Chapitre 9

Le petit garçon perçoit vaguement des bruits venant du salon. Il s'est couché tôt pour ne pas être fatigué demain et ne veut pas se relever. Sa mère le réprimanderait de ne pas dormir. Il gigote et s'enfonce dans sa large couette et s'enroule à l'intérieur. Il se bouche une oreille avec son coussin et l'autre avec sa main, ferme les yeux et se balance d'avant en arrière pour se bercer. Ses mouvements de bascule s'intensifient quand les sons étouffés se transforment en hurlements effrayés. Il a beau se répéter que ses parents ne seraient pas contents, il est saisi par une envie irrépressible d'aller voir ce qu'il se passe.

Finalement, le jeunot craque et se redresse dans son lit. D'abord, il ne bouge pas et écoute, en tendant l'oreille. Les mots braillés produisent un vacarme assourdissant, mais la distance entre sa chambre et le salon en efface le sens. Il ne comprend pas ce qui est dit. Le garçon hoquette de peur. Il reconnait peut-être les voix de ses parents, mais il n'en est pas sûr. Repensant à tous les moments où ils lui ont rabâché de ne pas hausser le ton, de ne pas être bruyant et de calmer ses larmes d'enfant pour ne pas ennuyer les autres, il sourit en s'imaginant les rejoindre et les gronder pour leur rendre la pareille. 

— Je ne devrais pas être le seul à me prendre des fessés, ricane-t-il avec un cheveu sur la langue.

Il s'extirpe de son lit trop haut pour lui et fait attention à ce que le parquet ne craquelle pas sous ses pas. Le jeunot attrape son doudou, un ours beige qui a bruni avec le temps, et il ouvre délicatement la porte de sa chambre. Le couloir de l'étage est plongé dans le noir, mais il connait le chemin par cœur.  A pas feutrés, il gagne les escaliers et s'apprête à descendre, euphorique quant à l'idée de reprocher à ses parents ce qu'ils critiquent toujours chez lui. Mais, sa joie retombe d'un coup. 

Pris dans son élan, il n'a pas cherché à identifier le sujet de leur conversation. Il a sept ans et les garçons de sept ans se fichent royalement des discussions de grands. Sauf que ce soir, alors que la lune brille entourée de ses fidèles étoiles et qu'un vent sifflote à l'extérieur des mélodies étranges, des morceaux de phrases attirent son attention. Le jeunot se fige, ses petits doigts accrochés à la rampe d'escaliers, un genou fléchi et un pied en lévitation. Il ne poursuit pas sa descente et assiste à une scène horrifiante. Tout son univers d'enfant, qui le protégeait jusqu'à présent, s'écroule. Il peut presque voir les éclats brisés de ce monde en train de s'effriter tout autour de lui.

— Je ne te supporte plus ! vocifère sa mère. Tu sais quoi ? J'en arrive à un point où j'en ai plus rien à foutre de toi, du divorce et même du gosse ! Voilà ce que tu m'as fait, ordure ! J'ai tellement besoin de partir loin de toi que je...je vais te laisser le gamin ! Garde-le avec toi, tiens ! Je me trouverai une autre famille ailleurs ! A cause de toi ! 

— A cause de moi ? répète son père. Va au diable, Adaline ! Ne rejette pas ton égoïsme sur moi ! De toute façon, je ne te permettrai jamais te prendre le petit avec toi ! Tu es la pire des mères, tu finirais par le tuer parce qu'en réalité tu refuses d'avouer que tu t'en moques complètement de notre famille ! Que ce soit moi ou le petit, tu ne nous aimes pas ! Tu n'aimes que toi, toi et toi ! Par ta faute, je me suis demandé si le garçon était vraiment de moi !

— Oh !

— Ne t'indigne pas ! J'ai parfaitement le droit de m'interroger, puisque tu m'as trompé pendant dix ans, soit la totalité de nos années de mariage ! Dégage, pars avec tout ce que tu souhaites ! Les meubles, la voiture, le chien et toute la décoration, j'en ai rien à faire ! Tant que le petit reste en sécurité ici avec moi.  

— Tu te crois meilleur que moi ? Espèce de connard, qui a couché avec sa secrétaire en premier, hein ? 

— J'ai cédé une fois, une seule fois, en début de notre relation ! Est-ce que ça justifiait dix ans de tromperies ? Non, Adaline, remets-toi en question ! Je me suis excusé à des multiples reprises, je t'ai prouvé mon amour et j'ai fait vœu de franchise et fidélité à notre mariage ! Toi, tu as littéralement couché avec la moitié de la ville, merde ! Et le pire, c'est que tu n'es même pas nympo' ! 

Son père marque une pause et sa mère amorce un mouvement pour s'exprimer, mais il la devance :

— Si tu avais une raison, psychiatrique je veux dire, pour coucher à droite et à gauche toutes les semaines, je t'aurais aidé et je t'aurais pardonné. Mais, en réalité...

Il baisse sa voix et s'approche d'elle jusqu'à mêler leurs souffles.  

— Tu adores tromper. Répandre la tristesse et la peine parmi ton entourage, ça te donne des frissons. Tu t'es séparée de tout le monde ! Ta mère, ta sœur et maintenant de moi qui t'aies soutenu du premier jour jusqu'à aujourd'hui ! Adaline...

Il est à bout de souffle.

— Ne t'approche plus de mon fils ou je te colle un procès sur le dos ! Réglons celui-ci rapidement, terminons le divorce et déménage aussi loin que tu le pourras. Tu n'es qu'une sale garce et je ne veux plus te revoir dans les parages.

Adaline tremble de rage et brusquement elle ne peut plus la contenir. Sa main se dresse, se contracte en un poing raide et heurte de plein fouet la mâchoire de son mari. Ce dernier titube en arrière et elle le pousse violemment. Il se rattrape au mur qui coupe le salon et le hall où se tient leur fils, dans la cage d'escaliers, immobile. Elle saisit un vase et il s'insurge aussitôt en lui faisant signe de ne pas dépasser la limite. Le garçon suppose qu'il s'agit d'un vase, mais il se fourvoie sûrement, vu l'importance que son père y attache.

— Pose ça immédiatement ! Ma mère ne t'a rien fait !  

— Ta mère t'a mis au monde et c'est suffisant pour avoir pourri dix interminables années de ma vie ! crache Adaline. Je rêve que tu ne sois jamais né ! De cette façon, j'aurais pu continuer tranquillement ma route et rencontrer un type sympa qui ne m'aurait pas traité comme un ornement ! 

— Je suis un putain de politicien, Adaline ! tonne le père. Evidemment que je te présente à des soirées officielles et que je t'achète des belles robes ! Ce n'est pas pour que tu fasses jolie et que tu te taises, mais pour que tu rentres dans le thème et que tu ne rentres pas couverte de honte ! Quoi ? Tu aurais préféré ton jogging et tes chemisiers tachés ? Devant les journalistes et les gens de la mondanité ? 

— Moi, couverte de honte ? Est-ce que tu me connais un minimum ? Les gens peuvent penser ce qu'ils veulent ! Le véritable problème, c'est que tu m'as épousé sur un coup de tête et que tu l'as regretté lorsque tu t'es aperçue que j'étais une looser, une pauvre, une peintre !

— Ton métier n'a aucun rapport !

— Bien sûr que si ! Merde, nous nous sommes rencontrés en boite de nuit, à moitié ivres ! Déjà, c'était bancal ! Pendant combien de temps nous nous sommes fréquentés ? Quoi...deux mois ? Deux mois et ta connasse de mère qui t'oblige à te marier, c'est ce qu'il a fallu pour démarrer ces dix ans de vie commune ! 

— N'insulte pas ma mère, Adaline ! Je te préviens...!

— Tu vas me frapper ? Vas-y ! J'ai couché avec les flics du commissariat. Frappe-moi et je t'envoie en taule !

Elle se colle à lui et le garçon distingue enfin la silhouette menue de sa mère. Son père, de dos, serre les poings et vibre de colère, mais il se retient.

— Admets-le. Aller, admets-le. Ta mère te poussait à dégoter une bonne femme toute gentille et docile pour parader à tes soirées mondaines à la con. Tu savais que j'étais quasiment à la rue et qu'il me fallait vite de l'argent. Tu savais que je ne t'aimais pas du tout et que ça ne changerait pas. Ce gosse, je te le donne volontiers, parce que, grâce à ton pognon, j'ai réussi à percer dans le métier et dorénavant vous me ralentissez tous les deux. Et pour celle qui nous a plongés dans cet enfer...qu'elle se retourne dans sa tombe, cette vieille peau !

Sur ce, enragée, elle lance de toutes ses forces l'urne de sa belle-mère qui se fracasse sur le mur derrière son mari. Celui-ci se pétrifie face à ce geste immonde, les yeux humides et écarquillés, le corps vacillant. Il n'en revient pas et n'arrive pas à y croire. Fébrilement, il se tourne avec lenteur et constate les cendres de la femme qui lui a insufflée la vie éparpillées sur le papier peint et le parquet. Une larme dévale sa joue rebondie et il ne peut que respirer. Le garçon ne saisit pas tout, mais il se doute que ce geste sonne le glas définitif et irrévocable de leur mariage. Adaline sourit et se met à rire nerveusement. Elle semble soulagée.

— Cette vie te plaisait... J'ai... Tu as raison. J'ai su depuis le début que tu m'avais épousé pour mon argent. Mais, tu me demandais quand serait la prochaine soirée et tu te servais dans mon compte bancaire dès que ça te chantait. Ne... Je ne t'autorise pas à insulter cette vie...qui t'a tout offert ! Merde !

 Il fait volte-face et empoigne brutalement ses épaules pour la secouer.

— Barre-toi ! Sors de cette maison ! Tu n'imagines pas à quel point je désire que tu crèves, là, tout de suite, devant moi pour que je puisse profiter du seul bonheur que tu peux m'apporter ! 

Adaline ne répond rien, bouchée bée.

— Casse-toi, bordel !

Il la chasse et la force à passer la porte. Adaline se débat d'abord en lui hurlant des jurons, puis elle exige de récupérer ses affaires, une valise au moins. Il refuse et la propulse à l'extérieur. Elle trébuche et manque de dévaler les marches du perron la tête la première. Pendant qu'elle retrouve l'équilibre, il prend son sac à main, vérifie brièvement qu'il contient le nécessaire pour survivre sans maison et il lui balance à la figure. Elle pousse un cri animal qui réveille tous les voisins. Des lumières s'allument dans les maisons environnantes.

— Je te hais, je te hais, je te hais et je veux que tu meurs, enfoiré ! 

— Parfait, bonne nuit, Adaline ! 

Il ferme la porte en claquant et la verrouille instantanément. Par chance, il a été suffisamment rapide, car elle se projette dessus dans l'espoir de rentrer. En entendant le son de la serrure, elle s'égosille et crée tout un drame qui doit probablement choquer les voisins risquant d'appeler la police. Mais, il ne réagit pas et la laisse faire, adossé au mur de l'entrée. Qu'elle crie, qu'elle s'évanouisse sur le perron et que les flics interviennent ; ils ne verront qu'une folle déranger tout le quartier.     

Le garçon finit de poser le pied sur la marche et les pas s'enchaînent. L'esprit paralysé, il descend les escaliers sans véritable but. Il ne s'est pas rendu compte que son visage est inondé de larmes et qu'il sanglote. Tout chétif et tremblotant, il apparaît devant son père dont le cœur rate un battement. Il en déduit que son fils a tout entendu et il se rue sur lui en l'enlaçant et en frottant son dos. Malheureusement, Adaline possède encore un peu de venin. Ne rugissant plus, ses paroles, les dernières que le jeunot recevra d'elle, résonnent comme le murmure du diable en lui.

— Dis au gamin, dis-lui bien, que sa mère est partie parce qu'elle ne l'aimait pas. Il doit savoir ça. 

En mesurant son taux de sincérité, le garçon conclut qu'elle n'a guère été aussi honnête auparavant. Sans pouvoir le contrôler, son palpitant s'emballe, ses mains deviennent moites, ses larmes redoublent d'intensité et il convulse dans les bras de l'unique personne à l'avoir réellement aimé dans cette maison. Ses spasmes inquiètent son père qui se détache de lui et il note la pâleur de son peau, ainsi que la révulsion de ses yeux. Il l'appelle plusieurs fois, mais son état empire jusqu'à ce qu'il tombe dans les pommes sous le choc de l'émotion. Les secours sont contactés dans la seconde.

Christopher s'éveille en sursaut. Trempé de sueur, il observe autour de lui pour s'assurer que le décor diffère de sa maison d'enfance. Il n'a pas le moindre mal à reconnaître l'endroit, une chambre d'hôpital. Il souffle et se rallonge à bout de force. Au moins, il n'est pas là-bas. Cet endroit monstrueux le hante malgré les nombreuses années qui se sont écoulées. Déménager dans le sud de la France représentait le changement, le renouveau et de l'oxygène. Il remarque à ce moment-là qu'il respire dans un masque. L'odeur caoutchouteuse le dégoûte et il l'enlève. 

Le brun inspire profondément, gonfle ses poumons au maximum et relâche l'air. Il réitère l'exercice trois fois et confirme qu'il est en mesure de respirer par lui-même. Il dépose donc le masque à oxygène sur la tablette et regarde ses bras. Pas de cathéter. Parfois, ses crises d'angoisse le détruisent tellement qu'il est trop agité et les urgences lui transmettent des calmants par voie sanguine pour qu'ils agissent vite. Le calme de l'hôpital l'apaise, mais il en a oublié la raison de sa présence ici.

Christopher remonte le flot de ses récentes pensées et serpente entre ses souvenirs de ce jour-là. Le soir où sa mère est partie, il a listé plusieurs évidences. Premièrement, ses parents ne s'aimaient pas et elle le détestait ; ensuite, toute son existence avaient été un mensonge éhonté, une mascarade, une douce histoire racontée à un enfant pour le bourrer d'illusions ; et en fin de compte, il ne détenait pas de famille. Hormis son père, nul n'avait véritablement pris soin de lui pour qui il était, mais pour l'argent qu'il procurerait présentement et plus tard. Il enfouie ce passage dans un coin de sa mémoire et se souvient d'entrer chez lui. Les cris au téléphone.

Il soupire lourdement. A chaque fois qu'une personne hurle, hausse trop le ton ou insulte cruellement une personne chère, tous ses souvenirs l'assaillent et engendrent une crise d'angoisse. Ou alors, s'il panique ou se sent blessé aux tréfonds de son être, il chute dans l'eau et se noie sans possibilité de revenir à la surface. Il a bu la tasse encore aujourd'hui, bien que Christopher pensait ce mauvais passage derrière lui. Quand parviendra-t-il à vivre normalement ? Plus d'anxiété, plus de suffocation, plus de peur, un songe impossible pour l'instant.   

La chambre refroidit son corps et le drap inconfortable le réchauffe ; dans cet équilibre, il ressent un bien-être agréable. Les bruits ne l'atteignent pas et il peut s'allonger sans réfléchir à quoi que ce soit, seulement se reposer et se vider l'esprit. Toutefois, il ressent l'absence de chaleur humaine et distingue les contours fins de son portable. Il rapproche la tablette du lit, ajuste la position grâce à la manette et cherche un nom dans ses contacts. Il lit Evil, mais l'ignore. Christopher appuie sur un autre nom et s'invente un discours cohérent pour ne pas paraître faible devant Nicholas. Le châtain décroche en trois secondes.

— Tu as changé d'avis ? s'enquiert-il, innocemment. Nous ne sommes pas allés à Arles, une prochaine fois. Evi était fatiguée. Tu peux passer à la maison, par contre. 

Son ton posé et gai le rend jaloux. Christopher discerne la voix de son frère jumeau qui charrie apparemment Min-Hee qui ne pipe mot. Il aimerait se joindre à eux, mais redoute de quitter la chambre d'hôpital. Dehors, son père l'attend sûrement et il n'a pas envie de le confronter. Les larmes aux yeux, il tente de maîtriser sa voix.

— E-Est-ce que tu peux venir, s'il te plaît ? J'ai...besoin de quelqu'un. 

Nicholas se tait et a l'air de se questionner. 

— J'arrive. Où es-tu ?

— Je t'envoie l'adresse, merci. 

Il raccroche. Le brun prie pour que son ami ne tarde pas et que son père n'entre pas avant dans la pièce. Quelques années plus tôt, il lui a affirmé droit dans les yeux qu'il n'était plus en proie à ses crises d'angoisse. Il lui a juré. Comment affronter sa déception ? Au bout d'une dizaine de minutes, la porte de la chambre coulisse. Christopher ferme délicatement ses paupières et prétend dormir. Les chaussures de son paternel produisent un martèlement reconnaissable. Une ombre le recouvre et une main se pose sur son front, soulevant ses cheveux. 

— Je suis tellement désolé, mon garçon. Si j'avais su que tu te tenais dans la cage d'escaliers... Pauvre petit. 

Son père repart dans le couloir et le brun ne réprime pas la sensation désagréable dans sa gorge, celle qui indique la venue imminente des larmes. Il se met à pleurer en silence, essayant de se stopper sans succès. Voilà pourquoi il ne lui avait rien dit malgré ces années de souffrance interne. Il désirait sa fierté, pas sa pitié. Aucun parent, ni psychiatre ne peuvent supprimer sa mémoire. Son trauma ne le quitterait pas vraiment. Il faut un quart d'heure et un visage submergé de perles salées pour qu'une voix s'élève.

— Bonjour Monsieur, est-ce que je peux le voir ?

— Il dort, mais vas-y. 

La porte coulisse.

— Attend... Comment es-tu au courant ? Je n'ai pas le numéro de ses amis, je ne vous ai pas averti.

— Eh bien..., il se pourrait qu'il ne dorme pas. 

Christopher devine sans mal que son père hoche tristement de la tête et la personne referme à son passage. En revanche, il s'étonne de la robe et des talons de son ami. Qui n'est pas du tout Nicholas. La peau imbibée de larmes, avachi dans un lit d'hôpital, un masque à oxygène à un mètre de lui, le brun est à deux doigts d'une seconde crise d'angoisse en contemplant Evi Van Der Meinden, le front plissé et le tourment imprimé sur tous ses traits. Il se racle la gorge et se redresse dans la précipitation. 

— J'ai appelé Nicholas, mais bon...je suppose que je vais me contenter de cette chère Evil !  

Il maintient le ton assez bas pour que son père n'entende pas, mais arbore son sourire habituel.

— Ne fais pas ça ! gronde-t-elle, sourdement.

— Faire quoi ?

— Arrête ! peste-t-elle.

Evi a compris son souhait de ne pas être épié par son père et elle s'exclame en chuchotant. La tête violette, toute décoiffée, s'avance vivement vers le lit, lance son sac à main sur un fauteuil et se penche au-dessus du brun, les bras de part et d'autre de lui. Il déglutit péniblement.

— Arrête de prétexter la bonne humeur, ça suffit ! Est-ce que tu sais ce que j'ai ressenti ? Nicholas ne m'a rien expliqué. Il m'a juste envoyé une adresse et m'a confié que ta joie cachait peut-être un profond mal-être, c'est tout ! J'ai tapé l'adresse sur internet et en voyant l'hôpital nord, j'ai commencé à courir dans tous les sens, morte d'inquiétude pour toi ! Tu as intérêt à tout me raconter depuis le début, sinon je te donnerai une excellente raison d'être hospitalisé ! 

Il hésite et scande :

— C'est pourquoi j'ai appelé Nicholas, et pas toi.

Christopher regrette aussitôt son intervention, puisqu'elle lève brusquement le bras et il attend une gifle ou un coup à l'épaule. Les yeux fermés, le choc ne vient pas et il rouvre une paupière. Evi fixe le masque à oxygène, les mains posées sur ses genoux et les doigts entortillés. Un besoin l'urge de les saisir pour les serrer et la rassurer, mais elle bondit soudainement et trottine jusqu'à la porte. Perplexe, il écoute. Elle demande à son père de leur ramener une boisson fraîche afin qu'ils puissent discuter calmement sans avoir à murmurer. 

Entre deux chamailleries et quelques insultes, il entrevoit son amitié, douce, sincère et pragmatique. Avec Nicholas, elle réfléchit toujours aux meilleurs conseils et aux mots les plus sincères pour le guider et lui apporter autant de soutien que possible. Elle ne lui lance jamais de jurons et ne lui frappe pas l'épaule, parce que le châtain la taquine rarement. Ils forment un duo serein et chaleureux, tandis qu'il symbolise tout ce qu'elle n'aime pas. De l'insensibilité qu'elle lui reproche à sa gaieté parfois exagérée, il ne possède pas beaucoup de savoir, mange de temps en temps avec les doigts et sa maladresse l'agace. Il tombe souvent et s'écorche régulièrement les genoux. 

En somme, il ne lui plait pas et s'oppose à l'élégance qu'elle a trouvée chez Nicholas et Min-Hee. Mais, Evi repère facilement les blessés de la vie, les égratignés, les dépouillés, ceux qui ne tiennent que sur un fil tendu. Elle ne s'en est pas aperçue. La jeune femme croit naïvement qu'il est stupide, quelque peu inculte sur de nombreux sujets et un simplet qui s'amuse sans regarder les conséquences. En somme, si elle ne s'était pas un minimum attachée à lui et à son ingénuité, leur amitié se serait terminée avant même de débuter. 

Elle revient s'asseoir en approchant le fauteuil du lit et le détaille en silence, attendant qu'il s'exprime en premier. Or, Christopher ne sait pas par où commencer. Son histoire remonte à loin et il ne pourrait pas compter ses blessures tant il est en lambeau. Il invente un récit faux et embelli pour la satisfaire et ne pas l'inquiéter, puisque, de son point de vue, il n'y a pas de quoi s'affoler. Hormis le fait que ses crises d'angoisse peuvent en fait bloquer sa respiration... Il les endure depuis si longtemps. Elles ne méritent pas de s'alarmer pour elles. En pesant le pour et le contre, le brun opte finalement pour la sincérité. Il lui doit bien ça.

— Est-ce que tu as compris pourquoi je souris constamment ? Et ne répond pas, s'il te plaît, que je suis un crétin.

Son ton solennel broie le cœur d'Evi. Jamais, en plus de trois ans, ne l'a-t-elle entendu prononcer de tels mots honnêtes et au timbre si sombre. 

— Je n'aurais pas répondu ça, bégaie-t-elle. Tu es une personne foncièrement joyeuse, voilà pourquoi. Tu montres ta bonne humeur pour illuminer celle des autres. Tu partages cette joie à ton entourage... Non ? 

A son mutisme, elle doute. Lui aussi se met à jouer avec ses doigts qu'il scrute sans relâche pour ne pas s'exposer à ses yeux perçants. Sans qu'il ne le remarque, les siens s'embuent et il bataille pour ne pas pleurer. Se mordillant la lèvre, Christopher avoue :

— J'ai vraiment l'air d'un crétin en souriant de cette façon... En vingt années sur terre, j'ai supporté tous les obstacles sans me plaindre. Que ce soit mon manque d'intelligence ou ma bêtise excessive, j'ai fait en sorte de combler toutes les failles et de réparer autant que possible les erreurs pour avancer coûte que coûte. Mais, rien ne pourra effacer ce jour-là de ma tête. Et ça, je n'arrive pas à le dépasser. Je le subis, et je le subis très mal. 

Sa voix vacille et Evi s'en bouleverse. Elle ne l'a jamais connu aussi franc et brisé. La jeune femme se défait complètement en voyant une larme solitaire serpenter sur sa joue. Elle se trouve stupide de s'en étonner, mais elle ne pouvait pas le visualiser en train de pleurer. 

— J'ai perdu ma mère. En tout égoïsme, j'aurais préféré qu'elle meure et qu'elle disparaisse de la surface de la terre. Au moins, elle reposerait innocemment dans sa tombe sans ennuyer personne. Ce n'est pas le cas. Elle vit, quelque part. Elle s'est peut-être remariée et extorque de l'argent à un autre pauvre type. Mon dernier souvenir d'elle...à ton avis, à quel point peut-il être horrible ? Je m'en rappelle, je l'ai même appris syllabe par syllabe. Elle se jette sur notre porte et elle énonce distinctement son aversion à mon égard, affirmant qu'elle ne m'a pas porté le moindre amour de ma naissance à ce jour-là. Il y avait aussi un...un passage qui était flou. Plus tard, je me suis rendu compte qu'elle avait fracassé l'urne de ma grand-mère paternelle sur le mur de l'entrée... Quelle épouse et quelle mère serait capable de ça ? La plus abominable de toutes. 

Elle voudrait le réconforter, lui prouver qu'il est devenu un jeune homme formidable malgré cette épouvantable mère et le remettre sur pied en claquant des doigts. Cependant, ce serait impossible. Evi baisse le regard sur son sac, comme si elle y dénicherait toutes les bonnes paroles, mais un reniflement la fait sursauter. Christopher réprime ses pleurs, mais il s'écroule en sentant l'attention de son amie rivée sur lui. Brusquement, il se recroqueville dans l'espoir de se cacher, laissant ses mèches brunes recouvrir une partie de son visage noyé de larmes.

La jeune femme ne pense à rien et se précipite sur le lit pour le tirer d'un coup sec contre elle et l'étreindre tendrement. A ce geste qui lui a tant manqué toutes ces années sans mère, son ultime parcelle de résistance est démolie et il sanglote bruyamment dans ses bras, s'accrochant à ses bras comme à une bouée de sauvetage. Par ce moyen, il tente de fuir les fonds marins et de se maintenir au-dessus de l'eau. Evi le retient de toutes ses forces, l'encerclant avec plus de fermeté et en repoussant ses propres larmes. Elle demeure forte et robuste pour lui, pour qu'il ne soit plus le seul à se débattre contre le courant tumultueux. 

— Je la déteste tellement, couine-t-il. 

— Elle n'existe pas, Chris. Une personne pareille ne vaut rien, ni tes larmes, ni aucun remord. Elle n'existe pas, oublie-la.

Il avait essayé cette option. Christopher s'était répété inlassablement que cette femme ne pouvait pas être réelle et qu'elle n'avait pas le droit de semer sa diablerie dans sa vie, mais son sourire répugnant et ses cris odieux ne cesseront pas de le hanter. Il ne peut la supprimer. La solution serait d'accepter et de passer à autre chose. Il avait cru réussir en tempérant ses crises d'angoisse, mais elle ne le quittait pas, qu'importent ses efforts. Le brun refrène ses sanglots, mais il s'étouffe en échouant lamentablement. Evi les colle davantage l'un à l'autre afin qu'ils ne soient plus que tous les deux dans ce monde, envers et contre tous.

Son père, recevant en plein cœur les pleurs de Christopher, entre à pas feutrés dans la chambre et se mord la lèvre supérieure à cette vue terrible. Toute sa colère explose de nouveau en lui et il donnerait tout pour revenir à cette soirée. Il aurait traîné sa femme dehors bien avant et son fils n'aurait assisté à rien du tout. Il se racle la gorge et Evi se détache par réflexe du châtain. Celui-ci sèche promptement ses larmes et arbore instinctivement un sourire artificiel et douloureux. La jeune femme ne rechigne pas et s'apprête à leur laisser de l'intimité, mais elle ne peut tout bonnement pas partir maintenant. 

Le père remarque sa réticence et retourne à la porte, faisant les cent pas et feignant de les ignorer. Evi glisse ses mains le long de sa nuque et encadre son visage en séchant les larmes de ses pouces. Lentement, elle appose son front contre le sien et Christopher se bat pour ne plus pleurer. Il en gémit et sa respiration frénétique ne s'apaise pas. Elle ne bouge, un roc pour lui. La jeune femme culpabilise de n'avoir perçu plus tôt sa souffrance, de ne pas l'avoir soupçonné et de l'avoir questionné à propos de sa mère sans interpréter ses silences gênés et ses rires agités. 

— Il faut que tu te reposes et...ne pleure plus. Obstine-toi à sourire, j'approuve totalement ce choix. Tu es cent fois moins laid en souriant.

Contre toute attente, cette plaisanterie subite déclenche un fou rire nerveux chez le jeune homme.  

— Si tu ne te sens pas bien, appelle-moi. D'accord ? Et envoie un message à Nicholas, quand tu iras mieux. Il s'est inquiété. Qu'est-ce qui adviendrait de notre trio si une des branches s'effondre..., crétin ?

— Moi aussi, je t'aime, Evil !  

Ils soupirent de concert. Toujours peu encline à le quitter, Evi sait au fond d'elle qu'il doit discuter sérieusement avec son père et qu'elle a joué son rôle. Elle essuie les quelques sillons rebelles de ses larmes et se lève d'un bond, décidée à ne pas faire demi-tour. Elle salue d'un hochement de tête leur aîné qui lui rend la politesse, stressé et embarrassé de constater qu'il n'a guère parlé de sa mère à Christopher après toutes ces années. Il a détourné et contourné ce sujet à des dizaines d'occasions, plongeant dans son métier pour l'éviter et remettant la santé mentale de son fils à des psychologues. 

Déterminé à ne plus s'enfuir, il inspire grandement et rejoint son fils, l'esprit vide de pensées. Il se concentre uniquement sur les yeux rougis de Christopher et ses reniflements persistants. Déjà débordé sans que le moindre mot ne soit adressé, il se contorsionne en quête d'un mouchoir et sors un paquet de la tablette de l'hôpital. Il lui donne et le brun le remercie timidement. Il a perdu tout son faux enthousiasme et affiche un malaise palpable. Le plus discrètement, il mouche son nez et referme son poing sur le tissu, posant son regard de partout dans la pièce à l'exception du fauteuil où son père est assis. 

— Je suis désolé !

Ils raidissent après s'être manifestés en même temps. Son père froncent les sourcils et s'insurgent :

— Pourquoi devrais-tu t'excuser ? Tu n'as rien fait de mal ! 

— Et toi alors ? rétorque Chris en bougonnant. Comme si tu y étais pour quelque chose... Je m'excuse parce que j-je t'ai menti. Enfin, menti est un terme un peu fort. Disons plutôt que j'ai diminué la vérité. 

— Qui est ?

— Eh bien, les crises continuent, mais elles n'ont plus été violentes. Aujourd'hui...

— Je les ai provoqués en criant au téléphone, complète son père. Je suis sincèrement désolé, Christopher. Je te promets que je ferai attention... Est-ce que....

Christopher se surprend que son père bafoue, lui qui est habituellement éloquent. Il s'imagine le pire.

— Est-ce que tu souhaites revoir une psychiatre ? 

Il y songe à chaque crise d'angoisse, mais systématiquement tout son être lui ordonne de ne pas gaspiller son temps et son énergie dans une thérapie. A l'instant, il a ressenti une vague de soulagement en se livrant à Evi. Face à une psychiatre, il se renfrogne, refuse de se remémorer ce jour et tourne en rond. Une conclusion lui apparaît évidente tout à coup : se libérer et s'avouer la dure réalité, cela le guérira petit à petit. En revanche, Christopher déteste confier ses plus intenses peines à des inconnus ou à des professionnels prêts à les analyser et à décortiquer toutes ses émotions. Au contraire de ses amis, en particulier sa tête violette favorite, avec qui il n'a pas éprouvé un sentiment de danger, d'insécurité ou de trouble. 

— Laisse-moi tester une nouvelle idée.

Son père opine vigoureusement du chef, incapable de lui imposer quoi que ce soit. Maladroit, il s'approche de son fils et le prend dans ses bras. Cette étreinte s'oppose strictement à celle d'Evi. La sienne était délicate et pleine d'affection ; celle-ci regorge de remords et d'amour trop longtemps gardé à l'intérieur. Elle lui procure une sensation étrange dans l'estomac... Serait-ce du confort ? Le brun se perd dans ce câlin paternel, tout à fait inédit et saugrenu, mais pas déplaisant. Sa peine refoulée délaisse son âme qui s'allège et il peut respirer sans que ses souffles ne se chargent de douleur. Son sourire, léger pour la première fois devant lui, ne le fait pas souffrir. 

Tandis qu'ils s'écartent avec l'impossibilité de croiser le regard l'un de l'autre, penauds et perplexes, Evi passe l'après-midi à dévisager son portable. Elle n'a pas enlevé ses chaussures et a gardé ses clefs de voiture proches d'elle, au cas où le brun l'appellerait en urgence. Plus les heures défilent, plus elle suppose que Christopher a longuement parlé avec son père et qu'il s'est reposé. Elle se détend, non sans abandonner son air terrorisé. En roulant vers le centre-ville ce midi, elle n'aurait pas pu prédire le virage que prendrait cette journée. Découvrir que son meilleur ami bataille contre un trauma vieux de plusieurs années et que son sourire masque les entailles profondes dans son cœur. Elle en verse une larme aux alentours de dix-huit heures.

Lorsque la porte claque, elle se ressaisit, bombe la poitrine et adopte une posture droite en ravalant toutes ses émotions catastrophiques. Sa mère rentre relativement tôt. Cela l'irrite. Ne peut-elle pas rester à son tribunal ? N'ayant pas l'envie de braver ses sarcasmes et ses injures déguisées, Evi file furtivement dans sa chambre, mais tombe nez à nez avec elle. Dépitée et dégoûtée, elle lâche un juron et fait mine de ne pas s'intéresser à elle.

— Qu'est-ce que tu as fait ? Je présume que tu es sortie avec tes amis. Tu as révisé un peu ? Les partiels de mi-semestre ne vont pas tarder.

 Son ton froid et jugeur énerve Evi qui, remontée contre la mère de Christopher, transfère sa colère sur elle. 

— Tu sais quoi ? Merde, maman. 

L'aînée pivote à une lenteur menaçante, mais la jeune femme ne se dégonfle pas.

— Je ne me drogue pas, j'ai fumé pendant un an et j'ai arrêté, parce que j'ai failli me faire abuser par environ six gars. Je ne bois qu'en soirées, auxquelles je ne me rends presque plus à cause de ce quasi-viol, et j'ai couché avec un mec, une fois. Aujourd'hui, j'ai déjeuné avec mes deux meilleurs amis et deux nouvelles potes que j'apprécie de plus en plus. Tu les rencontreras sûrement et j'espère que tu ne les traiteras pas comme des délinquantes, puisque je semble en être une à tes yeux. Après ce déjeuner très sympathique, je suis rentrée pour finir mes devoirs. Là, j'ai été appelée par Nicholas, un de mes deux meilleurs amis, pour entendre que le deuxième ne va pas bien du tout et que je dois le consoler au plus vite. J'ai conduit, très prudemment, jusqu'à l'hôpital nord où je l'ai trouvé dans une chambre, sanglotant par la faute de sa mère. Cette personne horrible est sortie de sa vie en le marquant au fer rouge et dorénavant il a le courage épatant de se battre contre des crises d'angoisse. Je suis extrêmement fière de lui et fière de faire partie de son entourage. Techniquement, je n'ai pas le droit de te blâmer pour ton incompétence en ce qui concerne tes capacités à m'élever, car tu es bien plus douée que sa mère à lui. Elle l'a traumatisé, elle l'a détruit et pourtant...

Evi reprend difficilement sa respiration sous les yeux écarquillés de sa mère.

— Et pourtant, il sourit encore et il aime de tout son être son père. Toi, qui n'a pas commis la moitié des atrocités que ses parents lui ont fait subir, je n'arrive pas te considérer en tant que ma mère. Pourquoi ? Pourquoi ne puis-je pas t'offrir mon amour autant qu'il en offre à son père ? Je... Je haïs le fait d'être ta fille... Comment peux-tu être meilleure juge que mère ? Je me suis posée cette question tous les jours depuis que j'ai été suffisamment mature pour évaluer la méchanceté de tes discours... Si tu es trop vexée par ça, alors je me débrouillerais pour partir de la maison. 

Elle se félicite pour ne pas avoir tremblé et pour avoir déballé tout le fond de sa pensée. Evi gagne sa chambre sans une œillade de plus. Sa mère demeure pétrifiée dans le couloir, son sac à bout de bras et sa veste à moitié par terre. Perturbée par le débit de parole et par la violence de chaque mot, elle cherche d'abord à comprendre ce qui vient d'arriver sous ses yeux stupéfaits. Du haut de ses cinquante ans, elle ne s'est pas remise en question du côté familial. Elle a pris les décisions nécessaires son foyer, se relevant à toutes les adversités et travaillant d'arrache-pied pour gravir les échelons de la magistrature. Elle s'est assurée un bel avenir et ne déplore rien. Mais sa fille se permet de secouer sauvagement toutes ses convictions. Il lui faut choisir entre écouter la plainte ou la balayer en toute cruauté.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top