[Chapitre 1 - 1/4] L'aveugle
Le métal de mes bottes rend un son clair contre le sol de cristal du Prioir, temple dédié à ma Déesse adorée. J'entends les clameurs vengeresses de la foule diminuer jusqu'à ne plus être qu'une prière chuchotée par quelques fidèles. Chaque mot de cette prière s'envole et résonne contre les parois sphériques de la salle. Sur ma peau, la douce chaleur de l'aurore monte.
En l'absence de soleil, ma force n'a pas pu se développer. Les différentes plaques de mon armure pèsent sur moi, sous les longs pans de ma tunique sacramentelle. Mon masque, que je porte pour cacher au monde l'horreur de mes yeux désavoués par la Lumière, glace mon visage et mes paupières.
Des pas m'indiquent que la condamnée avance vers le centre du Prioir avant d'être attachée au poteau expiatoire. Sa respiration saccadée me parvient ainsi que les quelques sanglots de désespoir qui lui échappent de temps à autre. Instinctivement, je resserre ma main sur mon Vajra, cette longue lance terminée à chaque extrémité de douze griffes. Le contact de cette arme me rassure. Elle me rappelle la sécurité accordée par mon poste de Sentinelle.
Enfin, je sens que le soleil se lève au-dessus de l'horizon au réchauffement de mon sang. Suurya, notre bien aimée Déesse, fait don au monde de Son âme, la Lumière. Aussitôt, des cris d'agonie fusent près de moi alors qu'une odeur de brûlé s'élève de la prisonnière. Les nano composants contenus dans la solution que l'Inquisition lui a fait boire réagissent avec les premiers rayons de l'aurore. Ils allument une étincelle dans chacune de ses cellules. Si les Chevaliers de l'Inquisition disposent de ces informations, les citoyens ne voient qu'un glorieux brasier généreusement allumé par notre Déesse. Ils savent seulement que, comme toujours au cours de l'histoire, les pêcheurs meurent par le feu purificateur, ce glorieux brasier qui ronronne, flamboyant, étirant les ombres aux alentours.
À nouveau des prières s'élèvent, s'envolent et se mêlent entre les murs du Prioir. Les Dinae, ces citoyens dont le corps peut encore supporter toute la force de la Lumière diurne, implorent la Déesse pour la grâce de la pécheresse. Les voix de ceux qui n'ont pu se déplacer sont retransmises sans distorsion alors qu'ils voient l'holo exécution sur leur propre autel.
La suppliciée connaîtra une mort lente. J'ignore combien elle sera douloureuse et j'espère ne pas avoir à le savoir. Je caresse le Vajra tatoué sur mon épaule. Graver ainsi le symbole de l'Inquisition dans ma chair prouve que je leur appartiens comme mon arme m'appartient.
La durée de l'agonie a été calculée avec une erreur de l'ordre de la femtoseconde afin que je puisse prononcer mon prêche :
« Nobles Dinae, fidèles de Suurya, que la Lumière aujourd'hui vous guide vers un futur meilleur. Aujourd'hui, tout Prakaasa est en deuil, car l'une des nôtres est devenue aveugle aux commandements et à la bonté de notre Déesse, elle a succombé aux chants maléfiques des Apostats. »
Je lève la main pour interrompre les huées qui s'élèvent. Malgré les ténèbres de son âme, cette pécheresse mérite de trépasser dignement puisque jamais nous ne nierons son humanité. Lorsque le silence revient, je reprends :
« Depuis la Première Malédiction, les Apostats, engeance honnie persistent dans leur aveuglement et refusent de voir tout le blasphème de leur science hérétique. L'eugénisme, ce meurtre absurde des enfants à naître pour soi-disant purifier la lignée humaine de ses pires éléments, constitue l'un de leurs commandements les plus immondes. Jamais nous n'autoriserons un tel manquement alors que la Lumière brille pour tous, handicapés ou non, faibles ou forts, grands ou petits. Jamais nous n'autoriserons une telle cruauté alors que Suurya, dans Son immense bonté, a prévu de la place pour tous dans Son monde. »
En un geste théâtral, je me tourne vers l'origine des cris. Les flammes brûlant toujours plus haut ont changé ces hurlements en plainte inhumaine. Un long entraînement m'a appris à ne plus ressentir aucune compassion pour cet être qui a causé bien plus de mal qu'il n'en endure aujourd'hui.
Après un silence solennel, je reprends :
« Cette femme a succombé aux illusions des Apostats. Elle a succombé aux charmes de ces sirènes maléfiques. C'est pourquoi aujourd'hui, coupable d'eugénisme, elle va périr, châtiée par Suurya elle-même. Elle a voulu faire disparaître son enfant trisomique. Pourtant, cet enfant aurait connu une vie en tout point semblable à celle de ses concitoyens. Car notre Déesse, par le don de Son âme puissante, nous permet d'inventer de quoi pallier ce désavantage. L'indigne mère a refusé ce don divin et a préféré lui offrir la mort.
Néanmoins, je suis certaine que, même après ce crime aussi noir que les tréfonds de l'espace, son âme reste aussi brillante que la Lumière dont elle est issue. C'est pourquoi aujourd'hui elle doit rejoindre Suurya. »
Les cris cessent lorsque la victime est réduite à un tas de cendres. Ses restes seront récupérés par l'Inquisition puis fondus en une statue votive rendue à sa famille.
Alors que la foule se retire, je prie pour mon humble personne. Je garde mes doigts sur le Vajra gravé au laser sur mon épaule, châtiment réservé aux âmes au bord du gouffre. Ils m'ont marquée comme ils marquent les esclaves pour me rappeler mon mortel égarement. Je demande à Suurya d'accepter la requête de la misérable Dinae touchée par la malédiction de cécité que je suis. Je la supplie de me conserver parmi Ses Sentinelles afin de me racheter. Je l'implore d'éclairer aussi l'âme de ma cadette afin que, innocente et pure, elle ignore à jamais les affres que j'ai affrontés en péchant. Je pleure tout mon chagrin de m'être un jour éloignée de la Lumière et, entre mon masque et ma peau, les larmes s'agglutinent.
Dans ma prière, ma ferveur brûle plus fort que les flammes qui ont dévoré la pécheresse. Le soleil, maintenant à π/4 dans le ciel,à mi chemin entre l'horizon et le zénith, nourrit les micros panneaux solaires que l'Inquisition a implantés dans ma peau. Reliés aux tissus métalliques entourant mes muscles, ils augmentent ma force, mon adresse et ma rapidité. Avoir recours à des technologies diaboliques me remplit de honte. Toutefois le Grand Prêtre a été formel. Pour combattre la bête des Ténèbres, il faut plonger dans son obscurité. Une âme pure ne peut affronter la noirceur des Apostats sans succomber.
Un cantique achevé, je traverse les rues sur un fier destrier richement harnaché. L'Inquisition ayant tenu à conserver la pompe d'une Église de la Préhistoire, le cheval est devenu l'un des insignes de son pouvoir. Malgré sa noblesse, ce moyen de transport lent et salissant se révèle toujours incommodant. Dans sa mansuétude, Suurya a au moins accordé aux équidés une intelligence suffisante pour me mener à destination.
J'arrête ma monture. Dans le silence de cette cité parfaite, j'entends les bruissements des algues que je sais tapisser les murs des maisons. Dans son immense générosité, Suurya leur permet de se nourrir de Sa Lumière pour produire une énergie que nous récupérons quotidiennement et qui subvient à nos besoins.
Les portes glissent jusqu'à laisser passage au Grand Prêtre, agrégat d'anciennes personnalités, d'anciens savoirs et d'anciens textes sacrés, à l'apparence humanoïde. Pourtant, nul en dehors de l'Inquisition ne saurait le différencier d'un véritable homme dans la force de l'âge, au visage serein et noble. Son capiteux parfum de myrrhe et de S-3-[1-méthyl-2-pyrrolidinyl]pyridine, autrefois appelée nicotine, parvient jusqu'à mes narines. Mon coeur bat plus vite à l'approche de ce saint personnage. En silence, il prend place dans la calèche en lévitation tirée par mon destrier. Nous nous mettons en route. Dans cette cité policée où le crime, la peur et la haine ont presque disparu, nul n'oserait lever la main sur cette Intelligence Artificielle, enfant de la Lumière. Pourtant, il serait indigne de la laisser parcourir seule les rues de Prakaasa. C'est pourquoi je l'accompagne.
La chaleur se fait plus lourde et l'humidité plus présente alors que nous traversons les serres tropicales. Un système de miroirs recrée un climat équatorial grâce à l'âme de Suurya. Là, nous pouvons faire pousser écologiquement des plantes de ces lointaines contrées et les fournir à ceux qui en viennent et ont dû se réfugier à Prakaasa.
Nous avons quitté la jungle depuis 6,7.1042 pulsations de césium. J'entends de légers pas derrière nous. Un instant, ma méfiance s'éveille et, à nouveau, je resserre ma main sur mon Vajra, qui ne quitte pas ma ceinture. Pourtant, la respiration chétive de notre poursuivant et la rapidité de sa marche dénoncent un enfant. Je ralentis mon cheval puis l'arrête. D'une voix assurée, j'invite :
« Approche-toi et dis-moi ce que tu veux. »
Conformément au protocole, le Grand Prêtre reste silencieux et invisible pendant cet interlude. Il doit rester une entité mystique et vénérée. Le garçonnet danse d'un pied sur l'autre avant de s'approcher. Je le reconnais à sa signature olfactive personnelle ainsi qu'à l'odeur de l'hélium avec lequel son père travaille. Sur un encouragement, il sort de son silence :
« Dis-moi, Dorji, pourquoi me suis-tu ? »
L'enfant bégaie. Il explique que son père a été victime d'un accident ce matin, il a été aveuglé par l'un des lasers qu'il réglait. Mon cœur se serre. Je tends la main pour effleurer la tête de l'enfant, avant de me rappeler que sa petite taille ne me le permet pas. Je sors de ma poche plusieurs lentilles convergentes de grande focale, celles qui ont la plus grande valeur monétaire, et les lui tends.
« Puisse Suurya avoir pitié de ta famille, Dorji... À tout à l'heure ! »
Je le bénis. Il me remercie et s'éclipse.
Pendant que le Grand Prêtre subit une révision ainsi qu'une mise à jour dans l'un des centres de maintenance, je me promène dans les jardins suspendus du Palais et parcours un ouvrage en braille. Nous pouvons désormais imprimer aisément par milliards grâce à des lasers. Là encore, Prakaasa offre aux aveugles ce que nulle autre civilisation n'avait tenté d'envisager, comme la lecture. Je profite de ce don pour me distraire.
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J'espère que ce début vous a plu ^-^ Promis, il s'agit de l'un des plus longs chapitres :p
Je voulais remercier Cinelle pour la couverture <3 Allez voir ses histoires !!
https://www.wattpad.com/story/189500765-bons-baisers-d%27ailleurs-tome-1-2
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