10 - Soixante-dix fois sept fois

Le centurion vit les yeux noirs et brillants de Samuel le décrypter suite à l'étrange salutation qu'il venait de lui faire. L'homme était immense, il ne devait pas avoir plus de cinquante ans mais il avait déjà les cheveux blancs, et une énorme barbe lui mangeait tout le bas du visage. C'était un colosse, mais le Romain ne lisait pas en lui de menace... du moins pas de menace physique.

— Tu as aimé Jérusalem, centurion ? demanda le Judéen en saisissant une charpie posée sur la carriole pour s'essuyer les mains. Entre donc, ma maison est petite et mal organisée, mais elle est plus hospitalière que cette ruelle mal famée.

— Si j'ai... comment ?! Qui t'a... ?

— Tu vérifieras régulièrement qu'on ne te dérobe pas ton beau cheval, Lucius, conseilla Samuel.

— Non, il ne... Mais par quelle magie ?!

Binyamin referma la porte de sa petite maison – il était obligé de se pencher pour en passer le seuil – et sourit :

— Un capharnaüm, je sais ! Ma pauvre épouse avait de l'ordre et de la méthode, mais je n'ai jamais eu cette chance.

— Non ! Je parlais de... comment sais-tu que j'ai été à Jérusalem ? Que je suis centurion ? Que... qui t'a donné mon nom ?!

Samuel cligna de l'œil, se pencha sur son invité et tapa du bout de l'index sur sa propre tempe :

— La dé-du-ction, mon jeune ami ! Tu as exprimé de la colère lorsque je t'ai salué de façon si abrupte : un autre citoyen aurait ressenti de la surprise, mais un soldat qui a été de faction en Israël, lui, aurait été furieux de s'entendre parler ainsi. D'ailleurs, ta carrure et ta forme physique témoignent d'un entraînement entretenu. Tu as bien maîtrisé ta colère, tu as su la refouler, ce qui signe un apprentissage du contrôle de toi-même, ce qu'un simple soldat n'aurait pas forcément appris. Tu possèdes un superbe cheval, harnaché richement, ce qui prouve soit un riche héritage, soit une position privilégiée dans l'armée, sans doute les deux dans ton cas – question de logique. Tu as un étalon, pas un hongre, et il est très calme, donc tu as beaucoup d'autorité. Tu es jeune, mais ta voix et ton maintien trahissent le centurion. Ta selle et la couverture de ton bel animal portent la lettre L : elles sont riches, entretenues mais ont des marques d'usure et ont été adaptées à ton cheval, donc elles sont anciennes et ont sans doute appartenu à ton père avant toi. Tu as de la fierté dans le sang, donc tu aurais changé la lettre si vous n'aviez pas le même nom : vous autres Romains avez assez peu d'imagination en ce qui concerne les noms donc Lucius me semblait raisonnable pour une famille patricienne.

Tout en parlant, Samuel avait ravivé le feu dans un poêle à bois à l'aide d'un éventail et il y avait posé une olla qu'il avait remplie d'eau, avant de jeter dans la marmite des touffes de thym serpolet.

— Prendras-tu une tasse de thym ? C'est excellent pour la santé ! Savais-tu qu'Hélène de Troie...

— N'as-tu pas peur de moi ?

Samuel Binyamin posa deux tasses en terre cuite sur une table qui côtoyait un lit couvert de parchemins et une chaise. Il s'assit sur le lit, après l'avoir un peu dégagé.

— Peur d'un centurion de l'armée romaine, moi qui ne suis qu'un malheureux pérégrin ? Pérégrin déditice, qui plus est ? Qu'est-ce qu'un centurion romain face à un pérégrin, mon ami ?

— Je suis venu te demander une faveur.

— D'où ta grande maîtrise lorsque je t'ai mis en colère, sourit Samuel.

— J'ai cherché toute la journée un juif qui voudrait bien s'installer dans ma villa, pendant un temps indéterminé, moyennant un bon salaire et ils m'ont tous claqué la porte au nez. Ta porte m'a été indiquée par un malfrat.

— Pourquoi un juif ? Tu ne cherches pas à te convertir.

Binyamin passa la main dans sa grosse barbe blanche, curieux.

— Je veux un homme qui parle la langue des juifs.

— L'hébreu ?

— Non, l'araméen.

— Puis-je te demander pourquoi, Lucius ?

Le Romain s'assit sur le tabouret et saisit la tasse vide que son hôte lui destinait. La poterie était douce, il aimait le contact lisse sous ses mains calleuses.

— J'ai chez moi une esclave juive qui ne parle pas la langue.

— Une Judéenne qui parle araméen et non latin, corrigea Samuel en tirant une miche de pain d'un sac en toile accroché à la tête du lit. Je t'ai interrompu, continue.

Lucius avait relevé la tête, les narines palpitantes. Cette journée avait été longue, difficile, et cet imbécile se moquait de lui ! Le centurion reporta son attention sur la tasse en terre cuite et ne vit pas le sourire narquois sur les lèvres de son interlocuteur.

— Oui, c'est ça. Je veux qu'elle apprenne le latin.

— Pourquoi avoir acheté une femme qui ne parlait pas latin ? Était-ce un cadeau ?

— Non, j'avais besoin d'elle en particulier.

— Pourquoi ?

— J'ai une fille, déglutit Lucius. Un très jeune enfant qui boit encore du lait. J'avais besoin d'une nourrice.

— Je comprends... fit Samuel d'un ton calme.

Il posa la miche de pain sur la table sans la rompre et croisa les doigts devant lui.

— Cette femme, cette Judéenne, elle avait eu un bébé, je suppose, ajouta-t-il.

— Elle l'a toujours. Une fille. Je l'ai gardée.

— Pourquoi ?

Lucius ouvrit la bouche, mais réalisa qu'il avait la gorge trop sèche pour parler et fut pris d'une quinte de toux. Le Judéen soupira un peu, lui prit la tasse des mains, se leva et ouvrit une grosse jarre qui trônait près du poêle. Il y plongea la tasse et la tendit au jeune homme qui le remercia d'un signe de tête.

— Je n'avais pas de raison de l'en séparer, finit par dire le patricien après s'être désaltéré.

— Tu n'avais pas de raison de la garder.

— Tu préférerais que je m'en débarrasse ? questionna brutalement le centurion en fronçant les sourcils, irrité.

Samuel eut l'air plus peiné qu'il ne l'aurait fallu et ne répondit pas.

— Je n'aurais pas dû dire ça, marmonna Lucius après un silence embarrassant. Je ne voulais pas leur faire de mal, c'est tout.

— Où est la mère de ta fille ?

— Elle n'est pas à la villa. Tu n'as rien à savoir sur elle.

— Est-ce réellement ta fille ?

Le Judéen déchiffra de la peur sur le visage du Romain et il pencha la tête sur le côté, fronçant à son tour le sourcil.

— Non, répondit Lucius. Mais si tu savais la vérité, je te promets sur mes mânes que tu serais heureux de la savoir avec moi plutôt que dans les bras de sa mère.

Dixit l'homme qui achète des esclaves comme on achète des mules...

Le sang du centurion ne fit qu'un tour : il donna un violent coup de poing sur la table.

— Assez de tes insolences ! s'exclama-t-il. Je viens te demander de quitter ce bouge pour prendre place dans la plus belle villa du pays, je t'offre un salaire et je ne te fais aucune violence et tu cherches seulement à me rendre fou avec tes questions !

— Pourquoi suivrai-je un homme dans une prison recouverte d'or ? Qui plus est un homme qui usera tous les jours du fouet sur ses esclaves, sous mes yeux ? demanda doucement Samuel en redressant une tasse qui avait versé.

— Je ne donne pas de... !

La respiration courte, les yeux luisant de colère, le centurion se reprit :

— Je ne donne plus de coups à mes esclaves.

— Je suis toujours plus heureux qu'eux, ici, dans mon petit bouge tranquille. Tu attendras le prochain marché aux esclaves : ils vendront sans doute des Judéens, il y en a souvent. L'un d'eux parlera latin, je n'en doute pas !

— Pourquoi votre maudit peuple est-il si borné ?! explosa Lucius en se levant.

— Le Seigneur s'est souvent répété cette question, sourit Samuel avec calme.

Le centurion saisit le tabouret sur lequel il avait pris place et l'envoya se fracasser contre une bibliothèque branlante. Elle s'écroula dans la petite pièce, sans que le Judéen sourcille.

— Combien de mois ai-je dû vous supporter en Palestine pour devoir à nouveau écouter vos sornettes ici ?! Si je t'avais menacé du glaive, tu aurais bien été obligé de me suivre !

— Bien sûr que non, tu n'as rien à menacer d'autre que ma propre vie. Que vaut-elle entre tes mains ? Rien. Entre une mort et une autre, je préfère celle qui me laisse libre...

— Puisque je te dis que je ne bats plus mes esclaves ! rugit le Romain.

Samuel cessa de sourire et son regard bienveillant se fixa au sol, ses lèvres bougeant sans émettre de son. Il priait. Lucius réalisa seulement à cet instant qu'il tremblait de rage et que, par pur instinct, il avait vraiment dégainé son glaive. Un grand froid parcourut les veines du centurion. Il laissa tomber l'épée au sol et tourna les talons, sortant comme une flèche de la petite demeure. Il détacha Maleficus et s'en alla rapidement dans la nuit, laissant Samuel seul au milieu d'un capharnaüm plus chaotique encore qu'avant. Le Judéen soupira de nombreuses fois, secoua la tête plus encore. Il finit par se lever et éteindre les lampes à huiles qui éclairaient sa chambre. En araméen, il déclara :

Eh bien ! Plus que quatre cent quatre-vingt-neuf fois...

*

Voilà donc Samuel ! C'est un personnage que j'aime beaucoup, j'espère qu'il vous plaira également ;-)

Plein de bisous, bon week-end de la Pentecôte, profitez-en bien ! 

Sea


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