7. Machine de guerre (bis)

Nous sommes cents, dans la salle d'entraînement. Je constate, étonnée, que les machines de musculation ont été reculées pour faire de la place et que de grands tapis d'entraînement ont été placés dans la longueur de la pièce.

J'observe les soldats autour de moi. Nous n'avons pas été choisis au hasard. Nous avons tous à peu près le même âge, entre dix-sept ans et dix-neuf ans environ, minces et plutôt grands. Esteban et Tom sont présents et n'ont pas l'air de savoir plus que moi ce que nous attendons. Plusieurs lieutenants entrent et nous nous mettons tous au garde-à-vous.

-Relâchez. Clame l'un d'entre eux.

Il nous détaille, le visage impassible.

-Aujourd'hui, nous allons procéder à un nouvel entraînement. Suite à l'attaque de Neworld, nous n'avons pu que constater que nous n'étions pas suffisamment préparés. Vos entraînements étaient libres et la plupart se contentaient de sculpter leur corps. Nous avons donc décidé d'imposer des combats.

Des murmures se font entendre dans la salle.

-Bien sûr, vous n'allez pas vous battre contre n'importe qui. Reprend-t-il, les duos seront formés en fonction du sexe, de l'âge, de la taille et du poids. Ces combats auront lieu une fois par semaine. Nous commençons aujourd'hui.

Une fille lève la main.

-Avons-nous des règles ou nous battons-nous comme nous le voulons? Demande-t-elle après avoir été interrogée.

-Je dirais seulement d'éviter de tuer son adversaire. Déclare un lieutenant, ce qui déclenche des petits rires chez ses collègues.

Je plisse les lèvres. Autrement, pas de règles. Ces combats vont être déloyaux, je le sens.

-Pour commencer... j'invite Daniel McKinley et notre cher prodige, Esteban Torres.

J'observe les deux soldats. Daniel a la même carrure qu'Esteban, il est grand, mince et musclé. Cependant, Daniel n'est pas malade. Malgré les médicaments que je lui apporte depuis trois jours, Esteban est toujours fatigué même s'il va mieux. Il me regarde une fraction de seconde, et je comprends à ses yeux qu'il doit à tout prix gagner. Le combat est égal. Esteban est le prodige et s'il perd, les soupçons déjà présents vont être multipliés par mille.

Ils montent tous les deux sur le tapis et chacun enlève sa veste de treillis pour rester en tee-shirt. Je remarque avant même que le combat est commencé, que Daniel sait se battre. Je le vois écarter légèrement ses jambes, fléchir les genoux et placer ses mains devant son visage. Esteban l'imite et sautille légèrement sur place comme pour se détendre.

Alors qu'ils se tournent autour, Daniel frappe Esteban au ventre sans prévenir. Celui-ci serre la mâchoire et encaisse sans un bruit. Puis soudain, il se jette sur Daniel et l'attrape par la taille pour la plaquer à terre. Je vois son poing voler vers le visage de son adversaire. Daniel lâche un cri et tente en vain de repousser Esteban qui le maintien au sol. Mais alors que je respire mieux, Daniel reprend le dessus et recommence à frapper Esteban.

Peu désireuse de voir ce massacre, je détourne les yeux. Des gémissements et des cris étouffés me parviennent. Je ne veux pas voir ça. Je devine aux murmures stupéfaits des spectateurs, qu'Esteban doit être salement amoché. Alors que je relève les yeux hésitants, je vois Esteban se relever, le visage sanglant. Son regard me fige sur place. Il est méchant, brutal et sûr de lui. Il semble calculer mentalement comment gagner à la façon d'une machine de guerre. Il paraît être prêt à tuer Daniel. Sans comprendre comment, il se jette sur lui, lui attrape la tête et l'assomme avec son genou. Celui-ci tombe comme une poupée de chiffon.

Quelques soldats poussent des cris horrifiés mais je n'y prête pas attention. J'observe Esteban s'essuyer le visage avec le bras et sortir du tapis. Il traverse la salle vers moi. Son regard est si haineux que je recule. Alors que mon cœur s'emballe de peur, il me bouscule, moi et le soldat à mes côtés, pour sortir du cercle et de la salle d'entraînement.

Personne ne bouge. Nous restons tous figés et muets. Mon cœur bat si fort qu'il menace de sortir de ma poitrine.

Après un long moment, un lieutenant se racle la gorge.

-Bon... deuxième combat, soldat Oliver Mark et soldat Mathieu Gracia.

******

Le soir venu, je me retrouve dans ma cabine, recroquevillée, un chiffon plein de glace sur la joue. J'ai compris que se battre n'était pas seulement savoir envoyer le poing. C'est calculer, être rapide et souple, et surtout savoir encaisser. La fille contre laquelle je me suis battue ne savait pas mieux se battre que moi, mais elle a réussi à me surprendre en étant plus rapide.

Je reste choquée et abasourdie du regard d'Esteban. Il a beau avoir eu 10 à l'examen, signe qu'il devait être excellent en combat, pendant cet affrontement, il n'était plus seulement un prodige. C'était une machine de guerre. Il m'a paru si... violent. À cet instant, il m'a fait peur. Ce n'était jamais arrivé.

Je ne l'ai jamais craint un instant, même durant les semaines que j'ai partagé, seule avec lui, dans son appartement. Mais là, ses yeux n'avaient plus rien d'humain. Je prends conscience qu'il ment sûrement sur beaucoup. Sa note d'examen, son titre de prodige, l'inexistence de sa famille et pourtant, la photographie de sa sœur ou encore, cette violence dont il peut faire preuve. Esteban n'est pas celui qu'il veut faire croire. Je meurs d'envie de déterrer ses secrets mais si je m'y mets, il va finir par connaître les miens. Je suis donc obligée d'être patiente. Je me lève et enfile un sweat-shirt. Je dois lui parler.

Je sors de ma cabine, silencieusement. Il est tard et les soldats qui ne sont pas encore couchés doivent être au pub du bateau. Mais je sais qu'Esteban n'y est pas. Il n'est pas vraiment du genre à se faire des amis. Je me rends jusqu'à sa cabine et y tape discrètement. Il ouvre la porte et paraît surpris en me voyant. Son œil droit est gonflé et violacé et sa joue gauche aussi bleu foncé que la mienne. J'essaie de ne pas fixer son œil abîmé, en vain. Il doit suffisamment en être honteux, je ne devrais pas en rajouter. Il me fait entrer. Il n'est pas très habillé mais porte au moins un jeans. C'est toujours mieux que la dernière fois. Je respire déjà mieux.

-Je... Je ne penserais pas que tu viendrais. Lâche-t-il.

-Moi non plus. Avoué-je.

Je m'assois sur son lit, soudain gênée. À présent, cela me paraît complètement idiot de venir ici et de lui déballer mes soupçons. Il s'assoit à mes côtés et me tend un tube de crème.

-Tu devrais mettre ça sur ta joue. C'est le médecin qui me l'a donné. Tu as gagné?

Je secoue la tête, tout en m'appliquant la crème visqueuse sur la joue. Nous ne parlons pas pendant un moment.

-Tu n'es pas venue pour rien. Tu veux me demander quelque chose. Dit-il.

Ce n'est pas une question. Esteban lit à travers moi. Suis-je donc à ce point transparente?

-C'est vrai. Mais, là... ça me paraît idiot à présent.

-Je t'écoute.

Je me tourne vers lui, pour le regarder dans les yeux.

-Tout à l'heure. Pendant les combats, tu as terrorisé toute la salle. Tu le sais?

Il hoche la tête et pose ses coudes sur ses genoux avant de passer ses mains dans ses cheveux, d'un air mal à l'aise.

-Ouais. Je ne voulais pas.

-Je... Tu m'as fait peur.

Il se relève et me regarde dans les yeux. Ses prunelles noires brillent dans la pénombre.

-Vraiment?

-Je crois que tu mens. Finis-je par lâcher de but en blanc.

Ses sourcils se froncent devant mon accusation.

-Attend, on passe encore à autre chose là. Pourquoi tu penses ça?

-Je pense que tu n'es pas simplement un prodige. Je ne sais même pas si tu as passé l'examen. Tu as été formé militairement, c'est certain, mais je pense que ça s'est passé à un autre endroit qu'à la base de Neworld.

Dès que je lâche mes soupçons, je me sens honteuse. Si cela se trouve, tout ce que je dis est faux. Je me fais peut-être des films et Esteban va me prendre pour une folle et une paranoïaque.

Pourtant, contrairement à ce que je pensais, il ne nie pas. Il ne répond pas pendant de longues secondes avant de dire:

-Et où aurais-je été formé alors?

-Je n'en ai aucune idée. Avoué-je

-Et quelles preuves as-tu?

Prenant soudain conscience qu'il pense sûrement que je viens lui avouer mes suspicions avant de le dénoncer, je me dépêche de le rassurer:

-Je n'en ai pas vraiment. Je ne vais pas te dénoncer, ne t'inquiètes pas pour ça. De toute façon, je n'ai pas de preuves. Par contre, je suis venue te demander à toi. Qu'est-ce-que tu caches?

Il se braque, évidemment.

-On en a déjà parlé. Les questions, c'est donnant-donnant. Une question chacun, si tu veux mais je ne parlerai pas tout seul.

Je baisse les yeux. Mon esprit réfléchit à toute allure. J'ai une chance sur deux que sa question ne soit pas trop personnelle. Ma curiosité prend le dessus.

-OK. Cédé-je

-Commence.

-Tu n'as qu'une sœur?

-Non. Nous sommes quatre. J'ai aussi deux frères.

J'écarquille les yeux. Les familles nombreuses sur Newearth sont rares, les gens ayant du mal à nourrir tout le monde. Et puis, le modèle imposé par l'État est celui d'un ou deux enfants. Peu de personnes se risquent à en avoir plus.

-À moi. Dit-il, dans quels endroits de Neworld as-tu grandis?

Je me mords l'intérieur de la joue. C'est un peu vaste comme question. La prochaine fois, je ne me ferais pas avoir et lui en poserai une pareille, voire encore plus indiscrète.

-D'abord dans un orphelinat au nord de l'île. Puis dans les quartiers Ouest. Chez une famille d'adoption.

Je le vois imprimer ces informations dans sa tête. Je sais qu'il ne les oubliera pas. Je ne les ai jamais dites à personne, même à Tom. Cela doit forcément figurer sur ma fiche de soldat mais je n'en ai jamais parlé, pas même avec mes supérieurs. C'est un peu comme si je m'ouvrais une partie de cœur. C'est perturbant et gênant.

Il comprend sans doute mon embarras, car il me sourit gentiment.

-Je n'en parlerai à personne, tu sais? Tout ce que tu veux bien me dire restera entre toi et moi.

Je hoche la tête, me composant un masque impassible, alors que sa réponse me met du baume au cœur. Rares sont les personnes gentilles avec moi. Je ne sais pas d'où me vient cette manie de cacher mes sentiments, mais à cet instant, je sais seulement que je ne veux pas qu'Esteban voit qu'il m'a touchée. Il commence à prendre bien trop d'ampleur pour moi. C'est suffisant pour le moment, je n'ai pas besoin qu'il s'en rende compte.


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