne semblait cependant pas heureux, au milieu des effusions de joie de ses esclaves. Il était triste, déçu de lui-même. Honteux et penaud. Du coin de l'œil, il vit Gunvor pousser Kahina dans sa direction avec un « Dis-lui, allez ! » péremptoire. La Numide, le menton levé, s'avança vers son maître.
— Il y a deux hommes que les contremaîtres voulaient laisser mourir, dans une fosse. Ils sont enchaînés. Ils avaient puisé plus d'eau qu'ils n'en avaient le droit.
— Où sont-ils ? sursauta Lucius, se réveillant de sa douloureuse torpeur. Montre-moi.
— Ils, euh...
— Ne perdons pas de temps, ordonna le centurion de sa voix de commandement, oubliant une fois encore qu'il s'adressait à une femme qui le craignait grandement. Kahina, viens m'aider, il faut vite les tirer de là.
Il partit devant, précédé par une esclave qui avait donné l'alerte à Gunvor et Kahina.
*
(1) Je me permets juste de rappeler ici que le concept de virginité est vraiment culturel, ici inhérent à la société romaine qui date de plus de 2000 ans. Je sais que je suis lue par des adolescentes, donc je tiens ici à rappeler qu'une femme "vierge" ne "vaut" pas moins qu'une femme qui ne l'est pas. Qu'il est par ailleurs impossible scientifiquement de prouver à 100% qu'une femme est vierge ou qu'elle ne l'est pas, même par un gynécologue (Eh oui ! Les vieilles croyances ont la vie dure !), quoi qu'en disent de vieux idéologistes rassis. Les propos tenus par Lucius sont écrits dans le contexte antique mais ça ne signifie pas qu'ils sont acceptables aujourd'hui. Non, j'écris ça ici parce que j'ai eu des surprises, parfois... et qu'il est grand temps de déculpabiliser les femmes sur ce concept. Personne n'a rien à prouver à ce sujet, homme ou femme : c'est de l'ordre du psychique intime. Tant que vous êtes adulte, vacciné et consentant, personne n'a rien à dire ou à demander. C'est privé, chasse gardée.
*
Hem, ceci était une communication d'un auteur fatiguée de lire des bêtises sur la femme en général et qui profite de cette tribune pour proposer aux gens de se cultiver, notamment sur internet. Il y a des infos très bien, sur internet.
Sinon, j'espère que le chapitre - non, parce qu'on va quand même en parler - vous a plu ;-)
Bisous,
Sea
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top