12 - Une âme en ruines

Il n'y eut pas plus pathétique vision que le regard du couple lorsqu'ils durent faire face au forgeron de leurs malheurs. La famille Marcus les avait bien traités, très bien, même, laissant à Enheduanna du temps pour se reposer les jours où le chagrin la submergeait. Pas un coup, pas une injure. Mais pas de Jéziré. Sargon, les dents serrées et le cœur battant, se tenait droit face au centurion, mais il regardait le sol pendant que le patriarche de la maison leur exposait la raison de la venue de leur ancien maître.

— ... et il a promis de bien vous traiter, osa terminer Marcus en se flagellant mentalement pour ces paroles malhonnêtes.

Un sanglot mal réprimé monta de la poitrine d'Enheduanna qui plaqua une main frissonnante contre sa bouche.

— Je voulais connaître votre avis, vous savez que vous pouvez me le donner. Préférez-vous...

— Si Jéziré est en vie, je veux la rejoindre, fit brutalement Sargon d'une voix croassante que Marcus ne lui avait jamais entendue.

Enheduanna ne fit qu'acquiescer en hochant la tête, blanche comme un linge. Il y eut un long silence, tandis que Lucius, les joues rouges de honte et le front baissé, n'osait plus croiser le regard de quiconque.

— Bien... murmura Marcus, écœuré par son propre rôle. Leur permettras-tu de revenir me rendre visite, Lucius ? La famille les aimait... les aime beaucoup.

— Oui, articula le centurion.

— Allez chercher vos affaires, prenez ce qui vous fera plaisir, les encouragea Marcus. Du vin, Lucius ?

— Non, j'attendrai dehors. Combien veux-tu...

— Non, Lucius, refusa l'autre sur un ton étrange. Ne fais pas ça.

Sargon et Enheduanna rejoignirent leur maître dehors, dans la rue. Il se tenait près de cet horrible étalon noir qui mordait et tapait sur ordre. Le mari tenait son épouse contre lui, les yeux écarquillés par la peur. Il ne disait rien. Le petit groupe commença à s'éloigner pour rejoindre l'entrée ouest, dans le silence le plus complet. Il ne faisait pas froid, mais la jeune femme était saisie de frissons fiévreux. Dans une rue déserte, Lucius finit par rompre l'oppressante tension :

— Je ne suis pas venu pour vous tourmenter. Je voulais vous réunir avec votre fille.

Il ne reconnut pas sa voix. Ils marchèrent encore un peu et il voulut préciser :

— Je n'aurais pas dû faire ça. Je regrette de vous avoir traités comme je l'ai fait.

Duanna !

Maleficus fit un écart : Enheduanna venait de perdre connaissance sur les pavés. Sargon, les mains tremblantes, se jeta près d'elle et lui releva la tête. Le pauvre homme pleurait de chagrin. Il voulut protester lorsque Lucius tenta de l'aider, mais ne s'y résolut pas : et si Jéziré était vraiment en vie ?

— Est-ce qu'elle respire ? demanda le centurion.

La Perse était si blanche qu'il avait des raisons d'en douter.

— Est-ce que tu vas tuer notre fille ? Est-ce que tu l'as déjà tuée ? questionna Sargon entre deux sanglots.

— Non ! Non, par Mars, répéta Lucius. C'est Ancastos qui m'a dit que vous étiez encore à Lucca et que j'aurais une chance de réparer le mal que je vous ai fait. Jéziré ne va pas bien, elle est malade parce que... parce que vous n'êtes pas là, mais elle est en vie et je n'ai pas l'intention de vous faire à nouveau du mal. Sargon, je le jure. Je le promets sur tout ce que j'aime.

— Sur quoi ?

La question était sortie des tripes du Perse plutôt que de sa tête et il frémit d'horreur en s'entendant la dire. Son cœur manqua un battement lorsqu'il constata que cette question avait tellement déstabilisé le centurion que ce dernier, à genoux devant le corps inanimé d'Enheduanna, avait fondu en larmes, rongé par le remords.

Non loin de là, une silhouette immense enveloppée dans un manteau léger observait la scène.

— Eh bien, eh bien, eh bien... Je n'avais jamais vu cela... Allons, donc, puisqu'il le faut !

Samuel, qui avait suivi Lucius, sortit de l'ombre et s'avança vers le petit groupe. Il fit sursauter Sargon en s'accroupissant près d'eux mais posa une main rassurante sur le bras du Perse et sur le dos du Romain.

— Cette pauvre femme a besoin d'un endroit chaud et d'un peu de réconfort, allons. Ne la laissons pas revenir à elle sur des pavés et entre deux hommes brisés de sanglots. Prends ton cheval, Lucius et revenons chez moi.

Binyamin ôta son manteau, en enveloppa Enheduanna et la souleva aussi facilement qu'il aurait soulevé Jéziré. Il partit devant et mena rapidement les autres jusqu'à sa maison.

— Veuillez excuser le désordre. Je suis une personne d'habitude très ordonnée, mais un ami est venu me rendre visite. Il a été pris d'une folie passagère et a tout mis sens-dessus-dessous.

Lucius n'eut pas le courage de protester : il n'avait fait que briser le tabouret et renverser la bibliothèque, tout le reste n'était pas de sa faute ! Sargon se moqua parfaitement de ce désordre et se hâta d'aider Samuel à allonger son épouse sur le lit. En sanglotant, le Perse caressait le visage de la jeune femme, murmurant des mots de réconfort dans sa langue natale.

— Quelle mauvaise nouvelle a frappé tes serviteurs, Lucius ? questionna le Judéen en ravivant le feu et en ouvrant en grand la petite porte du poêle. Ne peux-tu pas leur apporter paix et consolation, toi qui les connais ?

— Non, ils pleurent parce que je viens de les racheter, avoua l'interpelé d'une voix blanche. Ils pleurent parce que je les ai torturés pendant des années. Parce que je les ai séparés de leur fille unique. Ils pleurent parce que...

Le centurion hoqueta et se mit à son tour à pleurer. Samuel poussa un énorme soupir et ouvrit les bras pour y enfermer l'officier impérial. Les lourds sanglots de Lucius furent étouffés contre l'immense poitrine du Judéen, sous le regard atterré de Sargon. Enheduanna s'éveilla avant que son maître ne se soit calmé et elle crut tout d'abord qu'elle rêvait.

— Mais pourquoi pleure-t-il ? murmura-t-elle en voyant le démon qui hantait sa vie effondré dans les bras d'un géant.

Quoi de plus malheureux qu'une âme en ruines, effondrée sous le poids des remords ? cita Samuel. Publilius Syrus savait de quoi il parlait, soupira-t-il en levant les yeux au ciel.

Lucius finit par se calmer. Étrangement, il ressentait toujours plus de honte à affronter les regards de ses victimes qu'à avoir perdu son sang-froid en leur présence. Il accepta la tasse remplie d'une infusion au thym et s'assit au sol, contre un mur, à l'instar de Binyamin qui s'excusa pour « son si tempétueux ami qui avait dû briser également l'unique tabouret de cette humble demeure ». Une couverture raccommodée sur les épaules, le visage baissé, le centurion déclara d'une voix rauque :

— Je n'ai pas menti : Jéziré est en vie et j'ai réellement l'intention de vous rendre la vie aussi douce que possible. Je suis réellement désolé de vous avoir fait souffrir et je vous laisserai tout le temps qu'il vous faudra, à la villa, pour vous soigner et vous reposer. C'est vraiment Ancastos qui m'a envoyé, il n'aurait jamais fait ça s'il n'avait pas eu confiance en moi : je lui ai prouvé qu'il pouvait se fier à moi.

— Qui est Ancastos ? demanda doucement Samuel en donnant un morceau de pain au couple.

— Le plus vieux serviteur de ma famille. Je... je lui ai aussi causé du tort. J'ai causé du tort à tout le monde.

— Qu'est-ce que tu lui as fait ?

— Avant mon départ pour la Palestine, je le tourmentais. J'ai... je l'ai battu, je l'ai forcé à... à accomplir des tâches au-dessus de ses forces... Je lui ai même crevé un œil. Jusqu'à mon retour, je crois que... je crois que je ne l'avais jamais appelé par son nom. Il y a quelques jours, il a voulu protéger un enfant, songeant que j'allais me comporter comme avant mon départ. Je n'ai rien fait de mal... je veux dire : je n'ai puni personne, mais il a éprouvé une telle crainte qu'il a failli en perdre la vie et il est très alité. J'ai essayé de... de faire... de prendre soin de lui, comme je le pouvais. Je ne sais pas... Kahina et...

— Qui est Kahina ? l'interrompit Binyamin. Bois, ça va être froid.

— Kahina est... elle est... je lui ai aussi fait du mal. Elle s'occupe beaucoup d'Ancastos.

— Qu'est-ce que tu lui as fait ? répéta Samuel.

— Je l'ai... avant de... avant de partir pour la Palestine, je l'ai marquée... au fer rouge. Je lui avais dit que je faisais cela pour qu'elle ne vole rien, mais je savais qu'elle n'était pas voleuse. Elle me craint tant qu'elle a failli se suicider, il y a quelques jours, parce qu'elle m'avait répondu. Elle me déteste jusque dans le fond de ses entrailles. Mais je l'ai traitée de façon si ignominieuse que... c'est normal, conclut simplement le centurion en vidant la tasse et en haussant les épaules.

— Pourquoi t'es-tu mis en colère, tout à l'heure, Lucius ?

Ce dernier fut pris d'un frisson.

— Parce que... articula-t-il avec peine. Parce que tu m'as montré la vérité.

— Moi ? sursauta Samuel. Quelle vérité ?

— Je ne peux pas changer.

— Adonaï, est-ce que tu entends cet homme ! s'exclama brusquement Binyamin en claquant des mains, faisant bondir les autres. Est-ce que tu l'entends ?! Ah, tu m'envoies un criminel endurci qui veut changer et tu me laisses me fourvoyer !

Le Judéen se perdit dans un grand discours en araméen, certainement destiné à son dieu, car Lucius reconnut plusieurs fois le mot « Adonaï ». Les Perses l'observaient avec des yeux ronds et le centurion n'osa pas l'interrompre.

— Moi ? finit par répéter Samuel en latin. Moi ?! C'est moi qui t'ai montré cette vérité ? Adonaï ! gémit-il en se mordant le bord de la main. Si Ruth avait été là, quels cris elle aurait poussés ! ajouta-t-il à l'intention des jeunes Perses. Ce sont les Romains ! Ils comprennent tous de travers ! Je ne t'ai jamais dit que tu ne pouvais pas changer ! s'exclama le maître des lieux. Tu te l'es dit tout seul ! Ne me charge pas de ce péché-là devant Adonaï ou devant ma femme, centurion, parce ça, je ne te le pardonnerais pas. 

*

Voilà la suite, qui finit sur une note sans doute plus réjouissante que la dernière fois !

Merci pour vos commentaires et votre gentillesse et bonne semaine, 

Sea

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top