16 - Que cela ne soit pas retenu contre vous

Le lendemain, Lucius partit de bonne heure pour les champs, chevauchant Maleficus. Gunvor l'accompagnait, ainsi que Kahina et Samuel, tous trois dans la raeda. Le centurion avait donné des ordres pour que ses autres serviteurs se reposent en matinée en raison de l'heure tardive à laquelle il était rentré, ce qui réchauffa leur cœur.

Les champs étaient pour les esclaves un lieu où le travail était terriblement harassant. Envoyer un esclave aux champs était en ce temps synonyme de punition. Avant de partir pour la Palestine, le Romain s'était appliqué à durcir les conditions de travail, édictant des règles épouvantables. Les contremaîtres qu'il avait nommés, par exemple, étaient d'anciens gladiateurs, qu'il avait sélectionnés pour leur barbarie et leur amour pour la souffrance d'autrui.

Lorsque la petite troupe arriva, cahin-caha, dans le misérable hameau, leur arrivée fit l'effet d'un cataclysme. Seuls les trois contremaîtres, qui ne travaillaient pas, accueillirent leur maître sur un ton jovial, les autres se cachèrent. Sans descendre de Maleficus, le centurion ordonna à deux hommes de rassembler tout le monde, puis il demanda à un contremaître de lui faire un rapport oral de ce qui s'était déroulé ces derniers mois. Ce dernier, tous sourires, dénonça méthodiquement les petites erreurs et les rares fautes de chacun des habitants du hameau. Les intéressés pâlissaient mortellement à chaque fois que leur nom était cité. Un homme poussa un cri de rage lorsque le contremaître déclara que la femme de ce dernier – absente par crainte, justement, d'être remarquée – allait bientôt « mettre bas ». L'homme, furieux, ne bougea pas mais il se maudit d'avoir fait confiance à ce contremaître cruel et de l'avoir soudoyé pour obtenir de lui son silence.

— Il y a enfin Ciaran, maître, il fait encore des siennes ! Quel mal il nous a donné !

— Ah, ça oui, alors ! renchérit un autre contremaître, revenu avec les derniers esclaves. Quelle tête dure ! Il en a dit de belles, sur toi !

Lucius se rembrunit : Ciaran était un Uterne, un immense Celte de la pointe sud de l'Irlande. Sa femme s'était suicidée juste après la naissance de Dagana, sa fille. La jeune femme avait désormais une vingtaine d'années et avait la chevelure aussi rousse que celle de son père. Ce dernier l'avait ardemment protégée, parvenant on ne sait comment à lui éviter d'être mutilée ou violée. Le testament du père de Lucius stipulait qu'elle ne devrait pas quitter le domaine, qu'aucun patricien ne pourrait jamais la toucher ou se marier avec elle, et qu'elle aurait exceptionnellement le droit de vivre aux côtés de son père tant que ce dernier vivrait. Le centurion s'était souvent posé des questions sur cette marque de préférence – car il s'agissait d'une protection, malgré la vie terrible que menaient les esclaves des champs – et n'avait pas cessé de martyriser Ciaran, qui ne craignait pas le fouet, la faim ou le fer et qui s'était déjà opposé à son maître avec violence. Lucius, sur le chemin du retour de Palestine, avait fini par comprendre la seule raison qui avait pu pousser son père à protéger à demi la jeune Dagana. Il avait aussi compris pourquoi cette dernière lui semblait plus familière qu'elle ne l'aurait dû. Dagana était une fille bâtarde de son père : sa demi-sœur. Lucius avait d'ailleurs supputé que la mère de la Celte s'était donné la mort parce qu'elle n'avait pas supporté de tenir entre ses bras le fruit d'un viol. Ciaran, au contraire, s'était montré d'une férocité de lion pour protéger sa fille. Il l'adorait et les contremaîtres eux-mêmes craignaient d'affronter le père lorsqu'il s'agissait de s'attaquer à Dagana. Cependant, le maître était revenu : Ciaran allait payer toutes ses insolences et, avec un peu de chance, Dagana perdrait son protecteur avant le coucher du soleil.

— Ciaran ? Mais où est-il ? demanda aussitôt Lucius, en faisant reculer Maleficus pour pouvoir observer les visages des esclaves amassés autour de lui. Je ne le vois pas. Où est Dagana ? ajouta-t-il d'une voix plus forte et plus colérique.

Dagana était sa sœur. Si elle avait été tuée...

— Elle a refusé de venir ! lança le troisième contremaître. Elle est comme lui ! Elle tient tête !

— Pourquoi ne sont-ils pas là ?

— Ce sale chien roux de Ciaran s'est cassé une patte ! Vois-tu un peu ça, maître ? fit le premier contremaître d'une voix réjouie. Y'a deux jours ! Crac ! Il peut plus bouger, tiens. Sa chienne de fille est à son chevet, elle a pas voulu travailler depuis lors !

Dagana avait bien appris de son père : en vingt ans, il était devenu impossible aux contremaîtres de la toucher, même quand elle était seule, ce qui arrivait rarement. Ciaran ne lui avait jamais dit que sa naissance avait été marquée par le geste désespéré de sa mère, ou que c'était Lucius l'Ancien qui avait jadis violé la pauvre femme.

— Je m'en chargerai en personne, rétorqua Lucius en fronçant les sourcils. Cependant, je suis venu remettre un peu d'ordre dans tout ce...

Il allait lancer un juron, mais il se retint. Maleficus renâcla et le contremaître qui se trouvait le plus près recula, prudent. Il avait déjà fait les frais du sadisme du maître et de son cheval maudit.

— Tous les trois, je vous affranchis. Tenez. Partagez-vous cette somme, il y a le double de ce dont vous aurez besoin. Avant le zénith, vous serez partis.

Cette déclaration fit l'effet d'une gifle titanesque à tous ceux qui étaient présents. Les esclaves en furent terrifiés, car le centurion ne pouvait pas agir dans leur intérêt. Il préparait sans doute une chose bien pire encore. Les contremaîtres reçurent sans voix l'argent qui les affranchissait aussitôt.

— Ne parlez plus à personne sur mes terres, sans quoi je vous ferai arrêter, ajouta froidement Lucius. Allez. Que je ne vous voie plus. Vous avez agi comme je l'avais commandé, que cela ne soit pas retenu contre vous, mais contre moi. Le reste vous regarde et vous n'avez plus aucun droit sur mes terres. Est-ce clair ?

Les trois anciens gladiateurs, fascinés par la lourde somme qui leur avait été remise, remercièrent dans un balbutiement, sans plus songer à rien d'autre qu'à eux. Ils s'en furent, leur maison se trouvait à l'écart du hameau, mieux aménagée que celles des autres serviteurs. Ceux-ci restèrent les bras ballants et la bouche ouverte. Ils avaient peur. La présence de Kahina et Gunvor, ainsi que leur calme, arrangeait un peu les choses, comme l'espérait le Romain, mais ils étaient dans un état pathétique. Efflanqués, le regard fuyant, le visage marqué par les coups, les mains tremblantes... certains pleuraient, remarqua Lucius. Il évita de les dévisager avec trop d'insistance, car il comprenait que pour eux, une trop grande attention de sa part préludait forcément à des sévices.

— Gunvor, Kahina, distribuez-leur le pain et les remèdes. Ciaran loge-t-il toujours dans la même maison ?

— N... non, maître, bredouilla un homme sur lequel les yeux de l'officier s'étaient posés. Les... les contremaîtres l'ont... ils l'ont déplacé dans la vieille porcherie.

Lucius déglutit. Il s'agissait d'un vieux bâtiment délabré et sans fenêtres où les cochons dormaient la nuit, avant qu'une nouvelle porcherie ne soit construite. L'Uterne et sa fille avaient été traités pire que les porcs du domaine, songea-t-il avec honte.

— Tiens, va attacher Maleficus. Donne-lui de quoi boire.

— Ou... oui, maître.

— Il ne te fera aucun mal. Tu sais qu'il ne frappe que sous mes ordres ?

— Ou... oui, maître, mais s'il te plaît...

— Il ne te fera pas de mal, je t'en fais le serment. Va.

L'esclave hocha la tête, pâle. En passant près du mari de la femme enceinte, le Romain voulut parler, mais ce dernier tomba à genoux en saisissant la toge de son maître :

— Seigneur, oh ! Seigneur, je t'en supplie ! Pas mon enfant ! Seigneur, pas mon enfant ! Pitié ! Aie pitié ! Tue-moi, mais ne tue pas mon enfant !

— Sois sans crainte, je ne vous ferai aucun mal, se hâta de dire Lucius. Ta femme pourra rentrer à la villa sur la raeda. Elle accouchera chez moi et vous pourrez élever votre enfant, je ne te le prendrai pas. J'en fais le serment.

Il évita de relever la tête, remarquant tout de même la surprise qui secoua ceux qui avaient entendu ses paroles, et se rendit à la porcherie. La porte s'ouvrit avant qu'il n'y parvienne et Dagana, sale comme une mendiante, sortit en trombe. Ses yeux noirs luisaient de peur et de fureur mêlés et ses petits poings blancs étaient serrés comme des pierres. Elle releva sa toge raccommodée de nombreuses fois et s'avança vers le centurion. Ce dernier lut dans le regard de sa demi-sœur une détermination sans pareille. Il crut entendre un rugissement de fauve dans la porcherie, mais n'eut pas le temps de s'interroger davantage.

— Maître ! fusa la jeune femme en se plaquant contre lui. Je suis prête à me donner à toi ! Je suis vierge ! Tu peux faire de moi ce que tu voudras ! 

*

Alors juste, attention : pour moi - et parce que j'estime que les livres font partie de l'éducation - cette histoire peut être lue à partir de 11 ans. Il faut cependant garder en tête qu'à l'époque, les esclaves n'étaient pas juste des travailleurs non payés, c'étaient réellement des meubles. 

Même s'il s'agit d'histoire ancienne, au sens propre du terme, ce qui se passait dans les "champs" était absolument odieux en général. Les esclaves des "villas" étaient bien mieux traités, parfois comme des membres de la famille, mais il ne faut pas abuser : les maîtres gardaient droit de vie et de mort, ce jusqu'à l'instauration de lois qui protégeaient un peu plus les droits des esclaves. 

Voilà ! La suite arrive bientôt ! N'hésitez surtout pas à faire des commentaires ;-)

Sea

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