Chapitre 7

— Comment vous sentez-vous entourée de vos camarades ?

Min-Hee grimace à cette question et la psychologue en devine automatiquement la réponse. Elle prend tout de même le temps d'y réfléchir. La jeune femme déteste se trouver dans un endroit comptant plus d'une dizaine de personnes, sociabiliser car elle n'en a ni l'envie ni l'énergie, discuter avec des inconnus et effectuer des travaux en groupe. A l'annonce d'exposés en binôme, elle se pétrifie et zieute Lucille, seule personne dans sa classe avec qui elle souhaite se grouper. Elle en vient à prier pour que les professeurs ne choisissent pas eux-mêmes les duos. Elle lance des regards noirs à quiconque l'approche. Mais, elle ne répond rien de cela. 

— L'idée de collaborer avec mes camarades me dégoûte au plus haut point, me fait paniquer et suffoquer. Tenez, j'en ai déjà parlé avec ma psychiatre et elle vous a écrit un mot, attestant de ma phobie. Je suis agoraphobe. En présence d'une foule, autrement dit dans un amphithéâtre, ou dans un espace duquel je n'ai pas l'impression de pouvoir sortir facilement, je me mets à étouffer, à avoir des nausées et je me vois mourir. 

Sa tirade prononcée sur un ton neutre et rapide rend perplexe la femme face à elle. Min-Hee a décidé d'accepter la main tendue de Nicholas. Aujourd'hui, elle débute une nouvelle vie, libre et sans contrainte. Néanmoins, si elle reste ici, son père viendrait la chercher et l'enfermerait probablement pour toujours dans sa chambre, telle la princesse cloîtrée dans sa tour de cristal. Elle a donc pensé à suivre ses cours à distance, c'est-à-dire de ne plus avoir à assister personnellement aux cours magistraux et aux travaux pratiques. 

Deux personnes peuvent lui accorder cette possibilité : le médecin et le psychologue. Puisqu'elle n'est pas sujette à des problèmes de santé, parfaitement en forme, elle s'est tournée vers la deuxième. Celle-ci saisit la feuille de sa psychiatre qu'elle n'a plus consultée depuis deux ans. Mais, pour une raison qui lui échappe, elle avait gardé son numéro et son nom dans son répertoire téléphonique. Elle l'a contactée en lui expliquant la situation. Connaissant son père et sa volonté de réussir dans ses études, elle a rédigé cette lettre dans le but de la délivrer de son tortionnaire. 

— Je lis que votre phobie est très avancée.

— Oh oui, c'est très, très grave. 

Sa nonchalance désarçonne la psychologue qui soupire.

— Je ne pense pas que vous dispenser sera bénéfique pour vous.

Les épaules de Min-Hee s'affaissent.

— Mieux vaudrait que nous passions par un autre moyen. Je peux en discuter avec vos professeurs et vous pourriez vous asseoir dans un des coins des salles, près des portes afin de limiter les effets de votre phobie. Et si une crise se déclenche, vous pourriez sortir à tout moment. 

L'asiatique se calme aussitôt. Sa frustration a atteint un sommet. Voilà vingt minutes qu'elle bataille avec cette femme et quand bien même son entêtement montre qu'elle est prête à tout pour qu'elle profite au maximum de ses années à l'université, cela l'agace sérieusement. Elle songe à exagérer davantage, mais cette stratégie ne fonctionne pas. Alors, Min-Hee sort sa dernière carte. La pitié.

— Honnêtement, Madame...

Elle fait mine d'être gênée et attristée.

— J'aimerais énormément suivre les cours comme tous les autres, mais...ce n'est pas possible. J'ai attendu plusieurs jours avant de prendre rendez-vous, parce que j'ai essayé de trouver des solutions de mon côté, en vain. Cette dispense est mon dernier recours. Sinon..., je ne pourrais pas continuer la faculté. Ce serait trop dur pour moi. 

Elle n'en revient pas de mentir une femme gentille et innocente dans le seul but de fuir son père. Min-Hee repense soudainement à sa mère, à son beau visage doré qu'elle admirait en étant petite. Elle lui manque tellement. Ses yeux s'humidifient et la psychologue s'inquiète de la voir dans cet état. Comment en est-elle arrivée là ? Un homme traite sa fille à la manière d'une vulgaire traînée, un objet de marchandise à sacrifier pour des services et elle est obligée de se cacher pour avoir la paix. Sa vie a viré en tragédie sans qu'elle ne le remarque. Il l'a tant manipulée en rejetant la faute sur elle que la jeune femme a fini par y croire. Mais, elle n'avait jamais rien fait de mal, Nicholas a raison.

— Bon, écoutez..., hésite la psychologue. Dans ce cas, je vous donne cette dispense d'assiduité, mais faites en sorte que vos résultats ne baissent pas ! Pour l'instant, vous avez l'air bonne en classe et j'ai demandé au préalable à votre directeur d'étude comment s'annoncent les partiels pour vous. Il affirme que vous devriez y arriver facilement. Si les notes des partiels ne sont pas correctes, je vous enlèverai la dispense. Aussi, vous pouvez m'envoyer un mail n'importe quand si vous choisissez de ne plus l'utiliser. D'accord ?

— Le jour où je serais prête, je vous le dirai. Merci, Madame.

Elle aperçoit la liberté à quelques lignes et une signature. La psychologue réfléchit encore à une idée de génie qui permettrait à la jeune femme de ne pas être dispensée de venir à la faculté. Min-Hee perd définitivement patience et agite son sac pour lui faire comprendre qu'elle souhaite partir. Finalement, la femme coche la case assiduité et appose son tampon en bas. 

— Ce n'est pas trop tôt, marmonne-t-elle en coréen.

— Vous dites...?

— Je vous remerciais dans ma langue natale.

Un sourire hypocrite plus tard, Min-Hee quitte le bureau de la psychologue avec un papier officiel lui autorisant à ne plus poser un pied à l'univers. Ses résultats ne l'angoissent pas du tout. D'une part, elle s'exprime déjà couramment en anglais. Les matières concernant l'oral et la traduction ne lui désavantageraient pas. La littérature non plus. La civilisation en revanche, qui est l'histoire des pays anglophones, la dérangera quelque peu. Mais, elle pourra compter sur la studieuse Lucille pour lui prêter ses cours et sur des recherches personnelles. 

Après l'écriture, les langues constituent son principal atout. En plus de celle-ci, elle parle le français et le coréen bien sûr, ainsi qu'un peu de japonais et une solide base en russe. Récemment, elle s'est attaquée à l'espagnol. Si Evi est curieuse sur tous les sujets, l'asiatique est avide de connaissances linguistiques. Elle aimerait beaucoup tout savoir sur l'intégralité des pays du monde et manier tous les accents, mais il s'agit d'un rêve impossible. 

Le soleil est maintenant couché. Elle a fini sa dernière journée à la faculté par un cours de sport. Elle quitte le couloir administratif et gagne l'extérieur. Lucille tourne en rond dans les graviers, tandis que le trio infernal est assis sur les marches en fer. Min-Hee ne comprend toujours pas ce qu'ils font là. Apparemment, ils se sont auto-proclamés ses amis proches et ne la quittent plus. Ils ont tous insisté pour l'attendre et l'amener ensuite boire un verre afin de la détendre. Elle n'a pas refusé. Au fond d'elle, la jeune femme se réjouit d'avoir enfin un appui. 

— Alors ? s'enquiert aussitôt Lucille. Elle t'a donné une dispense ?

Elle lève le papier et les quatre autres soufflent de soulagement. A cause de son indifférence générale, ils ont l'air cent fois plus impliqué dans cette histoire que la concernée. A nouveau, ce n'est pas pour déplaire à Min-Hee. Elle ne rêvait pas d'amis loyaux capables de la soutenir contre l'adversité, ni de soutien moral. Elle ne savait pas à quel point elle en avait besoin. 

Ils se lèvent de concert et se dirigent vers le portail de l'université, tout souriant. Evi jubile carrément et Christopher chantonne. Nicholas se contente d'un rictus enjoué. Après ses larmes, elle a été obligée de tout avouer au châtain. Elle aurait pu esquiver et exiger qu'il ne le mentionne pas. Cependant, les mots se sont naturellement extirpés de sa bouche. Toutes ces années d'abus qui ont dégénérées à la mort de sa mère, Min-Hee ressentait la nécessité de se livrer. Ils l'ont écoutée attentivement et Lucille a même pleuré. Elle a éprouvé une certaine culpabilité, n'ayant pas mesuré la souffrance de son amie jusqu'à présent. 

— Tu ne l'aurais jamais deviné, lui glisse-t-elle.

Min-Hee ralentit et marche à la hauteur de la blonde à la tête baissée.

— Et de toute façon, tu n'avais pas à le deviner.

— Pourquoi ? Je suis ton amie et les amies doivent se comprendre et s'entraider.

— Sauf que nous ne sommes pas amies, Lucille. Pas de mon point de vue, en tout cas. 

La blonde s'arrête d'avancer, penaude. Min-Hee ne regarde pas devant elle et rentre dans Nicholas, quand celui-ci fait volte-face et lui attrape les épaules. L'asiatique se fige :

— Tu ne considères personne comme tes amis, mais ce n'est pas une raison pour le clamer sur tous les toits. Tu la blesses.

— Je préfère la blesser que d'entendre des choses fausses.

— Ouah, quel mauvais caractère ! Je te signale que nous avons tous proposés de t'héberger !

— C'est très aimable de votre part ! 

Ils se fixent si proches que leurs yeux forcent pour ne pas loucher. En chien de faïence, elle ne lâche pas l'affaire et fronce même les sourcils pour ternir son expression. Evi se prépare à les séparer, lorsque les jambes de Min-Hee peinent à la soulever et elle se laisse glisser au sol jusqu'à s'accroupir, sa robe formant un halo autour d'elle. Ses yeux se ferment, tandis qu'elle respire difficilement. Nicholas la suivit et passe ses mains dans sa nuque pour la serrer délicatement, lui rappelant sa présence. Elle est aisée à cerner selon lui. L'anxiété, la colère et le chagrin la rendent aigrie et grincheuse ; la jeune femme ne maîtrise pas ses paroles. 

Elle se redresse pour s'excuser, mais Lucille a recommencé à marcher en direction du portail avec Evi et le brun en discutant joyeusement. Si elle a été vexée, elle ne le montre pas. Min-Hee s'en veut de lui avoir dit la vérité sur ce ton-là. En réalité, elle n'a toujours pas intégré la blonde à sa liste d'amis, parce qu'elle n'en mérite pas tout simplement. Nicholas en déduit que ce rabaissement de soi provient de son père et de toutes les horreurs qu'il lui a répétées. 

— Tu ouvriras les yeux sur l'importance de Lucille ou la nôtre un jour. Pour l'instant, garde ta mauvaise humeur pour toi.

Elle acquiesce en se massant les tempes. Il la relève et les deux rattrapent les autres. Tous ensemble, ils rejoignent le bar où travaille Liam. L'établissement devient de plus en plus en ruine, la décoration laisse à désirer et les déchets s'accumulent à l'entrée. Le patron ne devrait pas tarder à fermer. Mais, ils comptent bien en profiter coûte que coûte jusqu'à la fin. Ils s'assoient à une table à l'écart et les visages s'assombrissent quelque peu. Ils ont effectivement invité Min-Hee à vivre chez eux le temps de réclamer des bourses et louer son propre appartement, mais ils n'ont pas désigné celui qui l'hébergera. Tout de suite, Evi s'exclame :

— Ma mère ne le permettra pas. Vous me trouvez têtue ? Eh bien, vous ne l'avez pas rencontré. C'est une vraie teigne ! Je peux t'héberger, mais uniquement s'il n'y a pas d'autres choix. 

Lucille, qui veut faire le plus pour l'asiatique, se désole :

— Nous ne vivons pas dans un appartement très grand. Evidemment, je te trouverais une place, mais...nous serons un peu serrés.

Christopher prend la suite.

— Chez moi, il y a de l'espace et je suis bon délire ! En plus, mon père travaille dans la politique et il rentre tard tous les soirs. Ça ne l'ennuiera pas que tu habites un temps à la maison. 

Evi secoue vigoureusement la tête et ils se tournent vers elle.

— Je désapprouve ce point ! Un gars comme toi..., hors de question que tu vives avec Min-Hee !

— Pourquoi pas ? s'outre-t-il. Je prendrais bien soin d'elle !

— C'est le problème ! Tout le monde sait ici que tu es un obsédé ! 

Christopher est tout bonnement scandalisé par l'accusation. Ils se chamaillent à coups de jurons et de haussements de ton, fidèles à leur routine. Lucille s'est à priori acclimatée à leurs disputes, puisqu'elle s'esclaffe à chaque fois. Nicholas les dévisage, ne saisissant pas l'essence réelle de leur relation. Quelques jours en arrière, le brun apprenait pour le traumatisme de leur amie et faisait une crise ; aujourd'hui, ils se reparlent sans différence avec avant et sans s'être expliqués. Il croise les bras, perplexe. Min-Hee, qui est la principale intéressée rappelons-le, se redresse et se racle la gorge.

— Je ne suis pas une enfant dont vous vous partagez la garde, en fait.

Le brun se tait brusquement à sa phrase et se tend. Cela passe inaperçu et il tente de se décrisper. Evi s'apprête à intervenir, mais Nicholas la devance et se prononce enfin sur le sujet d'un ton clair :

— Une maison trop étroite et une mère trop incommodante, ça vous exclue toutes les deux. Donc, il ne reste que Chris ou moi. Puisque l'option Chris ne plait pas à Evi, cela fait de moi la dernière option. Nous avons une chambre d'ami et mes parents ne rechigneront pas. Ils sont légèrement plus présents que ton père et mon frère sera aussi présent la moitié du temps, puisqu'il ne bosse pas.

— Deux garçons et une fille cohabitant dans la même maison ? commente Lucille.

— Son frère est gay ! lance Evi, comme si cela règle le souci. 

Min-Hee n'a vraiment pas son mot à dire. Ils terminent leur boisson sans une parole de plus en lien avec cette histoire d'hébergement et elle ne s'y oppose pas non plus. L'option Nicholas lui parait tout à fait convenable. D'une part, ils s'entendent à peu près bien d'après leurs récents échanges ; d'autre part, il a toujours fait preuve de respect et étrangement elle a confiance en lui. Par conséquent, ils se séparent en se saluant et Christopher manque de s'étaler de tout son long sur le bitume en s'embronchant les pieds sur une plaque d'égout glissante. Sous les bougonnements d'Evi qui s'éloigne en critiquant sa maladresse, Lucille traîne et ne souhaite visiblement pas partir tout de suite.

— Oui ? Quelque chose te tracasse ? demande Min-Hee.

— Tu promets de m'envoyer des messages ? Peu importe que j'entre dans ta catégorie amie ou non, moi, je tiens à toi et je veux que nous gardions contact !

— Je me distance seulement de l'univers, pas de toi.

— Mais...

Lucille empoigne promptement la main de l'asiatique et la tire à l'écart pour ne pas que Nicholas écoute. 

— A la base, Evi était intéressée par toi, chuchote-t-elle. J'ai... J'ai peur qu'ils ne me parlent plus, si tu n'es pas dans les parages.

— Premièrement, c'est faux, tu te trompes. Deuxièmement, arrête de paniquer pour tout et rien. Pose-toi moins de questions. Evi s'est intéressée à toi, quand je n'étais pas dans vos vies. Et puis..., force est de constater qu'ils sont sincèrement bienveillants. Ces trois-là, ils ont assez prouvé leur honnêteté et la profondeur de leur cœur.   

Lucille hoche lentement de la tête et l'asiatique lui fait un signe de main, en retournant auprès de Nicholas, adossé à sa voiture. Ils y grimpent et le châtain démarre instantanément. Cette journée a été éreintante, entre les cours et le sport. Il s'imagine plusieurs répliques pour expliquer à sa famille la soudaine présence de la jeune femme sans réussir à prévoir leur réaction. Min-Hee ne cesse de penser à toute cette situation. Elle désire à tout prix ne pas déranger et se sent immensément redevable. 

Le visage de son chauffeur se dessine dans son esprit et elle en verserait une larme. Mark continue de travailler pour son père et ne peut pas démissionner sans avoir déniché un nouveau poste. Il doit nourrir sa femme et payer son loyer. Toutefois, il a rappliqué à la seconde où elle l'a informé de sa décision. Il a vidé au maximum sa chambre en peu de temps et a tout mis dans des cartons. Min-Hee a transmis son adresse au châtain et ils vont récupérer ses affaires chez elle. Arrivant après les heures de bouchon, ils atteignent vite sa maison.

— Oh, ma puce ! s'écrie Mark dès qu'elle sort de la voiture.

Mark lui bondit dessus et l'étreint comme si sa vie en dépendait. Min-Hee ne résiste pas et l'entoure de ses bras, contrite. 

— J'ai essayé de l'en empêcher, mais il est rentré en colère du travail et il vous cherchait pour se défouler. En apprenant que vous n'étiez pas à la maison, il s'est attaqué à vos livres. Je suis tellement navré, Mademoiselle !

— Ne vous inquiétez pas, je m'en suis remise. Nous nous sommes arrangés avec mon éditeur, je lui rembourserai les dommages au fur et à mesure. Je gère.  

Il la câline quelques minutes supplémentaires, la voyant pour la dernière fois jusqu'à un bon moment. Puis, il s'exclame :

— Il faut se dépêcher ! Votre père ne va pas tarder à revenir. Je ramène vos affaires, ne bougez pas !

Il court dans la maison à toute vitesse et son cœur se brise à l'idée de l'abandonner ici, avec ce monstre. Peut-être que cet organe vital qui est le sien ne trouve pas la voie vers l'amour, mais cela ne l'empêche pas d'avoir pitié de ces pauvres employés voués à obéir à son maudit père. Nicholas ressent sa tristesse et il se place à côté d'elle pour lui frotter doucement le dos. Min-Hee fronce les sourcils et pivote vers lui en le toisant durement.

— Je pensais que tu avais besoin d'un... Bref ! N'est-ce pas l'homme qui fait office de père de substitution ?

 — C'est lui. Mark mérite mille fois mieux. 

Celui-ci réapparaît avec trois cartons empilés les uns sur les autres. Nicholas contourne sa voiture et ouvre le coffre. Mark explique qu'il a mis l'essentiel de ses habits dans les deux premiers en calant ses livres préférés entre chaque tissu et que le troisième contient tout son matériel technologique pour l'écrire, ses carnets et divers accessoires. Touchée par ses yeux larmoyants et émus, Min-Hee l'enlace de nouveau et fait passer sa gratitude. Percevant le ronronnement d'un moteur au loin, ils se quittent et remontent dans le véhicule. Lorsqu'il redémarre, elle scrute son chauffeur via le rétroviseur, tout autant désolée que reconnaissante.

Aucun mot pendant tout le trajet, Min-Hee se plonge dans tous ses souvenirs de son chauffeur, de leur rencontre à ce jour. A son atterrissage en France, elle avait enterré sa mère très exactement quarante-huit heures auparavant ; exténuée, chagrinée, en proie au deuil lancinant, elle s'était endormie dans l'avion en pleurant. En récupérant ses bagages à l'aéroport, elle se souvient avoir causé des ennuis à son père, en sanglotant et en poussant chaque personne sur son passage pour sortir au plus vite. La foule, le bruit et la chaleur l'avaient submergée et elle avait écouté l'alerte rouge en elle, lui dictant de se dégager de là.

Elle s'était cachée près d'une heure, derrière des grosses voitures, au parking de l'aéroport. Son portable éteint volontairement, son père avait fouillé tous les recoins en braillant son nom, au summum de l'énervement. Effrayée, perdue et détruite par le décès de sa mère, Min-Hee n'avait pas bougé. Mark, embauché pour les amener jusqu'à leur nouvelle maison et qui n'était pas supposé travailler plus d'une semaine pour eux, l'avait retrouvée et avait vu son état. Rougie, larmoyante, le genou écorché à cause des frottements sur le goudron. Trois ans se sont écoulés depuis, mais elle n'oublierait jamais sa gentillesse.

S'étant aperçu des excès de colère de son employeur dès les premières minutes, il avait présagé que l'adolescente serait sévèrement punie et l'avait donc aidée à fabriquer une histoire pour justifier sa fuite. Elle s'était prise une gifle qui l'avait complètement déséquilibrée et elle s'était retenue au mur pour ne pas tomber, mais, sans l'imagination de Mark, son père l'aurait longtemps tourmentée avant de la laisser tranquille. Min-Hee s'était par conséquent souciée de cet homme et en découvrant sa situation financière tendue, elle avait subtilement réussi à le garder chez elle, grâce à la prolongation de son contrat. 

Désormais, elle se questionne sur cette décision. N'aurait-il pas été mieux ailleurs ? Bien qu'il manquait d'argent à ce moment-là, elle se dit que peut-être il aurait pu dégoter un travail rapidement, ce qui lui aurait évité tout le stress engendré en servant Han Lionel. Avait-elle bien agi en influençant son père afin qu'il l'emploie définitivement ? Quoi qu'il en soit, Min-Hee ne peut pas changer le passé et peut seulement espérer qu'il ne subira pas les conséquences de son départ à sa place. 

— Mes parents ont beau se montrer aimables et avenants envers des inconnus, ils sont très curieux et risquent de te poser beaucoup de questions. Ne te préoccupe pas d'eux, je m'en charge. 

— C'est normal. Accueillir une totale étrangère chez soi sans en connaître la raison, n'importe qui attendrait des explications. Ne leur mens pas. 

— Ça te ne dérange pas qu'ils sachent ?

Elle hausse les épaules.

— Tout le monde devrait être au courant pour ne plus lui accorder une foi aveugle. Et de toute manière, je déteste tromper des personnes bienveillantes. 

— Comme tu veux.

A l'approche de sa maison, il ressent une légère inquiétude grandir en lui. Ses parents possèdent une bonté immense et ont systématiquement réservé une étreinte enthousiaste pour chacun de ses amis. Ils chérissent Evi et achètent les sucreries dont elle raffole lors de ses visites chez eux. Pareil pour Christopher qu'ils apprécient. Mais, ramener une camarade d'université pour un après-midi et l'héberger pour un temps indéfini, ce n'est pas la même chose. Qui plus est, Han Min-Hee vient de nulle part ; il ne les a pas prévenus et ne l'a pas mentionnée auparavant. Après tout, ils seraient dans leur droit de refuser. 

Mais, peu importe l'avis de ses parents, il n'a aucune envie de l'abandonner dans l'environnement hautement néfaste dans lequel elle a grandi. Sa détresse l'a touché en plein cœur et il ne pourra sûrement pas effacer de sa mémoire l'image de cette jeune femme en train de pleurer dans ses bras. Nicholas ne s'est pas proposé par acquis de conscience ou par générosité, ni par empathie, mais parce qu'il a lu dans les yeux de Min-Hee toute la peine et la fureur du monde ; des sentiments refoulés depuis tant d'années qu'elle s'est égarée en chemin. Cette fille si forte et caractérielle se révèle profondément fragmentée et blessée. 

Le trajet se termine brusquement. Nicholas était tellement noyé dans ses pensées qu'il était sur le point de rater sa maison. Freinant abruptement, il se reprend et se gare derrière la moto de son frère. Une bref gêne les saisit. Plus vite il la présente à ses parents, plus vite il pourrait se coucher et passer au lendemain. Alors, il sort de la voiture et elle l'imite. Le châtain superpose deux cartons et essaie de porter également le troisième, mais Min-Hee fait claquer sa langue contre son palais et le lui arrache des mains.

— Il y a des limites à la galanterie.

Il lui répond par une moue et la conduit jusqu'au portail menant à la porte principale de la maison. Nicholas se retrouve embarrassé en remarquant qu'il ne peut ni sonner à l'interphone, ni attraper ses clefs. Elle secoue la tête et lève ses yeux au ciel, déposant le carton par terre.

— Où sont tes clefs ? 

— Dans ma poche gauche.

Il désigne de son menton la poche de son pantalon. Nicholas songe à tous ces films romantiques avec cette scène inconfortable où la fille doit prendre les clefs ici. Ses yeux s'abaissent et il soupire, rougissant en s'imaginant cela. Prêt à poser vivement les cartons pour s'en occuper lui-même, Min-Hee fronce les sourcils et les récupère d'un geste prompt, quasi-imperceptible.

— Pourquoi tu t'affoles ? chuchote-t-elle, en le toisant.

Nicholas se fustige mentalement. Se raclant la gorge, il l'invite à entrer la première. Il s'embronche sur l'unique marche de toute sa maison et peste en refermant le portail d'un coup de pied rageur. Le châtain se ressaisit difficilement et abaisse la poignée de la porte avec son coude. Pantelant et concentré, il ne perçoit pas le bruit de l'autre côté et manque de s'écrouler quand sa mère ouvre brutalement. Elle le maintient debout de justesse et fixe aussitôt les deux cartons dans ses bras. 

— Tu ne pouvais pas les poser pour ouvrir ? bougonne-t-elle.

— Salut, maman ! J'ai passé une agréable journée, merci de t'y intéresser ! raille-t-il. 

— Il faut dire que tu n'es pas doué, mon fils ! 

Elle pivote et s'apprête à retourner à ses affaires, mais la femme s'arrête et virevolte en direction de l'entrée, les yeux écarquillés. Surprise de voir ce nouveau visage, elle pointe Min-Hee du doigt, une question sur le bord des lèvres. Notant sa grossièreté, elle ferme le poing et expulse son fils du hall en un coup de hanche pour joindre l'asiatique à l'extérieur. La regardant une seconde, elle finit par sourire largement et empoigne le carton.

— Vous êtes probablement une camarade de l'université ? Je me demandais s'il rencontrerait d'autres personnes ou s'il resterait coller à ses amis actuels. 

Sans qu'il ne puisse répondre, la mère se fige et murmure sur le ton du secret :

— A moins qu'elle ne soit ta petite amie !

Elle glousse et trottine joyeusement dans la cuisine.

— Elle n'est pas ma petite amie, n'y pense même pas ! 

 Il se penche vers Min-Hee et lui confie :

— Je crois qu'aujourd'hui encore elle est persuadée que je sors avec Evi. Maintenant que tu es là et que tu vas habiter avec nous, prépare-toi à ce qu'elle ne nous lâche plus à ce propos.

Min-Hee tressaille au cri de sa mère qui appelle le reste de la famille et le châtain s'excuse pour le bruit. Selon lui, ils sont son exact opposé. Turbulents, bavards et constamment enjoués. Elle n'a pas vécu dans une telle ambiance, elle ne peut savoir si à la longue leur convivialité l'irritera ou lui plaira ; à la fin, ils deviendront peut-être l'entourage qu'elle n'a pu avoir. Seule l'absence de Mark vient entache ce joli tableau. Ensevelie sous la multitude de détails, elle découvre les photographies accrochées aux murs du hall, pendant que Nicholas lui ôte son carton des mains. Il disparaît un instant.  

Un portrait en particulier attire son attention. Elle y reconnait facilement le châtain et sa mère. Toutefois, son front se plisse et le doute s'installe en elle. Un deuxième jeune homme ressemble très fortement à Nicholas. Ce dernier a évoqué plusieurs fois son frère, mais il n'avait pas précisé leur lien spécial, des jumeaux. D'ailleurs, lequel est lequel ? Dans son dos, Min-Hee sent une présence. Il est revenu, les mains vides. Mais, quelque chose cloche. Il la détaille de la tête aux pieds et avant qu'elle ait pu arriver à la conclusion logique, il s'exclame :

Konichiwa !  

Ses sourcils bondissent sur son front et elle ouvre la bouche sans parvenir à trouver les mots. Nicholas n'avait pas précisé non plus que son frère jumeau est un idiot. Il s'enfonce en plus :

— Apparemment pas Konichiwa... Nǐ hǎo !

L'accent est tout bonnement horrifiant. Médusée, Min-Hee comprend lequel des deux fait des études et se démène pour obtenir plus tard un travail qui le rendra heureux, et celui qui a lamentablement échoué ses années de lycée. Puisque Nicholas lui offre de l'héberger et qu'elle en sera redevable pour toujours, elle tente de ne pas juger trop vite son frère et de ne pas répondre sèchement. La jeune femme lève lentement sa main et la remue en guise de salutation.

— Dans ma langue, on dit plutôt bonjour. 

Elle se félicite. Malgré son envie, elle n'a utilisé que le sarcasme, et non une insulte. Elle fait des progrès. 

— Oh, tu parles français ! Cool ! 

Pourquoi supposent-ils tous qu'un visage étranger ne sait automatiquement pas s'exprimer dans la langue du pays ? Derechef, Min-Hee prend sur elle et ajoute :

— Je possède la nationalité française et je vis ici depuis plus trois ans. Mais, je suis d'origine coréenne.

— Ah ! Euh...c'est quoi en coréen ?

Elle ne réplique rien et se précipite vers Nicholas, en contournant son frère. Dès qu'il constate la présence de son jumeau au sourire goguenard dans le couloir, il soupire et s'excuse auprès de Min-Hee, se doutant qu'il a déjà dû l'ennuyer. Il le présente brièvement ; Charlie, le benjamin de la famille de dix minutes, un peu collant et très stupide la moitié du temps, mais pas méchant. Cette description déclenche un rire qu'elle essaie de cacher derrière sa main. Il se réjouit de lui avoir enlevé cet air lugubre l'espace d'une minute.   

— Prête pour les explications qui fâchent ? susurra-t-il à son oreille.

Sa voix chaude et rauque la surprend une fois de plus.

— Si elles fâchent vraiment, je m'en vais. Hors de question de contraindre ta famille à quoi que ce soit.

— Je ne laisserais pas ça arriver.

Il appuie légèrement dans son dos pour la guider jusqu'au salon où il l'invite d'un geste du menton à s'asseoir sur le canapé, à côté de son père. Celui-ci la salue et lui serre vigoureusement la main, sa poigne est si forte qu'elle a l'impression de perdre son majeur – note pour plus tard : ne plus dire bonjour à cet homme en ayant mis des bagues. Nicholas veut prendre place à sa gauche, mais son frère l'éjecte et fait rebondir Min-Hee en se jetant près d'elle. La jeune femme retient son regard noir face à son rictus fier.

— Je te donne personnellement l'autorisation de le gifler, déclare Nicholas. 

— Qu'est-ce que j'ai fait ? rétorque son frère.

— Tu aurais dû m'avertir que tu invitais quelqu'un, j'aurais pris des boissons au magasin ! Je suis désolée, mais nous n'avons que de l'eau. Ou du jus de pomme !

— L'eau me convient parfaitement, merci, Madame.

— Qu'elle est polie ! ricane sa mère. Mignonne comme tout !

Nicholas lui fait signe de ne pas écouter tout ce que sa mère raconte, mais la jeune femme est absolument séduite par les habitants et par la maison, à l'exception peut-être de Charlie. Les murs peints dans des nuances de bleus et de gris procurent un aspect moderne et quelque peu sombre à la décoration et au mobilier très clairs et éclairés par de nombreuses lumières. Totalement son genre. Tandis que son père agit de façon naturelle envers elle en continuant de visionner son émission et en faisant attention aux conversations autour de lui, sa femme gesticule dans tous les sens pour recevoir au moins son invité. Voilà pourquoi le châtain est bien élevé et toujours aimable. Il a grandi dans une atmosphère d'amour et de tendresse. 

Avec ces parents-là, elle aurait dû mal à ne pas leur rendre leur affection. C'est pourquoi son blocage émotionnel, l'empêchant de leur montrer sa gratitude et son amour pour eux, lui pose à ce point problème. Il regrette et souffre de son incapacité, ne comprenant même pas pourquoi il s'interdit de les remercier. Min-Hee aurait adoré vivre avec eux, connaître la notion de famille. Elle chasse cette pensée pour ne pas se remémorer les belles années avec sa mère, ce qui plomberait son moral.

— Papa, maman, voici Han Min-Hee, elle étudie aussi en littérature anglaise.

Sa mère hoche la tête en rythme à chacun de ses mots et son père fait des aller-retour entre son fils et sa télévision. Tout à coup, il éteint l'écran et interroge :

— Hormis le jour où tu nous as avoué que tu fumais à une fête, je ne t'ai jamais vu aussi stressé... Vous sortez ensemble, n'est-ce pas ? 

 Nicholas expire longuement, se débarrassant par la même occasion de sa frustration. 

— Non, papa, nous ne sortons pas du tout ensemble. Maman a déjà demandé avant toi. Ah, et arrêtez de me croire en couple avec Evi, c'est...énervant.

— Oh, si on ne peut plus s'intéresser à la vie sentimentale de notre fils ! rechigne sa mère. Bon, qu'est-ce que tu veux nous dire, alors ?

Il cherche les bons mots, coincé dans un dilemme. Il peut leur raconter l'histoire de la jeune femme, mais il n'est pas sûr d'où mettre le point final et puis elle pourrait être incommodée par la suite à cause des ses parents, en particulier sa mère. Avec son caractère, elle la traiterait instantanément comme sa propre fille et ferait tout pour l'éloigner du danger. Un jour, Evi s'était cassée la cheville en courant dans le jardin de leur maison ; elle l'avait amenée d'urgence à l'hôpital en quittant son travail plus tôt et en menaçant les infirmiers qui prenaient trop de temps pour la soigner. Min-Hee lit l'hésitation dans son regard. Techniquement, c'est à elle de solliciter leur aide et elle décide de tout leur dévoiler.

— Pour être franche avec vous, mon père est Han Lionel, un manipulateur et un homme horrible, très créatif et imaginatif pour trouver des moyens de me rabaisser et de m'humilier. En fait, nous ne nous connaissons pas très bien, votre fil et moi. Mais, j'ai craqué devant lui et il m'a tendu la main le jour où, d'après l'expression française, la goutte d'eau a fait déborder le vase. Il a très aimablement offert de m'héberger, mais si cela vous...

Elle ne peut pas terminer sa phrase, car sa mère s'est levée et s'est ruée sur elle pour l'enlacer, en lui frottant le dos. Min-Hee reste de marbre un instant, ne sachant pas comment réagir.

— Comment traiter une si mignonne enfant de la sorte ? Tutoie-nous et installe-toi, tu es la bienvenue aussi longtemps que tu en auras besoin ! 

Sans que Min-Hee ne puisse s'incliner par respect et remerciement, ou s'assurer qu'ils ne reviendront pas sur ce choix, Nicholas s'empresse de lui saisir la main et de l'entraîner dans un couloir. Perplexe, elle ralentit et tire sèchement. 

— Ils acceptent ? Pas de questions, ni de détails ? Ils ne souhaitent pas en découvrir plus ou...?

Nicholas glousse devant la mine dubitative de Min-Hee. Dans le noir de ce couloir, il ne distingue pas ses cheveux et ses yeux, mais ses lèvres rouges ressortent sur sa peau dorée. Il serre sa main pour la rassurer.

— Tu vois, je ne t'ai pas menti ! Mes parents ne sont pas curieux de base et n'aiment empiéter sur la vie des autres que lorsque les vies en question sont celles de leurs fils ! Tu leur as révélé l'essentiel, en plus. Ils ne te forceront jamais à t'étaler sur le sujet de ton père pour ne pas te blesser. D'ailleurs, la relation entre Evi et sa mère est quelque peu compliquée, mais ils ont attendu qu'elle en parle elle-même et ne développeront pas la conversation, à moins que tu le veuilles. 

— Je confirme !

Min-Hee sursaute et fait volte-face à l'apparition de son père.

— Je précise que vous êtes ici chez vous et que vous n'avez rien à payer.

— Bien sûr que si, objecte-t-elle fermement. Je paierai un cinquième du loyer.

Son père pouffe et s'enquiert d'une voix bourrue :

— Et avec quel argent, jeune fille ?

Elle affiche une moue et Nicholas s'esclaffe. Elle n'a probablement pas l'habitude d'être grondée de manière douce.

— Mais, papa, ne te fie pas aux apparences. Elle est pleine aux as !  

Son père hausse les épaules pour clore le débat. Ce mouvement, Nicholas l'a visiblement appris de lui.

— Juste par curiosité..., vous ne sortez réellement pas ensemble ? Tu peux tout nous...

— Papa !

— Quoi ? Tu nous présentes souvent tes amies, mais jamais de copine ! Fiston...

— Non ! N'ose pas !

— Est-ce que tu es gay ?

— Papa, zut !

— D'accord, d'accord, ta mère et moi ne t'embêteront plus là-dessus. Mais, si tu as une copine...

Il ne persiste pas, foudroyé par son fils. A nouveau, son père s'éclipse et ne laisse pas une seconde à Min-Hee pour le remercier, repartant dans le salon. Elle crie un merci qui fait presque trembler les murs et le châtain se dépêche de reprendre sa main pour l'amener dans sa chambre avant qu'elle ne fonce sur ses parents, insistant sur le fait de les déranger ou non. Il désigne deux portes, l'une en face de l'autre. Celle de droite appartient à Charlie et l'autre à lui. 

La chambre d'amis se situe tout au fond du long couloir. Il ouvre la porte et aussitôt Min-Hee oublie ses parents pour se concentrer sur ce décor qui, elle le présage, ne l'inspirera pas du tout pour ses romans. Étroite et sans prétention, la pièce se constitue uniquement de trois mobiliers : un lit, une large armoire et une table de chevet. La bonne nouvelle, c'est qu'elle peut aisément ranger ses affaires et en acheter d'autres. Elle note le manque de lumière, accoutumée à de grandes baies vitrées. Cependant, elle ne se plaindrait pour rien au monde. Cet endroit l'abrite et lui fournit du confort, il ne lui faut pas plus pour apprécier cette nouvelle vie qui commence. 

— Ce n'est pas à la hauteur de ta chambre, je suppose. Mes parents travaillent durs et ils gagnent bien leur vie, mais ils préfèrent les maisons basiques au demeure extravagante.

— Cette chambre est plus que suffisante. Les choses simples et basiques reviennent à la mode. Que font-ils ?

— Mon père bosse en faculté de philosophie en tant que professeur et maître de conférences. Il était un peu déçu que je bascule en anglais.

— La philosophie ne te plaisait pas ?

Il s'assoit sur le lit en se souvenant de ses cours au lycée.

— De toute ma classe, personne ne réussissait à dépasser les treize de moyennes, sauf moi ! Mon père ne regardait que cette matière à chaque bulletin. L'anglais m'attirait davantage, c'est tout. Et ma mère est anesthésiste. 

Effectivement, avec ces métiers-là, leurs deux salaires égalent celui de son père, ou plus. Leurs expériences sont fondamentalement différentes ; il a grandi dans la modestie, la considération d'autrui et les valeurs familiales, faisant d'elle son exact opposé. Le raffinement prétentieux, l'importance du physique et les enjeux de l'argent, elle avait baigné dans ces leçons. Heureusement que sa mère lui avait enseigné à nuancer tous les propos et à se forger sa propre opinion, sinon elle aurait pu devenir une garce égoïste. 

— Je ne sens rien, ce qui signifie que mon père n'a sûrement rien cuisiné pour ce soir. Nous commanderons quelque chose, quand tu te seras installée. Prend ton temps. 

Elle acquiesce, les yeux remplis de reconnaissance. Comment leur rendra-t-elle leur gentillesse ? Min-Hee se laisse tomber sur le lit. Cette journée mouvementée ne semble pas se finir. Elle pense à Mark et lui envoie un message pour vérifier que son père ne s'est pas vengé sur lui – elle ne le supporterait pas. Il prétend que la maison a souffert cent fois plus que lui, n'ayant reçu que des jurons. Il lui ordonne de ne surtout pas revenir. S'allongeant, elle se rend compte que ses pieds brûlent à cause des talons et que sa robe n'est pas pratique pour marcher. 

Min-Hee cherche parmi les cartons de vêtements et dénichent un short assez long, ainsi qu'un débardeur. Elle se change et enfile des pantoufles. Normalement, elle ne s'habillerait pas avec ces habits confortables, puisque son père l'autorisait rarement. La jeune femme s'était adaptée aux tissus épais, délicats et aux ampoules sur les talons. Elle avait toujours désiré s'acheter une salopette. Pour le moment, elle se contenterait d'une tenue décontractée. 

Pour ne pas impatienter la famille Beauvilliers, elle range promptement ses vêtements dans l'armoire et se penche sur le dernier carton. Min-Hee y contemple le Saint Graal, autrement dit ses récents carnets où elle transcrit ses idées pour son roman en cours, son ordinateur portable, des écouteurs, sa tablette et même un paquet de stylos dont Mark lui avait fait cadeau à son retour de vacances dans le Vercors. Agenouillée par terre, tout le matériel sur le lit, elle comprend enfin pour la première fois de sa vie qu'elle n'est pas seule.   

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