1 - Enfants volés

 — Comment est le maître, maman ?

Gunvor essuya du revers de sa manche la sueur qui lui coulait sur le visage. Cette esclave viking était âgée et le petit garçon blond qui se tenait accoudé à la margelle du puits où Gunvor était venu puiser un peu d'eau n'était pas son fils biologique. Gunvor appartenait au centurion Lucius Lucca et ce dernier s'était absenté durant plus d'un an déjà, en campagne sur les lointaines terres de Palestine.

— Halthor, viens m'aider à laver le linge, sourit la femme au visage prématurément ridé.

Il faisait bon, dans cette villa. C'était le début de l'été et les jours étaient longs, chauds. Ça sentait les herbes et la mer, qui ne se trouvait pas si loin que cela du domaine du centurion Lucca. Des lézards s'aventuraient hors des craquelures du sol ou des pierres, venant profiter de la chaleur des murs, blanchis à la chaux du Vésuve. Gunvor, malgré l'arrachement à sa terre natale, aimait cet endroit. Elle y avait allaité Lucius Lucca, lorsque la mère était morte peu de temps après ses couches. Avoir été la nourrice du centurion, réputé pour sa cruauté et sa froideur, lui avait épargné les traitements qu'il infligeait aux autres esclaves, mais l'absence du maître du domaine soulageait tout de même la Viking aux longues nattes blondes.

— Maman, comment est le maître ? Le vieil Ancastos m'a montré toutes les marques blanches que...

— Le vieil Ancastos est un imbécile, mentit aussitôt Gunvor, les joues rouges.

Elle saisit entre ses bras un énorme baquet de linge et entraîna gentiment Halthor avec elle, l'angoisse la pétrissant de seconde en seconde.

Le maître. Le jeune centurion Lucius Lucca. Les marques du vieux Gaulois Ancastos avaient été les conséquences de coups de fouet donnés par le militaire, et le vieil homme était loin d'être le seul des esclaves de la villa à avoir été torturé. Gunvor, elle, ne songeait pas au fouet, aux scarifications ou aux infâmantes marques au fer rouge, mais au petit Halthor qui, sur ses talons, ramassait les pièces de linge qu'elle laissait choir derrière elle. L'enfant était d'origine Viking, comme elle, et elle l'avait littéralement volé dans un convoi d'esclave. Le petit était rachitique, isolé et le cœur de la vieille nourrice du centurion Lucca s'était serré d'angoisse en remarquant les œillades et les ricanements de certains marchands qui accompagnaient le convoi. Le maître de Gunvor était en Orient, la villa semblait alors un havre de calme et de paix et la Viking avait osé voler l'enfant. Elle n'avait aucun droit, dans l'Empire romain, en tant que femme, en tant qu'esclave et en tant qu'étrangère. Le vol d'un esclave aurait été gravement puni s'il avait été le fait un citoyen... mais une esclave ? Gunvor avait agi comme une mère et n'avait jamais osé songer au retour de Lucius. Lucius qui, avec son intelligence et sa formidable capacité de lecture des émotions de ses congénères humains, allait immédiatement comprendre que Halthor avait été volé. Et quand bien même l'officier ne le comprenait pas, la décision de prendre un esclave supplémentaire dans le domaine n'appartenait pas à Gunvor. Lucca risquait d'envoyer le jeune garçon travailler dans les champs, ou décider de l'exécuter. Lucius Lucca avait droit de vie et de mort sur tous les êtres vivants sur son domaine et il l'avait fait comprendre à tous avant de partir pour la Palestine.

— Maman ?

— Halthor, mon petit loup...

Lucius arriverait avant que Gunvor ne puisse trouver un endroit sûr où cacher Halthor : son retour avait été annoncé trop tard et avait pris tous les habitants du domaine par surprise. La seule solution pour elle serait de faire passer le petit pour un enfant abandonné. Un bâtard, un esclave trop malade... peu importait.

La raeda du centurion, qui transportait en fait bien peu de bagages, arriva avant même que Gunvor ait fini d'étendre le linge. Le claquement des sabots contre les pavés, le raclement des roues ferrées et les renâclements des mulets finirent de terroriser la pauvre nourrice.

— Halthor, va... va te cacher ! murmura-t-elle en embrassant les cheveux blonds du gamin. Dans la cuisine. Je viendrai... je viendrai te chercher !

Mais l'enfant, lorsqu'il traversa le patio en débouchant du péristyle, fit cabrer le cheval bai du cavalier qui avait précédé la raeda.

— Eh bien ! gronda le cavalier. Verberabilissime (1) ! Tu mériterais d'être fouetté !

Salve (2), seigneur ! lança Halthor en agitant gentiment la main. Je ne peux pas rester, je dois me cacher du maître !

— Je pourrai te voir, une fois que le maître t'aura trouvé ? demanda le cavalier en flattant sa monture pour la rassurer.

— Oui, seigneur, tu pourras !

Gunvor, restée sous le péristyle, était plus pâle que le drap de laine qu'elle tordait entre ses mains. L'enfant partit comme une flèche après avoir à son tour flatté le cheval bai et lancé un large sourire à l'inconnu, qui était resté grave.

— Tu as fait des achats sans m'en avertir, Mammamilla (3) ?

Gunvor ne bougea pas, sentant des larmes perler sous ses paupières. Elle avait peur, beaucoup trop peur de cet officier encore jeune, qu'elle avait nourri au sein dès sa naissance.

— Maître, veux-tu te rafraîchir ? Ton voyage...

— Tu n'as pas répondu à ma question.

— Maître, nous avions besoin d'aide dans le domaine, pour des...

— Combien a-t-il coûté ?

La nourrice scandinave se mordit les lèvres et baissa la tête, fondant en larmes. La terreur qu'inspirait Lucius Lucca était justifiée : tous le savaient dans la région, et ce que Halthor venait de commettre n'était rien d'autre qu'un crime.

— Maître, c'est... il allait mourir, articula doucement la vieille femme en tombant à genoux. S'il te plaît, c'est de ma faute, pas de la sienne...

— Tu l'as volé ? Suis-moi.

La tête de Gunvor tournait, elle put à peine se relever pour suivre son maître, encore couvert de poussière et dont les calceus – des bottines de cuir – étaient décousus par endroit. Plus morte que vive, elle eut le courage d'affronter le regard sombre de son maître lorsque ce dernier ferma la porte du tablinum, la pièce dans laquelle il travaillait habituellement et où toutes les archives du domaine étaient conservées.

— Maître, je t'en supplie... je t'en supplie... tu sais que c'est la première fois que je...

— Ne pleure plus, Mammamilla, fit Lucius en s'écroulant sur une chaise que son père avait ramenée d'Afrique. Ton secret sera bien gardé avec moi : j'ai un secret en échange du tien. Gunna ? Gunna, cesse de pleurer, je ne ferai pas de mal à ton petit protégé blond. Il pourra rester sur le domaine, si tu le veux ! Tu dois m'écouter, maintenant. Gunvor ! Écoute-moi !

La Viking sécha ses larmes dans le drap blanc qu'elle aurait voulu laver et obéit.

Il y avait un autre enfant secret, un nourrisson cette fois. Lucius l'avait ramené de sa campagne en Palestine, ou plutôt d'un détour en Égypte. La petite fille dormait à l'instant dans la raeda qui s'était arrêtée devant la maison. Elle avait besoin de lait.

— Sa mère... osa dire Gunvor.

— Je n'en suis pas le père, coupa Lucius d'un ton sec. Je ne le connais même pas. Gunvor, mon secret n'est pas d'avoir ramené une bâtarde. Cette enfant n'en est pas une. Je l'ai enlevée à sa mère.

La Viking songea que l'étrange calme et la mansuétude inhabituelle de son maître envers elle et Halthor ne cachaient en fait qu'un secret bien ridicule. Elle se prit à penser que le centurion était un imbécile pour avoir voulu se charger d'un bébé durant tout le voyage qu'avait duré le retour d'Afrique, un imbécile et un fou. S'il lui avait pris des envies d'héritier, que n'avait-il pas acheté un nouvel esclave, un fils de roi ou un prince ramené en otage ? Pourquoi n'avait-il pas pris sous son aile un enfant de son domaine plutôt qu'une étrange petite créature égyptienne dont on ne savait même pas les origines ?

— Mammamilla, tu me juges, je le vois bien.

— Non, maître, mentit aussitôt la nourrice. Je ne te juge pas, se hâta-t-elle d'affirmer de la voix la plus solide, car il en allait de sa vie. Mais pourquoi me contes-tu tout cela ?

— Premièrement parce que je vais avoir besoin de toi pour lui trouver une nourrice, au marché aux esclaves, demain.

— Maître, je peux te trouver une nourrice ce soir, si tu me laisses aller au village.

— Non, j'ai attaché derrière la raeda une jument et son petit. J'ai pu donner à l'enfant le lait de la jument lorsque je ne trouvais personne. Je ne veux pas que l'on sache que j'ai ramené un bébé.

— Maître, cela n'a rien de rare, tous les soldats...

— ... ont des bâtards ?

Gunvor osa poser ses yeux sur le visage hâlé du centurion, pour savoir s'il était furieux, si son univers prendrait fin aujourd'hui, ou s'il était toujours aussi calme. Elle eut la surprise de voir, sur les lèvres gercées de Lucius, l'ébauche d'un sourire.

— Ce n'est pas pour mon honneur que je veux garder sa présence secrète, c'est pour sa protection. Un bébé est bien plus aisé à retrouver qu'une enfant parlant et mangeant latin.

— Elle est donc recherchée ?

— Sa mère.

L'esclave dut ciller pour que son maître ne puisse pas lire toute la colère de femme qui avait alors flambé comme un feu de paille dans ses entrailles. Elle sentit cependant la main rude de l'officier lui relever la tête sans brutalité :

— Tu me juges encore.

— Non, maître... mentit Gunvor, une fois de plus.

— Tu aurais bien raison. Attends cependant de savoir que la mère de cette enfant cherchait à la détruire. Je le sais bien : j'ai été le prisonnier de cette femme durant toute sa grossesse.

— Prisonnier ?! hoqueta la nourrice en plaquant le drap qu'elle tenait toujours sur sa bouche. Mais maître... prisonnier ?

— Gunvor, ce que je te dis là, seule toi a le droit de l'entendre et je te défends de le répéter à quiconque : cette femme n'en était plus une. C'était une Érinye. En Palestine – à Masada –, pour cause de trahison, parce que j'ai refusé d'obéir à un ordre, j'ai été crucifié. Je suis mort au pied de la forteresse et c'est cette femme, pour mes crimes passés, qui m'a volé ma mort.

Le centurion avait cette fois parlé le plus vite possible, car il savait déjà quel accueil serait fait à ces paroles. Les joues de la vieille nourrice s'empourprèrent et elle se leva sans en avoir reçu l'autorisation.

— Je... je dois... il faut que...

— Mammamilla, attends, s'il te plaît...

Gunvor avait bousculé son maître, qui s'était également levé pour la retenir. Ce ne fut pas une menace, ni la peur, qui la retint de pousser la porte du triclinium, mais la voix de Lucca. L'esclave viking se retourna, le souffle court et plongea son regard autrefois fier dans celui, désespéré, du Romain. Deux larmes avaient couru dans le visage poussiéreux de l'homme. Sans faire un geste, il murmura :

— Je t'en prie...

*

(1) Tu mériterais d'être fouetté ! Comme devrait l'être l'auteur pour oser me déranger dès le chapitre 1. NdT.

(2) Bonjour, NdT.

(3) Jeu de mot latin sur le mot « Mamma » (maman) ou « mater » (mère) et « mamilla » (téton). Maman-téton est un synonyme du mot « nourrice ». NdT, qui apprécie d'être enfin sollicité pour un trait d'esprit.

*

Alors, déjà merci d'être là ! Cette histoire sera très différente des autres, d'où ma grande réticence à la publier sur Amazon, où les lecteurs sont vraiment plus friands d'action, de speed et d'un rythme effréné qui ne sera pas celui de cette fiction. 

Que ceux qui ne sont pas intéressés par la série L'Escorte s'arrêtent ici et cliquent sur l'étoile, dans l'espoir de voir apparaître un chapitre 2, car cette fiction se lit indépendamment de la dite-série. 

Pour les autres : pour ce qui est des spoilers, je précise seulement ici que ce livre va plus ou moins donner l'explication de la malédiction des Proscrits, sans pour autant tout raconter. En fait, il y aura davantage d'explications factuelles ici et certaines seront même absentes de la série principale ! On peut lire l'un sans l'autre, c'est très complémentaire. Par contre, c'est sûr que vous allez comprendre ici des choses que notre très intelligente narratrice ne comprend qu'à la fin du tome 1 de L'Escorte. Si vous avez lu les 2 premiers tomes de L'Escorte, vous serez assez peu spoilés. De même, il y aura des spoilers de cette fiction dans les tomes 5 et 6 de la série principale. 

VOUS N'ECHAPPEREZ PAS AU SPOILERS, C'EST BIEN CLAIR ?!!!! 

Bon, sans rire : merci d'être venus lire cette fic, j'espère qu'elle vous plaira. 

Plein de bisous, 

Sea

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