Chapitre 8

Min-Hee a extrêmement bien dormi. Elle s'est aventurée courageusement jusqu'à la salle de bain commune pour sa toilette et est retournée dans la chambre, mollement. Reposée, en forme, allongée dans le lit, elle s'étire et prend toute la place, profitant du matelas moelleux. D'habitude, elle se levait tôt et se dégotait une activité au plus vite pour ne pas croiser son père ; la moitié de ses nuits, elle était éveillée et ouvrait un œil ou deux en tendant l'oreille pour savoir s'il rodait encore dans la maison. En tant que Vice-Président de Capitole Management Corporation, il rentrait tard et énervé, passant ses nerfs sur elle. La jeune femme faisait rarement des grasses matinées. Aujourd'hui, à dix heures, elle traîne encore en pyjama sur les réseaux sociaux, une première pour elle. 

N'ayant pas réussi à ouvrir la fenêtre, elle n'a pas osé demander l'aide de Nicholas, car il s'était probablement endormi. Le soleil filtre délicatement et recouvre son visage d'un halo de lumière. Elle ferme les yeux et baigne dans cette ambiance inédite et si agréable. Min-Hee perçoit un son venant de la porte, mais elle ne s'y intéresse pas, trop à l'aise. Cependant, une ombre vient la dérober aux rayons chaleureux et ses paupières se relèvent. Le châtain la surplombe, nez à nez, et son souffle rencontre le sien.

— Bonjour, bien dormi, Min-Hee ? 

Elle constate plusieurs choses. D'une part, Nicholas est légèrement décoiffé, ce qui ne lui ressemble pas. Ce pourrait être sa tête du matin, mais il accorde une certaine importance à son apparence, assez pour ne pas paraître devant elle dans un pyjama de Captain Flibustier, le personnage à la mode dans les dessins animés actuels, et avec des cheveux en pagaille. D'autre part, il pue de la bouche. Enfin, il ne s'est même pas lavé le visage avant d'entrer dans sa chambre, si elle en juge par ses croûtes jaunes au coin des yeux. Min-Hee conclut donc que ce garçon n'est pas Nicholas.  

— Charlie...? interpelle-t-elle de sa voix grave et lente.

Il sourit.

— Tu t'en es rendue compte, intelligente cette Min-Hee !

— Ce n'était pas si compliqué. Dis-moi, n'es-tu pas censé préférer les hommes ?

Interloqué, Charlie se redresse légèrement, mais demeure suffisamment proche d'elle pour que Min-Hee sente son haleine senteur oignon. 

— Pourquoi est-ce que je préférerais les hommes ? Je ne suis pas gay ! 

— Ah bon ? Ce n'est pas ce que j'ai entendu. 

— Parce que je ne suis encore jamais sorti avec une fille, ça signifie que je suis gay ? Non mais, n'importe quoi ! Qui t'a dit cette bêtise ? Et puis, Nich aussi n'a présenté aucune copine jusqu'à présent ! 

— Oui, sauf que lui il ne porte pas des pyjamas Captain Flibustier, il soigne son apparence et il ne parle pas aux filles sans s'être au préalable brossé les dents.

Sans attendre sa réponse, elle le gifle et prolonge le mouvement de façon à repousser son visage loin de sien. Puisqu'il était accroupi, Charlie bondit sur ses jambes pour ne pas tomber en arrière et fixe Min-Hee avec une moue tremblotante. Elle l'ignore, écarte les draps et bascule sur le bord du lit.

— Choisis entre lui et moi ! lance-t-il d'une voix enfantine. Je suis sûr qu'il est ton frère Beauvilliers !

S'étonnant elle-même, la jeune femme ricane sincèrement. Elle secoue la tête et balaya sa question du revers de la main. Min-Hee attrape la longue robe de chambre en satin qu'elle a préparée la veille et l'enfile pour cacher ses cuisses dénudées. Quand elle se retourne, le regard de Charlie s'est posé en toute impunité sur son derrière et elle pouffe amèrement, décontenancée. Comment un frère peut-il être bien élevé, courtois et un minimum raffiné, tandis que l'autre se révèle collant, aguicheur et immature ? Elle comprend pourquoi l'un d'eux était au gala de charité et pas le second.

— Je choisis Nicholas ! répond-t-elle sans une once d'hésitation. Pour une raison très simple. Il fait bonne impression.

— Et pas moi ? s'insurge Charlie.

— Lui, au moins, il ne m'a pas salué avec un Konichiwa.

Sur ce, elle quitte la chambre et laisse un Charlie ruminant dans son dos, en souriant malicieusement. Elle s'incline par réflexe face aux parents Beauvilliers et la mère la gronde en lui ordonnant d'agir avec plus de familiarité. Cette dernière serre du café, pendant que son mari mange des tartines devant sa télévision. Travaillant tous les deux beaucoup, elle en a déduit que leurs week-ends se résument à flemmarder. Nicholas bouscule son frère, qui continue à râler, dans le couloir pour la rejoindre. Il frotte ses cheveux mouillés avec une serviette et elle le reconnait tout de suite, c'est lui le bon. Plus calme, moins extravagant et silencieux.

— Tu es réveillée depuis longtemps ? s'enquiert-il, poliment.  

— Tôt, par habitude. Mais, je n'avais pas envie de me lever !

Il acquiesce, comprenant tout à fait cette sensation. Sa mère traverse la maison en leur criant de se pousser, les bras chargés d'un lourd plateau avec les tasses et leur petit-déjeuner. Elle suit d'instinct le châtain et s'assoit à côté de lui en acceptant le café. Min-Hee ne parvient pas à se retenir de s'incliner et s'excuse en buvant la boisson chaude sous le sourire maternelle de la maîtresse de maison. Charlie se jette sur la chaise opposée à celle de la jeune femme et dévalise l'assiette de viennoiseries. Elle le scrute une minute et les deux garçons remarquent rapidement son manège. Tout à coup, elle déclare :

— Ton frère s'entendrait à merveille avec Christopher. 

— Pourquoi ? réplique Charlie.

Pour toute réponse, Nicholas éloigne la tasse de sa bouche pour éviter de s'étouffer avec le café et s'esclaffe. Charlie présume que l'association n'est pas très flatteuse et Min-Hee se contente d'hausser un sourcil en lui expliquant :

— Vous êtes tous les deux très enthousiastes à propos des choses banales de la vie.

Comme dirait Evi, ce sont des crétins. Nicholas se ressaisit et se racle la gorge en mangeant dans le silence le plus complet. Charlie persiste à faire du bruit inutile et à entamer des conversations qui se meurent à cause de l'indifférence de Min-Hee. Le châtain, le plus intelligent des deux, regarde la jeune femme en biais, curieux. Il se surprend encore de son allure et de l'aura qui l'englobe. Elle semble tout droit sortie d'une série coréenne ; cette protagoniste plairait assurément de par son assurance et son franc-parler. Il a hâte de connaître le développement et la fin de ce personnage. Réussira-t-elle à oublier l'influence de son père et à vivre selon ses propres choix ? Il ne se fait pas de soucis à ce sujet-là. Cette fille est forte, elle peut se redresse qu'importe l'adversité. 

— Le quartier comporte pas mal de magasins intéressants. Tu voudras faire un tour avant le déjeuner ? 

— Je pourrais m'acheter de nouvelles tenues plus adaptées.

— Tu es à ce point riche ?! s'exclame Charlie. A ta place, en pleine fugue, j'économiserais le moindre centime. Non seulement tu dépenses de l'argent pour des vêtements, et en plus tu insistes pour payer une partie du loyer ! Incroyable. Nich, je ne savais pas que tu sélectionnais tes potes en fonction de leur compte en banque ! Entre Evi, Chris et maintenant elle, tu t'entoures bien ! 

— Très drôle, raille Nicholas. Elle ne vient pas du même monde que nous, pauvre gueux !

— Gueux ? répète le frère. Qu'est-ce que c'est ? 

Le mot amuse Min-Hee et elle glousse. 

— Ce n'est pas gentil, hein ? Tu m'insultes ? Méchant ! Qu'ai-je fait pour mériter ce frère !

— Je me pose la question tous les jours. 

— Maman ! Nich est méchant avec moi !

Il toise Charlie avec une mine de dégoût envers son propre frère et Min-Hee essaie de ne pas exploser de rire devant cette interaction absurde. 

— Débrouillez-vous, grogne la mère, absorbée par sa série. 

Charlie boude et le petit-déjeuner se termine là-dessus. Nicholas débarrasse sous les marmonnements outrés de son frère. Min-Hee l'imite et ils vont dans leur chambre pour s'habiller. Après une bonne douche froide pour se réveiller définitivement, elle se plante à un mètre de l'armoire, les poings sur les hanches. Toutes ses tenues s'alignent sur des cintres et elle se demande laquelle fait le moins prétentieuse et coûteuse. Elle opte finalement pour une robe marron ample descendant jusqu'aux genoux et qui n'est pas centré à la taille, aux imprimées florales, ainsi que des sandales spartiates.  

Ne reste que sa souple chevelure noire. Elle pensait à la couper dans un style similaire à celui d'Evi, c'est-à-dire court et carré, mais son père ne cessait de l'agacer pour qu'elle le fasse. Par conséquent, elle est réticente, désirant briser chacun de ses ordres pour s'en défaire. Qui plus est, ses boucles sombres forment une cascade de ténèbres qui sied parfaitement avec son caractère. Cela constitue son identité et en fin de compte, même si l'été elle en souffre, Min-Hee aime son reflet dans le miroir. 

Le châtain toque à sa porte quelques temps plus tard. Elle l'autorise à entrer et récupère son portable. Nicholas la découvre dans une tenue basique, bien loin de ses robes onéreuses et excentriques. Ce qui le choque le plus, il le fait comprendre en dévisageant ses pieds. Pas de talons, il en serait quasiment abasourdi. Elle est donc capable de simplicité, songe-t-il. Néanmoins, sa prestance n'a pas le moins du monde changé ; le dos droit, le regard neutre mais assuré, la démarche gracieuse et déterminée, il confirme sa première idée : elle est différente de toutes les autres femmes qu'il a côtoyées dans sa vie. 

Ils se dirigent tranquillement vers la porte où Charlie tente de s'intégrer à leur petite sortie, mais son aîné lui claque la porte au nez. Elle observe mieux le quartier. Hier soir, le stress, l'appréhension et le regret l'avaient empêché d'y voir clair. Maintenant, elle remarque les pavés lisses des rues, les murs typiques représentatifs des architectures de la Provence et une fontaine au milieu de la modeste place adjacente à sa maison. Nicholas note qu'elle est focalisée sur les statuettes au-dessus de l'eau qui s'écoule lentement et ils s'avancent. 

— L'autre fois, tu as cassé un cliché sur les asiatiques et leur relation avec l'alcool. Est-ce que c'est vrai que vous prenez tout en photo ? Avec le Festival d'Avignon, je ne croise que des asiatiques avec leurs appareils ! 

— Ce cliché a la vie dure. En fait, je n'en ai aucune idée. C'est sûrement vrai qu'ils aiment prendre des détails en photo, mais personne ne peut les critiquer pour ça. Ils ont totalement raison. Au final, ils ne reviendront peut-être jamais ici et ils veulent immortaliser des souvenirs, y compris les choses les plus triviales et insignifiantes. Les photographies témoignent d'un passage, d'une vie, d'un passage dans une vie. Une fontaine, un paysage ou une plaque d'égout, qui peut juger ce qui est captivant et passionnant pour un autre ? Je rajouterais aussi que les asiatiques prêtent attention à leurs réseaux sociaux et à leur image. Ces photographies leur permettront de poster et de montrer à tous que leur voyage était super et palpitant ! 

— Tu te prends souvent en photo ?

Cette question soudaine trouble Min-Hee qui n'y était pas préparée. Nicholas ferme un instant les paupières et se fustige. A ses mots, il s'est interrogé sur ce qu'il souhaite photographier et le visage de la jeune femme lui est apparu. Il tempère sa réaction pour ne pas se dévoiler.

— Non, jamais. Premièrement, je me suis créée des comptes sur les réseaux sociaux, mais je ne les utilise que par curiosité. Ensuite, je n'ai pas d'amis avec qui prendre des photos et les partager. Et j'ai toujours trouvé que les selfies sont réservés à ceux qui apprécient leur physique.  

Il fait volte-face, piqué par ses paroles. De tout ce qu'elle a un jour prononcé, il n'a jamais remis en question un seul de ses mots. Chacun possède son avis et il respecte cela. Mais, Nicholas n'est pas du tout d'accord avec sa dernière phrase.

— Tu ne crois pas que certains détestent le rendu de leur photo ? Ils s'embellissent à coup de filtres pour soi-disant améliorer leur image. D'autres détestent leur photo, mais ils la posent quand même pour cultiver leurs réseaux sociaux ou pour laisser un témoignage justement. Pourquoi une plaque d'égout serait plus captivante et plus un témoignage que son visage ? 

Min-Hee ne répond rien et se rapproche de la fontaine pour mieux contempler les statuettes tout autour. Nicholas soupire et se rend très vite compte du problème.

— Tu n'as pas du tout confiance en toi et tu refuses de placarder une image déplaisante sur les réseaux. C'est ça ?

— A peu près, admet-elle en bougonnant.

Il n'en revient pas. Cette fille, la plus élégante et belle de tout son entourage, méprise son physique. N'importe quoi. Nicholas en rit nerveusement, dépassé par cette révélation. Pour éviter le sujet, Min-Hee se détourne et marche sur la minuscule place incluant uniquement des maisons, rien d'autre. Il lui emboîte le pas et la questionne sur un ton volontairement sarcastique :

— Depuis quand ne t'es-tu pas regardée dans un miroir ? 

— Mon reflet me convient. En revanche, c'est l'image que je donne qui m'insupporte.

Il s'arrête brusquement et comprend son fil de pensées. Nicholas parierait que sa gêne des photos découle de la manipulation de son père. Entre les jugements néfastes qu'elle a reçus et l'image de fille riche qu'elle renvoie à cause de lui, il n'est pas étrange qu'elle soit révoltée contre son apparence. Sans crier gare, il saisit son portable, empoigne ses épaules et la plaque contre lui. Min-Hee n'a pas le temps de réfléchir à ce qu'il se passe et perçoit le son reconnaissable de l'application appareil photo. Aussitôt, elle affiche une grimace et tend la main pour l'effacer, mais il se décale.

— Suis-je vraiment obligée de le réclamer à voix haute ? Nicholas Beauvilliers, pourrais-tu, s'il te plait, supprimer cette photo de ton portable ?

— Non. 

— Que c'est agaçant, souffle-t-elle.

Toutefois, la jeune femme n'imaginait pas qu'il posterait cette photo sur ses réseaux sociaux. En guise de légende : une matinée en compagnie de ma nouvelle amie, comment la trouvez-vous ? Dès qu'elle l'aperçoit, elle se rue sur lui, mais trop tard. Ses lèvres se plissent et elle ravale son juron. Puis, elle se rappelle qu'il ne parle pas coréen et n'hésite donc pas à l'insulter dans sa langue natale. 

— Supprime le poste.

— Non.

— Nicholas ! 

— Ce n'est pas en hurlant mon prénom que j'obéirais. Aller, oublie ça. Je connais un endroit peu cher et bon, près d'une rue marchande. Est-ce que j'appelle Evi et Chris pour qu'ils nous rejoignent ?

Elle se renfrogne et croise les bras, bien décidée à ne pas céder la première. Mais, il n'attend pas qu'elle s'exprimer et contacte ses deux amis. 

— Lucille, maugrée-t-elle.

— D'accord, j'appelle aussi Lucie. D'ailleurs, tu sais que tu es la dernière du groupe à la nommer par son prénom complet ? 

Elle hausse les épaules en exagérant le mouvement et recommence à se balader. Nicholas arbore un sourire victorieux et marche derrière elle. Jusqu'à ce que leurs amis arrivent, ils déambulent dans les rues aux alentours. Plusieurs énergumènes entravent leur chemin et Min-Hee se dépitent de plus en plus à chaque personne. D'abord, elle note de faire attention aux chiens qui habitent toutes les maisons et aboient bruyamment. 

Le premier individu fait presque perdre à Min-Hee sa foi en l'humanité. Il s'agit d'une mère qui déboule hors de son restaurant de plats grecs en chassant son fils avec sa chaussure comme arme de guerre. Le jeune garçon attrape sa trottinette et s'enfuit sous les braillements de la femme. L'asiatique ouvre la bouche par stupéfaction et se fige, alors que la gérante se tourne vers Nicholas, le reconnait et l'enlace fermement en lui demandant des nouvelles. Ils discutent ensemble un moment. Lequel est son enfant et lequel est une simple connaissance ? Elle en doute. 

Par la suite, ils ne peuvent faire qu'un pas avant qu'un homme en vélo leur fonce dessus. Nicholas la tire et ils l'esquivent. Le danger public freine et recule pour vérifier qu'ils n'ont rien. Min-Hee s'apprête à gronder des reproches, lorsque le châtain lui fait la bise. Ils se racontent des blagues et elle juge cet homme très grossier, tout ce qui ne l'attire pas. En se séparant de lui, elle l'interroge de façon muette.

 — Il loge dans une colocation en face de la maison, l'informe Nicholas. Tu risques de le croiser souvent.

— Je ne l'apprécie pas.

Il pouffe.

— C'est compréhensible. 

Trois mètres plus bas, les portes d'un magasin de vêtements s'ouvrent avec fracas et une adolescente en sort, furieuse contre ses parents. Elle beugle si fort que sa voix criarde résonne dans la rue étroite, offensante. Si Min-Hee avait parlé de la sorte à son père, elle serait probablement six pieds sous terre. Contre toute attente, Nicholas affirme que cette friperie propose des habits qui peuvent la ravir et il l'entraîne à l'intérieur. Un homme et une femme se disputent violemment et ils s'égosillent de concert :

— Bonjour, bienvenue !

Sans même pivoter la tête en direction de l'entrée.

— Ne les écoute pas, lui glisse-t-il. Ils sont à deux doigts de s'entre-tuer du lundi au dimanche, sans pause, ni divorce. Ne cherche pas à comprendre.

— Tous les gens de ton quartier sont-ils fous ou bizarres ?

— Définis fous et bizarres.   

  — Gesticulant, dangereux, bruyant, irritant et avec des tendances à s'étriper. 

— Dans ce cas, oui, ils le sont pratiquement tous. Il faut s'y habituer. 

Malgré son effarement, elle slalome entre les allées de vêtements et foudroie les propriétaires dès qu'ils élèvent trop la voix. Le mari finit par intercepter les regards noirs de la jeune femme. Il en est pratiquement déséquilibré et tapote l'épaule de sa femme pour qu'elle se taise. Elle continue à l'insulter, mais rive ses yeux dans le même coin de la friperie. Elle se confond en excuses et gagne le fond de sa boutique. Nicholas reste pantois devant cette scène. Dans quel monde vit-il pour qu'une jeune femme à peine majeure effraie d'une simple œillade un couple d'adultes en train de se déchirer ? 

— Je reviendrai, lance-t-elle au mari.

En partant de la friperie, Nicholas rit tellement qu'il en applaudit la jeune femme.

— Ouah, tu fais peur, Min-Hee ! Je reviendrai !

Il prend la voix de Schwarzenegger.

— Je n'avais pas autant rigolé qu'après ma rencontre avec Evi et Chris. Honnêtement, je pensais que tu serais du genre barbant et toujours morne, mais...tu es vraiment marrante !

— Contente de te divertir.

Lucille arrive rapidement à l'adresse du restaurant et prévient le jeune homme. Ils la rejoignent et s'installent à la table sans croiser d'autres individus insolites. Ils patientent quelques minutes durant lesquelles la blonde harcèle Min-Hee des questions sur son père, sa situation et son installation chez les Beauvilliers, ayant des vertiges à force de parler. L'asiatique la rassure nonchalamment, touchée par l'intérêt porté à son bien-être. Quelque chose en elle la bloque encore et lui interdit de l'envisager comme une amie, un vestige de son passé. Elle a grandi entourée d'opportunistes et de personnes négatives. Elle se rend compte de sa chance sans pouvoir en bénéficier pleinement.

Evi entre dans le restaurant en courant et se stoppe brusquement en se penchant par-dessus l'asiatique. A son tour, elle lui pose une ribambelle de questions qui déconcerte la brune. Min-Hee entrevoit pourquoi cette fille à la tête violette est si adorée par Nicholas. Après tout, elle se montre systématiquement enthousiaste envers les inconnus, détient une intelligence super à la moyenne et dévoile son caractère brut aux personnes qui l'importunent. Les trois offrent une gentillesse et une bienveillance infinies à leurs proches, prêts à aider et à soutenir. 

Hello, hello, vous l'attendiez tous, la star de la journée est enfin là ! Je vous ai manqué ? 

Ils se retournent simultanément vers l'entrée où se tient Christopher, bras écartés et levés, virevoltant sur lui-même.

— Ah, tu l'as invité. 

La remarque d'Evi heurte de plein fouet le brun qui fait mine de recevoir un coup au cœur et il pose ses deux mains sur son torse en se pliant en deux. La jeune femme s'assoit à côté de Lucille sans le regarder. A son indifférence, Christopher se redresse, se racle la gorge et prend place à gauche de Min-Hee. Naturellement, il s'appuie sur la chaise de l'asiatique et la questionne également. Il est plutôt curieux de la couleur des sous-vêtements de Nicholas et de savoir si le châtain est un fils à papa. 

— Hum...Laisse-moi réfléchir... Ah oui, je m'en fiche. Pourquoi est-ce que je connaîtrais la couleur de ses sous-vêtements ?

— C'est fou ça ! s'étonne faussement Evi. Tu ennuies tout le monde. Un vrai casse-pied.

Christopher inspire profondément pour ne rien répliquer et affiche un sourire ironique en hochant la tête. Dans cette atmosphère détendue, ils commandent et mangent des plats français, dont un que Min-Hee découvre et goûte de l'assiette de Lucille. A priori, le cassoulet n'a pas obtenu une fan, bien au contraire. La blonde le défend en chuchotant qu'il n'est certainement pas cuisiné maison et sort d'une boite de conserve réchauffé, mais l'asiatique remue ses mains en signe de dégoût, faisant rire les quatre autres.  

 — Nous n'avons jamais évoqué vos passions à toutes les deux. 

Evi exige implicitement qu'elles exposent leur passe-temps et Lucille blêmit. Hormis le dessin sans grand talent, elle n'éprouve pas de véritable passion pour un divertissement ou un autre. Il existe cependant une activité qui l'obsède et elle soupçonne que sa crise d'adolescence avec le pique d'hormones dure encore. Min-Hee lui laisse apparemment la parole et elle déglutit péniblement. Elle fait un décompte dans son esprit et lâche abruptement :

— Le sexe.

Nicholas manque de recracher la gorgée d'eau et l'avale vivement. Evi s'immobilise et braque ses yeux dans son assiette, comme si elle essaie de tirer une information de son entrecôte. Christopher pince les lèvres, mais ne réussit pas à se restreindre et se tord de rire, une réaction pure et spontanée, sans moquerie. Min-Hee lève doucement son regard et le rive dans celui livide de Lucille. Quant à celle-ci, elle triture ses doigts d'embarras. Le brun diminue peu à peu son hilarité et réagit :

— Cette passion est ultra cool ! 

— Techniquement, se justifie la blonde, je ne suis pas passionnée par le sexe, mais c'est juste un sujet qui me...hante ces jours-ci. J'y pense tout le temps et surtout je regrette ma terrible première fois, ce qui m'obnubile d'autant plus ! 

— Nicholas peut coucher avec toi, si tu veux ! Il est plutôt doué.

Avant même que l'intéressé puisse objecter, Evi pivote vers le brun et le rabroue :

— Comment est-ce que tu le sais ? Tu étais présent pour noter ses performances peut-être ? 

Christopher agite ses sourcils.

— Qui sait ? 

Evi se pétrifie et c'est à Lucille de s'étouffer avec son eau. Nicholas nie évidemment le sous-entendu de son ami et clôt la discussion pour qu'elle ne dégénère pas plus. Mais, Min-Hee s'adresse directement à la blonde de son air éternellement flegmatique.

— Que certaines personnes se moquent du sexe ou que d'autres en raffolent et le recherchent ne devraient pas faire l'objet de malaise ou de timidité. Les femmes qui se plaignent de la virginité tardive m'exaspèrent au plus haut point. Pareil pour ceux qui blaguent sur des obsédés du sexe.

Elle mime des guillemets sur les trois derniers mots.

— Tu as le droit de suivre les volontés de tes hormones et d'aimer ça. C'est naturel, le propre de l'être humain et nul ne peut épiloguer sur cette passion, ou peu importe comment tu l'appelles. 

Un silence de plomb s'abat sur la table, entrecoupant par les applaudissements de Christopher qui approuve les paroles de l'asiatique. Lucille ressent une immense gratitude à son intervention. Depuis sa première fois, elle continue de désirer le plaisir charnel, clairement insatisfaite. Parfois, elle suit des jeunes hommes du regard dans l'espoir qu'ils lui plaisent et qu'elles sortent avec eux ; ces pensées l'alarment. Elle a l'impression de ne pas se concentrer sur le plus important et d'être anormale. Ceci valide son sentiment principal : elle a besoin de Han Min-Hee. 

— Min-Hee la Sage a parlé ! plaisante gaiement Evi. Elle a raison. Vis ta vie, Lucie ! Fais-toi plaisir ! Dans tous les sens du terme. 

Nicholas claque sa langue contre son palais. Bien qu'il ait collectionné les filles dans son lit au lycée sans vantardise ni compétition, il ne supporte pas de mentionner le sexe et ses variantes en public.

— Que tu es prude ! Bon, passons à autre chose, sinon notre chaste ami va nous faire une syncope ! 

Le châtain tire la langue à Christopher qui le lui rend. Evi pointe l'asiatique du menton et Min-Hee se souvient à ce moment de la question ayant engendré ces digressions. Elle ne réfléchit pas et ne trie pas ses passions, puisque sa préférée s'impose instantanément dans son esprit.  

— L'écriture. J'écris énormément. Des romans surtout, et des pièces de théâtre. 

Evi en laisse tomber ses couverts.

— Pourquoi ne l'as-tu pas dit avant ? 

— Parce que je ne vois pas pourquoi cette passion serait meilleure et plus intéressante que celle de Lucille.

La tête violette bafoue une phrase incohérente, reprend contenance et chuchote à la blonde :

— Sans te vexer, je préfère sa passion à la tienne.

— Moi aussi ! 

Lucille a toujours trouvé fascinant les passionnés d'art en tout genre, que ce soit de la peinture ou de l'écriture. Quand elle rencontre un tel individu, elle n'ose pas les ensevelir sous une avalanche de questions pour en apprendre plus sur leur discipline pour ne pas les déranger, mais elle en meurt d'envie. Evi ne se refrène pas sa curiosité et se renseigne sur les sources d'inspiration de l'asiatique. Cette dernière y est accoutumée et ce thème revient régulièrement parmi les interrogations de chacun. Elle médite une seconde et déblatère la tirade habituelle :

— Tout. Bien sûr, il y a plusieurs types d'inspiration. Celle qui me transmet les idées pour mes romans. Elle provient des séries, des films que je visionne ou des livres que je lis. Mais aussi de vidéos sur internet ou de photographies. Celle qui m'a insufflé la passion pour l'écriture. Elle résulte de quatre auteurs que je chéris et qui m'ont façonné en tant qu'écrivaine. L'un d'eux, j'ai lu ses livres cette année. Je continue de me fabriquer et d'évoluer. Et celle qui m'inspire pour des scènes ou des moments précis. Elle peut émaner de n'importe où. D'une fleur sur le bas-côté de la route, d'une couleur ou d'une personne lambda. Tout est susceptible de finir dans mon roman. Ce doit être par ailleurs un des stéréotypes les plus connus sur les auteurs. Il est entièrement vrai ! 

— Est-ce que je suis le seul qui ne peut pas du tout ouvrir la bouche quand elle parle ? bredouille Christopher. Son éloquence me...

— Son éloquence nous permet quelques minutes de paix avant que tu l'ouvres de nouveau ! assène Evi.   

Il opine du chef, puis se rend compte de cette attaque et s'insurge. Le reste du repas se déroule ainsi, passant d'une conversation enrichissante sur l'écriture avec les longs discours de Min-Hee et d'anecdotes sur les hormones de Lucille. En somme, un déjeuner basique entre adolescents à deux pas de l'âge adulte. Evi suggère d'amener l'asiatique à Arles cet après-midi, la capitale provinciale de la Rome antique, mais Christopher décline cette soirée. Son père lui a demandé de ne pas rentrer trop tard pour qu'ils puissent profiter de son unique jour de repos. 

Christopher les salue à la sortie du restaurant et trottine jusqu'à sa voiture. Politicien acharné en route pour les départementales, il le voit toutes les pleines lunes si la chance est de son côté. Il dort à son bureau et fréquente davantage son assistant que son fils. Le brun ne réprime donc pas son excitation de le revoir après tant de jours à apercevoir une ombre ou du vide. Il roule prudemment jusqu'à chez lui et admire avec fierté la villa offerte par du travail intense. Se garant en bas de la rue, car il n'y a jamais de places devant, il remonte promptement et ouvre à la volée le portail. 

Sans toquer, il pousse la porte et la referme silencieusement à son passage afin de faire une surprise à son père. Seulement, celui-ci est au téléphone. Il a haussé le ton et semble extrêmement en colère. Christopher se statufie dans le couloir menant à son bureau. Il atteint un seuil critique d'énervement, frappant le mur de son poing. Brutalement, la tension du brun chute et des vertiges l'assaillent. Son organe vital palpite à lui brûler le torse et sa respiration se coince dans sa trachée. Tout un tas de souvenirs afflue et pulvérise toutes les parois de sa mémoire qui a tenté de les effacer au fil des ans, sans succès. 

— Pa...pa...

Cette crise d'angoisse parait dix fois plus violente que celles qu'il a subies récemment. Il ne tient plus debout, la main recroquevillée à l'emplacement de son cœur et il glisse au sol, s'effondrant. L'arrière de sa tête cogne contre le marbre, diffusant une maigre douleur dans sa tête incomparable à la souffrance de sa cage thoracique. Il appelle son père, mais sa voix ne s'extirpe pas de sa bouche. Christopher s'allonge sur le côté et se replie sur lui-même pour limiter les dégâts. Il respire excessivement et suffoque. 

Le bruit alerte son père qui, en proie à un mauvais pressentiment, termine vivement son appel et raccroche. Il rejoint le couloir et toute sa fureur s'envole. L'épouvante la remplace. Le politicien sur les nerfs à cause d'un associé bancal disparaît. Il sprinte dans son bureau et bute dans son fauteuil en prenant son portable. En regagnant le couloir, il se jette à genoux à côté de son fils, comprenant immédiatement ce qui a provoqué sa crise d'angoisse. Il appelle les urgences, alors que les yeux de Christopher papillonnent.

— Aller, mon grand, respire, prend ton temps, respire...

Les urgences répondent après une éternité et il résume le problème de manière concise pour optimiser le temps. Ils envoient tout de suite une ambulance. Christopher sent la présence de son père, mais l'eau l'a submergé. Il ne peut pas nager jusqu'à la surface, s'enfonçant dans les fonds marins sans être en mesure de bouger ses bras pour monter. Le ciel et le soleil s'éloignent irrémédiablement de lui. Qu'en admirera-t-il à nouveau les rayons et ce bleu si paisible ? Il délire, tandis qu'il manque d'oxygène.

— Christopher ! Chris, bats-toi encore un peu ! D'accord ? Les urgences arrivent bientôt, reste avec moi !

Mais, ses efforts sont vains. Son père assiste impuissant à la chute de son fils qui finit par lâcher prise. Christopher cesse de trembler par terre et son corps se détend aussitôt. L'eau l'a intégralement englouti et le jeune homme s'est noyé dans les tréfonds de sa cruelle mémoire. 

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