9. La mission secrète
La lune est pleine, et brille solitaire dans le ciel ténébreux. Le pont du bateau est silencieux. L'air est doux, bon, et je constate que le printemps est enfin de retour. Je suis en compagnie d'Esteban, du commandant et de deux lieutenants. Nous avons essayé l'avion la veille, et pour ma première fois, je n'ai eu qu'un mot à la bouche: impressionnant.
Le commandant regarde sa montre. À son regard, je comprends qu'il est l'heure.
-Allez, à vos postes.
Esteban obéit et je le suis dans l'habitacle. Juste avant que je ne pose le pied à l'intérieur, une main se pose sur mon épaule et la voix du commandant, rauque et puissante, me chuchote à l'oreille:
-Je compte sur vous, soldat.
-Nous ne vous décevrons pas. Promis-je.
Il me relâche et je monte. Tandis que je m'assois sur le poste de copilote, j'observe Esteban. Il me paraît tendu.
-Tout va bien?
-Oui. Tu es prête? Dit-il en m'adressant un bref regard.
-Bien sûr.
La porte se ferme et les hélices se mettent en route. Le moteur gronde et je m'attache sur le siège, comme on me l'a ordonné, hier. Je mentirai si je n'avouais pas qu'une anxiété monte en moi.
Je fixe les lieutenants et le commandant jusqu'à ce qu'ils ne deviennent plus que des minuscules points noirs.
D'ici, l'océan s'étend à perte de vue. Il est noir, plat et gigantesque. Je ne vois pas une vague, ce qui rend la situation encore plus effrayante. Tout est sombre et calme, pas une lumière n'est visible au loin. Je crois que c'est enfin à cet instant, que je me rends compte de l'immensité de notre monde. Notre monde d'eau.
Nous avons environ une heure de vol avant Neworld, et je n'échange pas un mot avec mon coéquipier. J'en profite pour l'observer. Ses gestes sont sûrs et confiants. Il appuie sur les boutons et baisse les leviers comme s'il avait fait ça toute sa vie. Pour ma part, je n'ai jamais piloté de ma vie et je me contente de vérifier que nous suivons bien l'itinéraire. Je me demande d'ailleurs pourquoi j'ai été choisie pour accompagner Esteban. Je suis sûrement la copilote la plus inutile du monde.
Le visage d'Esteban est tendu, refermé. Si je ne le connaissais pas, je penserais qu'il est concentré. Mais je devine qu'il y a autre chose. Néanmoins, je n'ose pas demander et observe la vue.
Puis au bout de ce qui me semble durer des heures plutôt qu'une, je la vois. Au loin, une multitude de points lumineux. Je suis étonnée par cette vue. Sur Newearth, l'électricité est rare et coûte très cher. La plupart des foyers l'éteignent très tôt dans la soirée. Le couvre-feu est fixé à vingt-deux heures et tous les lampadaires s'éteignent à cette heure-là. Pourtant, il est près de trois heures du matin et tout est allumé.
Alors que je pense qu'Esteban va foncer au-dessus de l'île pour trouver le quartier choisit, il ralentit fortement. Il tourne fortement sur la gauche s'éloignant ainsi du centre de l'île. Il se tourne enfin vers moi et malgré la faible luminosité, je vois la douleur et l'anxiété dans ses yeux.
-Je suis désolé Abby. Je ne peux pas.
Mes yeux s'écarquillent.
-Quoi? Tu ne peux pas quoi?
-Je ne peux pas bombarder ce quartier. Tu ne comprends pas. Des familles y vivent, des enfants y dorment en ce moment. Je ne peux pas, c'est tout.
Il ferme les yeux comme s'il souffrait.
-Tu plaisantes? On doit le faire! C'est notre mission! Et c'est nos ennemis!
-Ennemis ou pas, ce sont des humains comme nous.
-Ah oui? Et tu crois qu'ils se sont dit la même chose quand ils sont venus sur notre bateau et ont tués 567 personnes? Certains n'avaient que 14 ans!
La fureur monte en moi. Nous devons lâcher ces bombes, familles ou pas. Je suis navrée pour eux, mais quand ils sont venus sur Le Triomphe, ils n'en avaient rien à faire. Que je sois une fille ou pas, que j'ai seize ans ou plus, un homme de Neworld était prêt à m'étrangler.
-Alors pourquoi tu as accepté cette mission?
-Tu crois vraiment que j'avais le choix? Crache-t-il.
Il vire encore à gauche.
-Nous allons lâcher les bombes dans l'océan.
-C'est hors de question!
Je me détache d'un coup et me lève pour lui prendre le manche des mains. Je me jette sur lui, mais il me repousse avec force et je retombe en arrière sur mon siège. L'avion penche dangereusement.
-Assieds-toi, Abby. Grogne Esteban sans me regarder.
-Un vrai militaire ne craint pas les pertes! Il est prêt à tout pour son pays! D'où sors-tu, sérieusement? Comment as-tu pu devenir prodige?
Je suis littéralement hors de moi. Si je suis punie par sa faute, il n'a plus intérêt à apparaître dans mon champ de vision.
-Un vrai militaire est aussi un humain Abby! Il a un minimum de cœur! Où est passé le tien?
-Et leur cœur à eux, il existait quand ils nous ont attaqués?
Je tente de prendre le manche de ses mains mais il m'attrape les poignets d'une main, conduisant avec l'autre.
-Je suis désolé, mais je ne peux vraiment pas. Assieds-toi, on va finir par se scratcher si tu continues.
Je tente de me dégager et l'avion bascule à nouveau sur le côté. Ma tête cogne contre une paroi, et je reste quelques secondes immobile, un peu étourdie.
Soudain un énorme bruit retentit. Je regarde l'écran sur le tableau de bord. Un point rouge clignote, signe qu'une bombe vient d'être lâchée. Dans l'océan. Je regarde l'horizon et constate que nous nous sommes éloignés de l'île.
-Non!
Je me jette sur lui et tente de l'éjecter du siège pour prendre sa place. Il appuie sur le bouton rouge et l'avion tangue à nouveau. Il vient d'en lâcher une autre. Décidée à ne rien lâcher, j'appuie quelque part au hasard et une trappe derrière nous s'ouvre. Le vent s'engouffre dans l'avion et nous nous retournons de concert pour découvrir le trou derrière nos sièges. Je croise son regard furieux. Il doit rêver de m'assommer.
Il appuie quelque part et la trappe se referme. Je me retourne, cherchant quelque chose pour le blesser. Et je le vois.
Là, le pistolet, posé dans un coin. Je le prends et déglutis.
Pourtant, je me poste derrière lui, et appuie le canon contre sa tête. Esteban se fige soudain. Tous ses muscles se bandent.
-Que... Qu'est-ce-que tu fais?
Sa voix est étranglée. Il paraît plus blessé qu'effrayé.
J'essaie de ne pas laisser transparaître la peur dans la mienne.
-Retourne au-dessus de l'île.
-Non. Je préfère mourir que tuer tous ces pauvres gens. Ce n'est pas eux qui vous ont attaqués.
-Vous? Riposté-je, parce que toi, ils n'ont pas essayé de te tuer?
Esteban ne répond pas. A la place, il appuie sur le bouton rouge et lâche le dernier obus dans l'océan. Un gros boum se fait entendre.
-Tue-moi.
Je déglutis. Pense-t-il vraiment que je peux le tuer?
Non. Il me provoque, me montre à quel point je dois avoir l'air ridicule. Il sait que je ne peux pas lui tirer dessus, pas même pour le blesser. J'en suis incapable. Je lâche l'arme et lui tourne le dos pour qu'il ne voit pas mes yeux s'embuer.
J'ai faillis à ma mission. Je rêvais qu'on me fasse conscience, qu'on m'attribue un rôle, une mission et quand j'y parviens enfin, un soldat trop sensible fait tout échouer. Cette fois, c'est sûr, je vais être renvoyée sur l'île. Lâcher des bombes dans l'océan, sans blague, qui peut faire passer cela pour une erreur de l'avion?
Je me rassois, la tête entre les mains. On verra bien quel mensonge mon coéquipier va inventer pour justifier son geste.
********
-Un problème technique, vous avez dit?
-Oui, chef. Les commandes se sont soudainement bloquées.
-Soudainement bloquées? Vous plaisantez?
-Non, chef. J'ai bien cru que nous allions nous scratcher. Je ne pouvais plus rien diriger et les obus se sont jetés d'eux-mêmes dans l'océan.
Le visage du lieutenant vire au rouge en une seconde. Esteban ferme la bouche et recule sous son regard furibond.
-Mais est-ce-que vous vous rendez compte, soldats! Des bombes qui coûtent des milliers de dollars dans l'océan! Un avion ultra sophistiqué qui se bloque! Et le président qui attend plus que toute cette mission! Et c'est ça, votre excuse? Un problème technique!
Je baisse les yeux, tremblante.
-William!
Un jeune garçon en tenue de mécanicien arrive en courant.
-Va vérifier le moteur de l'avion. S'il a un problème, dis le moi. Lui ordonne le lieutenant avant de se tourner vers nous: si vous avez des preuves, vous êtes sauvés. Sinon, vous savez ce qui arrive aux traîtres. Vous serez fouettés sur une place publique.
Mon corps se fige, tandis que mon cœur triple sa vitesse. Je n'arrive même pas à tourner la tête pour regarder l'expression d'Esteban.
Un fois quand j'avais une dizaine d'année, j'ai vu un garçon se faire fouetter pour avoir volés des médicaments. Il devait avoir entre treize et quatorze ans et jurait les avoir volés pour sa mère malade. Le bourreau n'a rien voulu entendre. J'entends encore ses hurlements de douleurs. La foule a été forcée de tout regarder, jusqu'à ce que son dos ne soit plus qu'un tas de chair sanguinolents. Je crois que je préférerais mourir que de vivre cela.
Quand j'arrive enfin à tourner la tête, Esteban ne me regarde pas. Il sent que je l'observe mais refuse à rencontrer mon regard. Malgré tout, je vois ses muscles contractés et ses poings serrés, ce qui n'est pas prêt de me rassurer.
Le jeune William revient enfin.
-Le moteur est un peu abîmé. Quelque chose a explosé à l'intérieur et à tout fait dérailler. Il ne ment pas.
Notre lieutenant nous jette un bref regard et quitte les lieux. Nous savons ce que cela veut dire. Vous avez de la chance, mais attention à la prochaine fois.
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