5. Secrets tus

Je sors de la douche, propre et vêtue d'un jean et d'un tee-shirt noir offerts par Esteban. Cela fait longtemps que je n'ai pas dormi aussi bien. Je n'ai même pas fait de cauchemars. Je sors de la petite chambre et découvre Esteban à table.

-Salut.

-Salut! Bien dormi? Me demande-t-il gentiment.

-Oui et toi?

-Ça va. Tu as faim?

Je hausse les épaules.

-Un peu.

-Assieds-toi, il reste quelques trucs à manger.

J'obéis mais gênée. Il s'occupe de moi comme s'il était de ma famille ou un ami proche. J'ai peur de devoir lui en être redevable par la suite. Cependant, je n'ai nulle part où aller et rien à manger. J'accepte donc ses tartines de pain et sa confiture qui à l'air d'avoir plusieurs années.

Nous mangeons en silence et j'éprouve le besoin de combler le vide. Cette atmosphère est lourde et pesante.

-Et tu vas faire quoi?

Il relève la tête, surpris. Il n'a visiblement pas compris ce que je veux dire. Il faut dire que je ne suis pas très claire...

-Je veux dire, et maintenant? Tu vas faire quoi? Rester ici jusqu'à ce que l'armée te rappelle?

-Qu'est-ce-que je pourrais faire d'autre?

Ses yeux noirs habituellement rieurs et légèrement arrogants, sont très sérieux.

-Je ne sais pas. Tu es vraiment seul ici?

La voilà qui revient, cette pointe amusée dans son regard.

-Je croyais qu'on avait dit pas de questions.

Je me renfrogne.

-Je sais mais... Je suis intriguée. Tu as grandis avec qui? Seul?

-Et toi? Sourit-t-il

Je fronce les sourcils. Bien répondu. J'aurais dit la même chose.

-Très bien. J'essayais juste de faire la conversation.

Je suis un peu plus sèche que je ne l'aurais souhaité.

-On peut parler si tu veux. Mais dans ce cas, c'est dans les deux sens. Dit-il gentiment

Je comprends. Mais je ne veux pas parler de moi. Alors, c'est non. Je secoue doucement la tête. Il a l'air déçu, mais ne dit rien.

Peut-être que mes secrets sont minimes par rapport aux siens, mais je ne veux pas le savoir. J'irais mourir avec eux. Nous pouvons parler de tout ce qu'il désire mais pas du passé.

-Il va falloir que je trouver un endroit où bosser. Reprend-t-il.

Une idée me vient en tête.

-Si je travaille et que je te paye un loyer, est-ce-que je pourrais rester ici encore un peu avant de trouver un endroit où aller?

-Abby, tu peux rester ici autant de temps que tu le souhaite. Même jusqu'à ce que l'armée nous rappelle.

J'écarquille les yeux.

-Tu ne demande rien en échange?

-Je ne fonctionne pas comme ça. Si je peux être utile à quelqu'un gratuitement, j'en suis ravi. De plus, tu n'es pas une inconnue et tu es aussi une collègue. Alors il n'y a absolument aucun problème. Tu peux rester autant de temps que tu le souhaite.

Je suis surprise. Le monde dans lequel je vivais n'était pas ainsi. C'était du donnant-donnant. Sans exception. Tu étais mourant mais tu n'avais rien à donner en échange de médicaments? Très bien. Tu mourais.

-Merci. Dis-je sincèrement, mais je ne peux pas rester ici et ne rien faire. Je vais trouver un travail et t'aider pour le loyer et la nourriture.

Il sourit.

-Ça me semble parfait.

Les jours passent et se succèdent sans que presque rien n'évolue. Esteban trouve un emploi dans une usine de soudure tandis que je vends des fruits et des légumes sur le marché tous les jours. Il rentre tous les soirs épuisé et je soupçonne son salaire d'être largement insuffisant par rapport au travail qu'il accomplit. Nous nous croisons seulement le soir et cela nous suffit pour le moment.

Je déteste être de retour sur l'île. Jour après jour, je ressens ce sentiment de plus en plus fort. Elle ne me rappelle aucun bon souvenir. J'étais bien mieux sur le bateau, à tenter de dépasser mes limites physiques et à me chamailler avec Tom.

Tout est laid ici. Les maisons, les immeubles, les rues et même les gens. Tout est gris, triste, sale. Les seuls qui donnent l'impression que la ville est vivante sont les enfants. Mais ils sont trop vite rappelés par leurs parents.

Un matin comme les autres, je sors de l'appartement à six heures du matin et je suis happée par le froid. Une brise me caresse le visage et j'enfonce le nez dans mon manteau. La rue est déserte et plongée dans le brouillard matinal. Des gouttes de rosée tombent du toit des immeubles. Pas très rassurée, je garde la tête baissée, les mains dans les poches et commence à avancer. D'habitude, Esteban m'accompagne quelques rues. Exceptionnellement aujourd'hui, il est de repos. Heureusement d'ailleurs; il ne tenait presque plus debout. Il ne se plaint jamais, mais je devine son travail épuisant.

J'avance le plus vite possible, sans m'arrêter. Je me trouve dans les mauvais quartiers à six heures du matin. Tout peut arriver. Je hais ce genre de situation.

-Abigaëlle?

Je sursaute. Seule une personne m'appelle ainsi. Je me retourne très vite, mais je n'ai pas le temps de scruter la rue qu'un gamin me saute dans les bras.

-C'est bien toi! S'exclame-t-il

Son étreinte réchauffe mon âme. Sur cette île, c'est le seul qui m'a manqué.

-Andrew! Qu'est-ce-que tu fais ici?

Il s'écarte légèrement de moi pour me regarder dans les yeux.

-On habite toujours ici. Pourquoi tu t'es coupé les cheveux?

Je souris tristement et esquive sa question:

-Ça ne te plaît pas?

-Bof. Grimace-t-il

Je le serre à nouveau contre moi.

-Tu m'as manqué, Drew.

-Toi aussi. Pourquoi tu es revenue? Tu n'aurais pas dû. Tu devrais repartir, il arrive.

Il jette un regard inquiet derrière lui. À ses mots, mon cœur s'emballe. J'avais tant espéré que ce problème était réglé...

-Il... Il est vivant?

-Oui. Dit-il d'une voix transpirant la peur, vite, va-t'en. Il ne faut pas qu'il te voit. On se reverra.

Je lui plante un baiser sur la joue et part en courant. Il a raison, je n'aurais pas du revenir.

Pour un gamin de douze ans, il a déjà comprit beaucoup de choses.

********

Je ne crois pas au destin. Je ne crois pas que, quand une personne souffre, c'est qu'elle l'a mérité. Le monde dans lequel nous vivons est injuste et tout ce que nous subissons l'est aussi. Il paraît que les gens d'avant se plaignaient continuellement de cette injustice, ou de tout ce qui tournait autour. Ils sortaient dans la rue avec des pancartes et bloquaient les routes. Aujourd'hui, nous n'avons même pas le droit d'y penser. Si jamais quelqu'un sortait dans la rue pour se plaindre de l'injustice, il irait tout droit à la chaise électrique. Ou peut-être à un endroit pire.

********

Il est là. Il est si proche. Ses mains se tendent vers moi. Je crie, je pleure et me débats, mais je le vois se rapprocher. Ses doigts s'enfoncent dans mon bras et j'ai l'impression qu'ils rentrent dans ma chair et la salissent, qu'ils pourrissent mon âme. Il tord mon bras et je crie encore. Ma gorge est en feu, je m'égosille dans cet endroit où seules les ombres peuvent nous voir. Les démons semblent se réjouir du spectacle, je crois les entendre rire. Mes larmes me brouillent la vue. Je ne veux plus de ça. Je ne veux plus vivre ainsi. La peur panique s'empare de mon être. Mon sang se glace dans mes veines et n'alimente plus mon corps. Mon cœur s'écrase dans ma poitrine et se compresse si fort que j'en hurle de douleur. Ensuite va venir la douleur physique, je le sais.

-Abby... Abby....

Je me débats pour sortir de cette horreur. L'esprit encore embrumé, j'ouvre faiblement les yeux. Je suis trempée, de transpiration et de larmes. Pourtant, je grelotte.

Des bras puissants se referment sur moi mais ils ne sont pas comme ceux de mon cauchemar. Ils sont rassurants et protecteurs. Mon cœur bat si fort que j'ai l'impression qu'il va s'arracher de ma poitrine.

-Ça va aller. Je suis là, OK?

Je passe une main sur mon visage humide. Oui, ça va aller. Je suis plus forte que ça.

-Esteban?

-Oui?

-Ne me laisse pas seule. S'il-te-plaît.

Je le sens s'allonger à mes côtés et je me pousse pour lui laisser de la place. Mais il m'attire contre lui, mon dos contre son torse et pose son menton sur ma tête. Ses bras sont autour de moi et ses mains reposent sur mon ventre. Je sens son corps chaud et vivant contre moi. Il m'apporte le semblant de sécurité dont j'avais besoin.

-Rendors-toi. Je suis là, promis.

Je ferme les yeux et plonge dans une brume plus fiable et paisible que la précédente.


Je me réveille seule. Pourtant, la place à côté de moi est encore chaude et le creux dans les draps prouve qu'il y avait quelqu'un. Cela ne doit pas faire longtemps qu'il est partit. Je sors du lit et m'habille comme chaque matin. Pourtant, ce matin-là est différent. Esteban est rentré dans mon intimité, il sait à présent que je fais des cauchemars. Il va sûrement me demander des explications et même si une part, au fond de moi, désire parler et se soulager d'un poids, l'autre s'y refuse.

J'arrive dans la salle à manger, mal à l'aise. Esteban est de dos, et fait cuire des œufs. Rien d'anormal. Je fais comme chaque matin, je marmonne un bonjour et met la table. Mais, je n'échappe pas à ce qui devait arriver.

-Comment tu vas?

Son regard est seulement inquiet. Je ne vois ni curiosité, ni suspicion.

-Bien. Et toi? Dis-je, mimant la normalité.

Il esquisse un minuscule sourire mi-amusé, mi-inquiet.

-Bien aussi.

Il sert les œufs et le bacon dans nos assiettes et s'assoit en face de moi. Nous commençons à manger dans un silence pesant. Il prend enfin la parole:

-Je... Je suis désolé d'être venu, mais... je t'ai entendu pleurer. Quand je suis entré, tu te débattais. Je ne pouvais pas aller me recoucher, comme si de rien n'était. Je suis désolé si tu ne voulais pas de moi.

Je lève la tête, surprise. Pense-t-il vraiment que je suis en colère contre lui?

-Pas du tout! Je ne suis pas du tout contrariée! Je suis seulement gênée parce que... personne ne sait que je fais des cauchemars. Tu es le premier. Mais... merci. C'est grâce à toi que j'ai pu me rendormir.

-Tu en fais souvent?

Je hoche la tête. Mes cauchemars me hantent presque toutes les nuits.

-Tu veux en parler?

Je baisse la tête vers mes mains.

-Pas encore.

Je ne suis pas catégorique. Peut-être en aurais-je besoin un jour.

-Comme tu veux. Comprend-t-il

Il se lève à nouveau et débarrasse son assiette. Je l'imite, et il ne me pose pas de questions supplémentaires. J'aime ça. J'apprécie de plus en plus la compagnie d'Esteban. Il sait se montrer attentionné sans être trop curieux non plus.

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