Chapitre 6

Evi avait envoyé un message à Nicholas pour lui raconter ce que sa mère voulait l'obliger à faire, autrement dit avoir un date avec le fils d'une juge. Par habitude, il avait prévenu Christopher qui avait crié si fort que les murs de sa maison avaient tremblé. Il ne s'était pas encore remis de sa dernière conversation avec la jeune femme et la voyait désormais comme un petit être fragile qu'il fallait à tout prix protéger des hommes ; or, la voilà prête à accepter ce rencard ridicule. Il avait tourné en rond pendant une bonne demi-heure en pestant et jurant, puis il avait répondu au châtain en lui proposant de filer leur amie le jour de son rendez-vous.

— Je trouve toujours que c'est une très mauvaise idée.

C'est pourquoi, quelques jours après ce lundi que Christopher aspire à oublier, les deux garçons se faufilent actuellement au milieu les différentes boutiques du centre-ville d'Avignon et se cachent entre les présentoirs. Nicholas soupire à une fréquence moyenne d'une expiration toutes les dix secondes, tandis que le brun prend leur mission au sérieux. Il a revêtu du noir et a profité de la légère baisse des températures pour enfiler sa veste en cuir noir. Il porte également une casquette à l'effigie d'une équipe de basket-ball.

— Tu te rends compte que si elle l'apprend, tu es mort ?

— Mais non ! Nous veillons sur elle, c'est tout ! Ce type pourrait...eh bien, il pourrait lui faire des trucs pas bien ! Comme Nathan et ses enfoirés de potes !

— Parce que tu crois que ce type va s'attaquer à elle en pleine rue, à la vue de tous ? La saison des touristes n'est pas terminée et il fait super beau aujourd'hui, Avignon est remplie d'étrangers et de locaux en quête d'une terrasse et de boutiques. 

— Il y a des tarés partout, rétorque Chris. Et puis, rien ne les arrête de nos jours ! S'il veut lui faire du mal, personne ne lui interdira ! C'est dangereux Avignon... Nicholas ?

Le châtain ne lui répond pas et lui pointe du menton une boutique non loin de leur position. Evi observe les bijoux étalés sur le présentoir et en désigne un au jeune homme qui l'accompagne. Celui-ci semble plus âgé, de peu. Blond vénitien, Christopher l'a d'ores et déjà renommé le Pervers pour une raison abstraite. Il pose apparemment une question à la jeune femme qui hoche vigoureusement de la tête. Il lui sourit et sort son portefeuille, payant pour un collier scintillant qu'il lui attache autour du cou. Nicholas pivote vers son ami et raille :

— Elle a clairement besoin de notre aide... Ce type est tout aussi désireux d'obéir à sa mère qu'Evi. Ils font ce date et ne se revoient plus. Fin de l'histoire. Je ne comprends pas ce que nous fichons ici !

— Fin de l'histoire ? murmure Chris, tout en haussant le ton. Et s'ils décident de se fréquenter ensuite ? 

Nicholas réfléchit une seconde.

— Ce serait cool, je suppose. Tant que le feeling passe bien entre eux et qu'il plait à Evi, il n'y a pas de problème.

Christopher s'apprête à répliquer, mais ne parvient pas à mettre le doigt sur ce qui lui dérange tellement. Il se tait et continue à suivre les deux célibataires. Maintenant qu'Evi a obtenu un bijou, elle sourit d'autant plus et sautille même. Le visage du brun se contorsionne à chaque fois qu'elle parle au Pervers et il prononce une ribambelle d'insultes. Nicholas n'en rate pas une miette. Quand ils rentrent dans une boutique de vêtement, il s'avance de manière belliqueuse pour intervenir dans leur rendez-vous, mais le châtain le retient et le pousse dans une librairie pour ne pas qu'elle les voit en sortant. 

— Tu fais quoi dans la vie ?

La voix fluette de leur amie arrive à leurs oreilles et Chris se redresse, écoutant avec attention.

— Je suis un entrepreneur. Avec mon meilleur ami de la faculté d'informatique, nous montons une société de jeux vidéo.

— Elle fonctionne ?

— Nous débutons à peine, mais la version bêta marche bien pour l'instant. Nous corrigeons les derniers bugs et nous améliorons les conditions de jeu. Dans trois semaines, il est prévu que nous sortions la version finale. 

Etant une jeune femme coquette, adoratrice des fêtes, de la musique et de la mode, certains peuvent penser qu'Evi n'est pas du genre à jouer des heures sur un écran d'ordinateur... En réalité, Nicholas n'a jamais vu une plus grande geek que son amie. Elle ne s'est intéressée qu'à trois jeux depuis ses dix ans, mais elle les a explorés de long en large malgré ses études et ses autres passions. En entendant le discours du Pervers, Christopher devient vert et tente de se dégager du châtain pour en finir avec ce rendez-vous.

— Arrête de gigoter ! marmonne Nicholas.

— Elle ne peut pas se mettre en couple avec un entrepreneur ! 

— Pourquoi pas ? Son métier change quelque chose ?

— Bien sûr que oui ! Un en-entrepreneur, c'est...ne pas avoir un boulot fixe ! 

— Tu ne rêvais pas de monter ta propre entreprise au lycée ? 

— Pas du tout ! Et ce n'est pas de moi qu'il s'agit, mais d'Evi !

— Mais si, une société de professeurs particuliers d'anglais. Je me souviens très bien que tu étais nul en anglais au point que tu ne voulais plus donner des cours et que tu comptais bâtir cette entreprise avec l'argent de ton père pour que d'autres se chargent d'enseigner à ta place... Non ? J'en suis quasiment sûr.

Christopher regarde nonchalamment son ami et accuse sourdement :

— Tu le fais exprès ?

— J'ai une bonne mémoire, tu sais, et je me rappelle clairement que tu...

— Oh, tais-toi un peu et dépêche-toi ! le coupe Chris. Nous allons les perdre !   

Nicholas ne lui emboîte pas tout de suite le pas et traîne du pied, alors que Christopher court jusqu'à la prochaine boutique pour s'y dissimuler. Il agit de façon impulsive et Evi le traiterait sûrement de crétin, comme d'habitude. Cependant, le châtain est forcé de constater que son ami ne parait pas le moins du monde affecté par la révélation de lundi. Quatre jours se sont écoulés et les deux n'ont plus échangé un seul regard. Néanmoins, ils n'ont pas abandonné ce jeu du chat et de la souris qui les caractérise tant, avec lui et ses pitreries, elle et sa condescendance. Ils n'ont pas discuté, ce qui l'inquiète.

Evi n'hésite pas à faire les yeux doux au jeune homme, enjouée et d'une hypocrisie hilarante. Mais, Christopher ne semble pas apercevoir les ironies dans ses sourires ou sa fausse excitation. Il ne voit que son amie joyeuse et avenante envers un parfait inconnu, et il s'en agace de plus en plus. Nicholas le rejoint finalement, les bras croisés. Le Pervers commet à cet instant une terrible erreur qui le place sur-le-champ dans la liste noire du brun : il touche ses mèches violettes pour y ôter une feuille. 

— C'est n'importe quoi ! s'outre Chris. Et quoi encore ? Ils vont tomber sous le charme l'un de l'autre, sortir ensemble, se fréquenter et se bécoter devant nous, se fiancer et se marier ? Hein ? Non mais, tu imagines un bébé Pervers ? Qu'il serait moche ce gosse ! Même la beauté d'Evi ne pourrait pas sauver leur gamin ! Est-ce que nous allons laisser faire ça ?!

— A nouveau..., se risque Nicholas, pour moi, ce n'est pas un problème.

— De toute façon, elle est trop têtue pour tomber amoureuse d'un pauvre type comme lui !

— Tu ne le connais pas, en fait....

— En plus, elle n'écoute jamais, jamais, sa mère ! Pourquoi changer une excellente habitude ?

— Peut-être qu'elle apprécie ce type...

— Non, non, non, j'ai confiance en ses goûts et en son obstination. Ne pas sortir avec des tocards et enquiquiner sa mère resteront toujours ses maîtres-mots.   

— Je suis en train de m'exprimer, mais il m'ignore complètement...

En effet, ses mots ont survolé Christopher et il ne lui répond rien, se rapprochant quelque peu des deux. Nicholas décide d'abandonner, fatigué de cette filature. Il demeure dans l'ombre d'une boutique pour ne pas qu'Evi les repère et s'étire en pivotant légèrement. Zieutant sur les présentoirs autour de lui, il croise deux paires d'yeux. La première appartient à une jeune femme à la lourde chevelure blonde et elle le fixe, incrédule. L'autre se détourne rapidement, indifférente à leur manège. Le châtain n'a pas le temps d'avertir son ami, car déjà il s'éloigne en s'abaissant.

— Euh..., salut ! souffle Lucille, décontenancée.

— Salut. Qu'est-ce que vous faites ici ? 

— Le soleil brille, mais la fine brise du vent est agréable. Nous sommes officiellement en automne, mais les températures d'été durent longtemps. J'ai proposé à Min-Hee de visiter le centre-ville, puisqu'elle ne le connait pas. C'était dur de la convaincre ! ricane-t-elle en y repensant. Et vous ? 

Nicholas hausse les épaules et tente de ne pas révéler la véritable raison de leur présence. Min-Hee a toutefois percé à jour leur petit secret, car elle les a reconnus à l'autre bout de la rue au moment où Lucille payait un bouquin. 

— Je ne devrais pas demander, parce que je sens que je vais regretter. Mais, pourquoi poursuivez-vous la pot-de-colle ?

A ce surnom, Lucille lui donne un coup dans le bras peu discret et lui murmure le prénom d'Evi, mais Min-Hee ne se corrige pas et attend la réponse du châtain. Celui-ci pouffe au pot-de-colle et cherche des mots qui ne feraient pas passer pour un fou Christopher. 

— Pour résumer, elle se promène avec un type qui lui a été présenté par une amie de sa mère et Chris préférait se trouver dans le coin lors du rendez-vous au cas où elle s'ennuierait ou aurait besoin d'une extraction en urgence.

Il a quelque peu embelli la vérité, mais au final le principe est similaire. Ils surveillent Evi, parce que Chris est complètement paranoïaque en ce qui la concerne. Le brun, ressentant le vide à côté de lui, remarque enfin l'absence de Nicholas et il revient sur ses pas hâtivement en jetant des coups d'œil par-dessus son épaule pour ne pas perdre la jeune femme de vue. Il distingue les deux filles et se fige en s'accrochant machinalement au châtain.

— Qu'est-ce qu'elles fabriquent ici ? Tu les as appelés ?

Nicholas soupire derechef.

— Premièrement, je n'ai pas leur numéro et deuxièmement, elles ont d'autres occupations dans la vie que d'espionner une de leurs camarades. Elles se baladent. Ce qui les personnes normales font.   

Hello, les girls ! Bon, nous sommes un peu pressés, donc nous partons en premier ! A plus !  

— Sauvez-moi, mime Nicholas avec ses lèvres.

Il arbore une moue lassé et son front plissé attire la pitié de Lucille. Cette dernière explose de rire pendant que le châtain est entraîné par son ami à travers les rues marchandes. La blonde délaisse aussitôt son shopping et court derrière eux, amusée. Min-Hee ne bouge pas, immobile sous la surprise. Pris au dépourvu, elle ne s'est pas attendue à ce que la journée tourne à ce point au rocambolesque, car, oui, pour elle, plus les heures s'écoulent et plus des choses abracadabrantes l'écartent de son projet d'écriture. 

Ce matin, elle avait prévu de se lever tranquillement et rédiger un nouveau chapitre, mais l'appel de la blonde a bouleversé tous ses plans. En premier lieu, elle a insisté une vingtaine de minutes pour lui faire quitter sa chambre et Min-Hee a cédé par pur manque d'énergie. Ensuite, elle l'a tirée dans les rues du centre-ville, lui suggérant d'innombrables boutiques et même des musées. L'art, elle a aimé ; le shopping, elle a détesté. Désormais, elle se retrouve face à un choix. Soit elle prend la fuite et rentre chez elle, là où elle désire réellement être. Soit elle prouve sa bonne volonté et fournit des efforts pour que son amitié avec Lucille se développe.

— Ne pas avoir d'amis était tout aussi bien.

Elle tourne les talons et amorce un mouvement de repli stratégique, mais un rire grave résonne derrière elle. Étonnée, Min-Hee identifie ce son éraillé comme étant à Nicholas.

— La veuve éplorée essaie de s'enfuir. 

— Je ne porte pas du noir cet après-midi.

Elle affronte le regard un brin illuminé du jeune homme – disons plutôt que son expression n'est pas entièrement neutre. 

 — Ah bon ? D'après toi, comment s'appelle la couleur de ta robe ?

— Du gris anthracite. 

— Il est très sombre, ce gris ! Bref, excité numéro un et excitée numéro deux se chargent de suivre cette pauvre Evi. Quand elle saura ce qu'ils ont fait dans son dos..., j'espère ne pas être dans les parages. On boit un verre en terrasse ?

Min-Hee hoche négativement de la tête. Le jeune homme ne pensait pas qu'elle refuserait. A vrai dire, il est même embarrassé de sa réaction si spontanée. Mais, elle s'empresse d'avouer :

— Je me meurs à cause de l'épaisseur du tissu de la robe. Ce serait mieux de s'asseoir à l'intérieur. Je ne supporte pas la chaleur. 

— N'habite pas dans le sud, alors ! 

Ils se dirigent naturellement vers un établissement d'une grande chaîne de restaurants et commandent des boissons fraîches. A quelques rues d'eux, Christopher ne lâche pas Evi du regard une minute. Celle-ci pénètre dans une énième boutique d'habits et il patiente sagement qu'elle en ressorte. Lucille reluque avec prudence le châtain, cherchant à comprendre pourquoi il ne la laisse pas faire son rencard. La scène dans les toilettes des hommes persiste à la hanter depuis les derniers jours, parce qu'elle connait les crises d'angoisse et sait qu'elles sont causées par une vaste souffrance souterraine, enfouie sous le cœur et parfois en-dessous de l'âme. Il se peut qu'il n'ait pas conscience de son mal-être, mais elle est persuadée du contraire.

— Tu as refait une crise d'angoisse ?

Elle s'adresse à lui sur un ton affirmatif, ressemblant à un coup de bluffe. Christopher tombe dans le panneau et il s'accroupit derrière un présentoir, la tête baissée de honte. 

— J'ai pleuré toute la nuit...comme un gros bébé.

— Pleurer ne te rend pas enfantin ou immature. A contrario de ta tendance à masquer tes réelles émotions.

Il opine lentement du chef et se remet subitement à sourire.

— Oh, petite Lucie, tu m'as bien cerné ! 

— Ce n'est pas très compliqué, puisque nous sommes pareils sur ce point. 

— Sauf que tu ne prétends pas être heureuse.

A son tour, elle acquiesce.

— Cela signifie-t-il que tu es malheureux ?

Il médite quelques secondes sur la question. Evi quitte la boutique avec un sachet au bras et un Pervers qui range son portefeuille. Lucille glousse en notant l'air penaud du jeune homme qui doit compter son argent.

— Elle le dépouille ! s'esclaffe-t-elle.

Christopher interprète toute la situation différemment et comprend que la blonde a raison. Evi ne prend aucun plaisir à flirter avec ce jeune homme, néanmoins elle saute sur l'occasion pour revenir chez elle avec les mains pleines de nouveaux accessoires et vêtements. 

— Cette vicieuse... Je n'y crois pas ! s'exclame-t-il, abasourdi par sa fourberie. Je ne mentais définitivement pas en la surnommant Evil ! Cette fille est le diable incarné !

— Elle ne porte pas du Prada, mais ça ne l'empêche d'être mesquine ! 

Mesquine ? A priori, Christopher n'a jamais entendu ce mot. Il fronce les sourcils et son cerveau turbine pour saisir son sens. Lucille se moque gentiment de lui, mais lui explique ce qu'il signifie et il approuve. Dorénavant, il assiste à la tactique d'Evi plus détendu et fait une courte pause en s'adossant à un mur à l'ombre. La blonde l'imite et ils s'éventent avec leur main. Le brun médite en silence à sa question qu'il a balayé, ne trouvant pas de réponse immédiate. Est-ce que ses crises d'angoisse sont liées à une histoire de bonheur ? En réalité, il se considère chanceux. Issu d'une famille aisée et prospère, unique héritier de la fortune de son père, il détient une amitié en or avec ses deux acolytes. Il n'a pas le droit de se plaindre.

— A mon avis, il ne faut pas parler de malheur ou de bonheur. Je ne suis probablement pas heureux, mais cela ne veut pas forcément dire que je suis malheureux. J'ai... J'ai des détails à régler. 

— Des traumas à guérir. 

— C'est assez dérangeant de discuter avec une semi-inconnue qui donne l'impression de parfaitement me déchiffrer ! Après tout ce temps, je ne sais plus si nous sommes censés devenir des amis ou pas, d'ailleurs. Sommes-nous amis, petite Lucie ? 

— Qu'à condition que tu ne m'appelles plus jamais petite Lucie !

— Oh non, j'adore ! Ça te va bien et ça sonne bien !  

Il se racle la gorge et se concentre sur la tête violette qui déambule près d'une boutique assez coûteuse. Il note les joues rougies du Pervers et parierait que le soleil n'y est pour rien. Cette fille diabolique le mène par le bout du nez et pour le bien de leur mère, il accepte tous ses caprices. Il aurait presque de la peine pour ce bougre ! Seulement, Christopher tique sur une phrase de la blonde et il se retourne vers elle. Sont-ils pareils ? Dans ce cas, s'il souffre d'un maux ineffable, elle aussi. 

— Et toi ? s'enquiert-il, doucement. Es-tu malheureuse ?

Ses lèvres s'étirent.

— Non, plus maintenant. Han Min-Hee a certainement transformé ma vie ! Ou du moins, ma vie d'étudiante. Elle est très froide de l'extérieur, et sûrement de l'intérieur. Mais, elle dégage un truc...indescriptible. C'est la première personne à ne pas m'avoir rejetée, à ne pas m'avoir tendue la main et à ne pas m'avoir ignorée. Elle était là le premier jour de cours...et elle m'a parlée. 

— Trop bizarre, commente-t-il. Je ne vous comprends pas. 

Peu importe, Lucille n'a pas besoin de se justifier. Elle ne peut pas affirmer à cette heure que les deux sont amies, car Min-Hee ne se livre pas et n'exprime pas ses pensées sentimentales. Elle garde toutes ses émotions en son être et ne décrit pas son état. Il n'est pas impossible que l'asiatique ne l'ai pas intégré dans son entourage amical et que la blonde se berce d'espoirs à son sujet, mais elle a envie de croire que cette année d'université annonce le commencement d'une jolie relation.  

Min-Hee ne songe pas du tout à cette amitié et sirote distraitement un verre d'eau. Le temps s'effrite à une lenteur exaspérante. Des phrases se forment dans son esprit et elle tente de toutes les retenir pour son roman, aspirant à rentrer chez elle. Mais, Nicholas est assis à sa droite, sur la banquette du restaurant avec une gaufre et un soda. Il mâchouille sa collation, les yeux dans le vague. Muets, ils s'ennuient tous les deux et aucun ne brise le calme qui les englobe. Seulement, cela devient gênant pour lui et il ressent la nécessité de converser – ou il pourrait s'endormir.

— Choisis un sujet de discussion. N'importe lequel. Celui que tu veux. Est-ce que ta protagoniste a mordu l'antagoniste ?

— La protagoniste préfère ne pas y penser. Je suis nulle pour l'improvisation. Choisis.

Nicholas se redresse et termine sa gaufre. En avalant la dernière bouchée, il suggère une thématique aléatoire.

— L'amour. 

Il perçoit l'étrangeté d'une conversation sur l'amour avec cette fille, mais Min-Hee entre dans son jeu.

— Quel amour ? Tous les amours ou l'amour qui relie des personnes amoureuses ?

— Le deuxième..., je suppose.

Elle prend une grande inspiration et se lance :

— Selon moi, cet amour et toutes ces légendes niaises, ça n'existe pas. L'amour n'est qu'un coup de chance, un coup de poker, en somme un vulgaire coup du hasard. La destinée, une puérile invention pour se décharger de son implication. Si tu tombes amoureux et que tu restes avec ton partenaire, tu clameras que la destinée vous a réuni. En revanche, si tu tombes amoureux, que tu restes un moment avec ton partenaire et que tu le quittes pour un autre, tu clameras aussi à la destinée. Je n'ai pas décidé, c'était prévu d'avance, nous n'étions pas faits pour nous aimer. Ces discours sont d'autant d'excuses grotesques. 

Plus il échange de mots avec cette fille, plus il commence à apprécier son pragmatisme. Elle évoque droit au but son idée et l'expose distinctement sans amener l'autre à adopter son raisonnement. Elle partage simplement son cheminement et ouvre le débat. Han Min-Hee déteste sociabiliser, selon ses propres dires. Pourtant, il la trouve éloquente et intéressante. Il la dévisage et elle ne bronche pas, buvant son eau. Nicholas ne parvient pas à répliquer, désarçonné par sa vision de l'amour. Au lieu de lui présenter son point de vue, il rebondit sur sa tirade. 

— L'être humain ne rechercherait pas l'amour s'il était question de hasard.

— C'est démontrable, contredit-elle. En naissant quelque part, les personnes susceptibles de t'attirer se trouveront dans ton périmètre de vie. Certains garantissent que l'âme sœur, un partenaire très officiel et quasi-divin, vivrait à un endroit sur terre et que le but de l'humain est de le rejoindre... Rien ne me parait plus absurde ! Si toute ta vie se déroule en France par exemple et que ton soi-disant âme sœur vit en Russie, vous ne vous rencontrerez jamais. Par conséquent, l'humain serait voué à manquer son unique source de véritable bonheur sous prétexte qu'il n'est pas né dans le bon pays... Nous tombons amoureux de personnes que nous rencontrons par hasard, à un endroit et à un temps précis. Qui plus est, les sentiments sont quelques fois biaisés.

— C'est-à-dire ?

— Deux personnes possèdent la même passion des séries télévisées et connaissent toutes les deux des répliques par cœur. Ceux-ci se rencontrent et se lient d'amitié. Ils s'invitent l'un et l'autre chez eux pour des soirées de visionnage de série. Des sentiments débarquent et chamboulent toute la relation. Ils sortent ensemble et se marient même ! Mais, ils divorcent des mois après ou passent des années à se supporter de moins en moins sans se séparer. Pourquoi ?

Nicholas retrace l'histoire de ces personnages fictifs et se répète la question. Il finit par secouer la tête et donner sa langue au chat. Min-Hee redemande un verre d'eau à un serveur qui s'approche de leur table et se rassoit correctement. Elle s'éclaircit la voix et conclut :

— L'habitude et l'engouement des prémices de la relation, deux maux d'actualité qui coupent net les relations de beaucoup. Au tout début, c'est merveilleux car ton partenaire ressemble à ce fameux âme sœur. Tu penses l'aimer, mais tu es guidé par l'excitation de côtoyer une personne identique à toi sur de nombreux aspects. Ainsi, tu l'idéalises et surtout tu idéalises tes sentiments. Puis, la routine s'installe et tu notes au fil des jours un désintérêt progressif. A la fin, tu te confrontes à deux possibilités. Terminer au plus vite la relation qui est basée sur un point commun ou la prolonger et risquer de se détester à cause de la tension qui augmente. 

Il ne peut pas nier ces propos, car il a déjà vécu un cas semblable par le biais d'un membre de sa famille. A la rencontre entre deux individus compatibles, les sentiments montent vite, mais ne sont pas souvent fondés sur une base solide. Mieux vaut se séparer en bons termes et ne pas insister, car il n'est pas rare que la lassitude prenne les traits de la haine. Néanmoins, sa vision de l'amour se révèle sombre et défaitiste, du Han Min-Hee par excellence. Au lieu de mentionner le positif, elle se penche d'abord sur le négatif. Nicholas se montre pessimiste la moitié de l'année et neutre le restant des mois ; il la comprend.

— J'ai foi en l'amour pur. Le vrai sentiment. Celui qui n'est pas créé par un point commun, une envie similaire ou une pulsion. Quelque chose qui advient sans raison. Ni le destin, ni le hasard et encore moins la chance n'ont de rapport avec le vrai sentiment. 

— C'est bien pour toi. L'espoir fait avancer.

— J'ai foi en lui, mais pas en ce qui me concerne. A vrai dire, je connais deux personnes qui s'aiment sincèrement. Ils ne l'ont pas remarqué, mais ça ne devrait pas tarder. 

— Pourquoi ne mériterais-tu pas l'amour pur ? Tu ne te sens pas capable du vrai sentiment ?

Oui, elle a visé juste. De sa naissance à aujourd'hui, Nicholas n'a pas une fois éprouvé la sensation du vrai sentiment, ceci inclue ses parents et sa famille. Ils le chérissent et il les aime, bien évidemment. Mais, un poids dans sa cage thoracique lui interdit systématiquement d'avouer son amour à ses proches. Un blocage qui le blesse, lui et eux. Il aimerait vraiment leur souhaiter une bonne journée le matin et embrasser sa mère sur la joue en rentrant de cours le soir ; les remercier de prendre soin de lui et de l'élever aussi bien. C'est trop difficile pour lui, il ne réussit pas à démontrer son affection.

— Je ne le mérite pas, parce que je ne pourrais pas le rendre. 

Min-Hee se met à bailler bruyamment, avec une exagération volontaire.

— Pardon, tu as fini de dire des bêtises ? On aurait dit un mauvais garçon de romance, en mode dark ! Renfermer ses sentiments, les masquer sous une apparence distante et ne pas ressentir le besoin d'exprimer son amour n'est pas un problème en soi, c'est un caractère divergent de la majorité qui est légitime. Une occasion se présentera où tu admettras ton affection de ton plein gré. Je suis certaine que tu as déjà dit à tes parents : je t'aime. Sans te sentir forcé de le faire. Ces occasions sont plus ponctuelles et moins abondantes que les individus lambda.

— Comme toi. Tu enterres tes sentiments sous une apparence distante. 

Elle rit froidement et cet éclat glace le sang de Nicholas.

— Mon entourage ne me procure aucun sentiment, hormis peut-être mon chauffeur. Lui, il m'aime assurément et il me protégerait pour toujours. Sauf que... Tu ne saisirais pas la nature de mes émotions. 

— Tu ne l'aimes pas autant qu'il t'aime et tu n'en es pas désolée. C'est ça ? Tu ne masques pas tes sentiments pour la simple et bonne raison que tu n'en as pas. Tu n'as jamais aimé personne.

Min-Hee glousse amèrement.

— Ne jamais aimer personne, que c'est dramatique ! J'ai déjà aimé quelqu'un. Ma mère. Et elle est morte. Je haïs mon père du plus profond de mon cœur et l'adage ne fonctionne pas sur nous deux. La haine n'est qu'à un pas de l'amour, dit-on. Eh bien, ma haine envers lui est à des kilomètres et je ne franchirais pas cette distance. Mon chauffeur, je me sens tellement coupable de lui faire subir toute cette anxiété que je ne pourrais pas me permettre de l'aimer ou de déplacer mon besoin affectif sur lui. Nul autre ne m'importe suffisamment pour que j'aime.

Quelle solitude. Nicholas la toise silencieusement, étourdi par son réalisme et sa franchise. A sa place, supporterait-il ce vide sentimental ? Un immense fossé les différencie. Il a la chance d'aimer et ne pouvoir le crier sur tous les toits, mais il l'a refusé durant vingt longues années. En perdant sa mère, elle s'est retrouvée seule face à tous et elle a été saisie par l'impossibilité d'aimer. Je t'aime, des mots utilisés et manipulés avec impudence ou facilité, mais qu'elle ignore. Une telle existence ternirait pour sûr son allure et sa joie d'être.

— Tu pourrais être une de ces princesses modernes dans les contes sombres. Une de celles au passé terrifiant et vouée à ne pas aimer.

— Je me verrais plus en sorcière. 

— Oui, mais une belle sorcière.

— Les sorcières sont belles à notre époque. Comme les vampires et les loups-garous.  

— Cette conversation ne mène nulle part.

— Je suis d'accord. 

Nicholas pouffe et rit du flegme de la jeune femme. Débattre avec un air impassible des êtres surnaturels, elle seule est en mesure de le faire sans se rendre ridicule. Quoi qu'il en soit, le mystère est résolu : le passé de cette fille contient trop de douleurs et si peu d'amour, ses sentiments n'évoluent pas et ne se renouvellent pas. Han Min-Hee n'a pas appris à savourer le bonheur et ne retient que les malheurs car, eux, elle les connait très bien. Il la contemple à la dérobée, perturbé par son histoire. Son père est-il autant abject qu'elle le prétend ? Si oui, pourquoi demeure-t-elle à ses côtes ? Il commence à se douter de l'identité de l'antagoniste.  

Mais, ils ne bavardent pas plus et attendent que excité numéro un et excitée numéro deux terminent leur filature. Ces derniers ont suivi Evi jusqu'à un café typiquement provençal et chaleureux. Depuis une dizaine de minutes, ils n'ont pas de nouvelles. Planqués derrière une poubelle et accroupis, les chevilles de Christopher souffrent de plus en plus de leur position et il se redresse régulièrement pour détendre ses muscles endoloris. Lucille ne comprend toujours pas pourquoi ils la surveillent, mais cette situation la divertit et fait passer le temps. 

Tous à coup, un projectile file au-dessous du nez de la blonde et heurte abruptement la tempe du brun qui perd l'équilibre sur la poubelle et essaie de se rattraper. Son poids l'entraîne et il la reverse, répandant quelques gros sachets odorants sur le sol. Les passants jaugent durement la scène et soupirent en chuchotant et en le pointant du doigt. Christopher s'excuse brièvement à une petite fille qu'il a failli faire tomber et il saisit la bouteille d'eau qui l'a déséquilibré. Insultant le lanceur, il est prêt à le renvoyer rageusement, mais se stoppe et blêmit en rivant son regard de chiot dans celui ténébreux d'une Evi Van Der Meiden contrariée – son pire cauchemar. 

— Vous vous amusez bien ? Trois ans que tu refuses mon amitié, par contre tu laisses ce crétin te convaincre de me pister ! Je te pensais plus innocente Lucie ! 

Derrière elle se tient un Pervers contrit et déconfit. Lui non plus n'avait pas prévu qu'elle balance une bouteille dans la tête de quelqu'un, mais il note rapidement qu'ils sont amis. Lucille se marre discrètement, tandis que Christopher lâche un rire nerveux et se lève d'un bond. 

— Tiens, Evil, qu'est-ce que tu fais-là ? Avignon est vraiment une toute petite ville ! T-Te pister ? Pourquoi est-ce qu'on te pisterait, hein ?

— Je me pose la question justement.

Evi se penche vers Lucille qui ravala durement ses rires moqueurs. 

— Je n'ai pas la réponse non plus, admet la blonde en souriant. 

Le Pervers recule d'un pas, se sentant en retrait. Evi pivote vivement dans sa direction et lui tapote délicatement l'épaule en s'exclamant :

— Fin du rendez-vous. Sympathique. Pourquoi pas. En fait, non. Je te dirais bien à plus tard, mais je n'ai pas envie ! Bye, bye

Le blondinet ne sait pas comment réagir, au contraire de Christopher qui jubile et secoue sa main pour le saluer. 

— Ah, et merci pour les cadeaux ! Je te ferai deux ou trois éloges pour que ma mère répète tout à la tienne.  

A reculons, le Pervers lui souhaite une bonne journée sans parvenir à masquer sa grimace d'embarras. Evi ne s'adresse pas à Chris, lui tournant presque le dos, et elle montre à la blonde ce que le jeune homme lui a acheté. Les deux filles s'extasient sur des vêtements et des accessoires et le brun se rend compte que le sexe féminin peut être très cruel par moment, particulièrement cette tête violette. Avant tout, ce rendez-vous avait pour but de l'aider à se rapprocher de garçons en dehors de ses amis et de satisfaire la nouvelle lubie de sa mère. Mais, elle a très vite repéré le manque de personnalité de celui-là et en a pris avantage pour se venger ce gaspillage de temps. 

— Vous vous êtes croisés en ville ? demande-t-elle à la blonde.

— Oui, j'étais avec Min-Hee. Je lui envoie un message pour savoir où ils sont.

— Ils ? Laisse-moi deviner. Ce crétin a enrôlé Nicholas dans son délire de filage et il s'est lassé.

Lucille acquiesce et envoie le message à Min-Hee qui le reçoit et répond instantanément. Elles marchent gaiement vers le restaurant où ils se trouvent, mais Evi s'arrête brusquement et se retourne en remuant d'un coup sec ses cheveux. Christopher doit s'écarter pour les esquiver.

— Que crois-tu faire ? Ne t'imagine pas t'asseoir à la fraîche tant que tu n'as pas ramassé tes déchets !

Chris ne rechigne même pas et s'exécute. Il revient à la poubelle, la redresse et y remet tous les sachets en se bouchant les narines d'une main. De son côté, Min-Hee range son portable dans son léger sac après avoir répondu à la blonde, quand il vibre à nouveau. Cette fois, il s'agit d'un appel de son père. Elle ne décroche pas et éteint l'écran tactile. Nicholas confirme son hypothèse à propos de l'antagoniste et cherche un autre sujet pour lui occuper l'esprit, mais une seconde personne la dérange. Un certain Mark. Il la voit se tendre.

Si Mark en vient à la contacter, il doit y avoir un problème. Raison de plus pour ne surtout pas décrocher. En étant honnête envers elle-même, Min-Hee s'avouerait que la sérénité procurée par la douce chaleur et la voix rauque de Nicholas lui plaisent et qu'elle n'a pas la moindre motivation pour rentrer chez elle. Elle attrape son portable afin de le poser face cachée sur la table, mais un message apparaît, suivi de trois autres. Le premier l'informe que son père est entré dans une colère noire – cela n'est pas rare. Le deuxième l'implore de revenir à la main pour qu'il ne devienne pas ingérable. Le dernier marque profondément la jeune femme, et elle peine à respirer.

Dans ce troisième message, Mark s'excuse parce qu'il n'a pas réussi à l'empêcher. Mais, empêcher quoi ? Il efface sa précédente requête et lui ordonne de ne pas rentrer. Elle compte dix-sept secondes pour obtenir une réponse. Il a filmé un endroit qu'elle adore dans la maison et lui a envoyé la vidéo. Elle montre la bibliothèque où ses livres, ceux qu'elle a écrits et édités, sont alignés à l'intérieur d'un carton pour les préserver du soleil ou d'éventuels dangers. Autrement, le lieu le plus important pour elle, son autel sacré devant lequel elle s'émerveille chaque matin, félicitant ses accomplissements. 

Le carton a disparu. Il a été sorti dans le jardin. Dans la vidéo, la caméra du téléphone de Mark s'affole et Min-Hee met le son bas. Le chauffeur supplie son père de ne pas le faire, il crie plusieurs arguments, mais le drame survient. Cet horrible antagoniste, le démon de sa vie et le plus grand diable qu'elle connaisse, dans une fureur palpable, jette une allumette enflammée sur ses livres. A la seconde où ses yeux assistent à cette terrifiante scène, ils s'embuent et son portable glisse de ses mains, ricochant jusqu'à la table adjacente.

Leur voisin récupère le téléphone et lui donne, mais elle ne le saisit pas, pétrifiée. Perplexe, l'aimable inconnu reste le bras ballant entre leurs deux tables. Nicholas, qui a découvert l'horreur en même temps, se ressaisit en premier et contourne la jeune femme pour prendre le portable et incline poliment la tête pour les remercier. Min-Hee n'a permis qu'à une larme de s'échapper, cependant elle tremble et des sanglots menacent de s'extirper de sa gorge. Puisque sa meilleure amie se dispute souvent avec sa magistrate de mère, il possède un sens du réconfort accru, mais elle ne lui permet pas de le toucher.

Pour ne pas craquer en public, elle part en furie du restaurant sous les regards curieux des autres consommateurs. La porte claque à son passage et les passants la toisent étrangement. Min-Hee ressent un étouffement grimpé en elle. La jeune femme suffoque en pleine rue et trébuche vers une ruelle moins bondée. Elle cogne son coude contre un mur et tombe dessus, ne freinant pas sa chute. Misérable, par terre, elle n'est ni triste, ni énervée. C'est bien plus que ça. Elle se consume de frustration et de rage pour l'homme infâme qui l'a mise au monde. Elle pousse un hurlement déchirant qui fait fuir les pigeons sur les toits. Nicholas arrive à la retrouver de cette manière et se stoppe à un mètre d'elle, dépité.

— Pourquoi est-ce qu'il m'a créée ? Pourquoi me faire naître si c'est pour me traiter de la sorte ? 

Elle s'égosille à chaque phrase.

— Je suis épuisée de lui. Je... Je ne peux plus me battre contre lui, ce n'est plus possible !

Min-Hee s'effondre et de lourdes perles salées dégringolent de ses yeux rouges. Elle se recroqueville et Nicholas ne peut plus la regarder ainsi. Il s'agenouille et la prend dans ses bras. Elle résiste, mais il la plaque et l'enferme entre ses bras rassurants. Ses mains caressent ses souples cheveux noirs et elle l'autorise à l'enlacer, s'accrochant à sa chemise de ses maigres forces.

— Je suis tellement épuisée.

Chacun de ses sanglots lui brise le cœur. Nicholas ne s'éloigne pas une seule seconde et la berce. 

— La-La protagoniste est une conne, bégaie-t-elle. Une fichue conne qui n'a pas le courage de mordre ! 

Nicholas rétorque immédiatement :

— Non, la protagoniste est une personne très intelligente qui a pesé le pour et le contre toutes ces années, qui a cru en l'antagoniste et a espéré un changement de sa part. Un chien est fidèle à son maître, parce qu'il se pense coupable à tous les coups reçus. En comprenant que ce n'est pas sa faute, là, il peut se révolter et quitter cet enfer. Ce n'est en rien ta faute, Han Min-Hee. Tu n'as rien fait de mal, alors ne fonde pas tes espoirs sur ses manipulations. Ne vis plus avec lui, tu es majeure. 

Elle s'écarte brusquement et il perçoit un visage écarlate ravagé par les larmes.

— Et je vivrais où ?! Aucun endroit sur terre ne peut me protéger de lui ! Je suis un objet, un vulgaire pantin dont il se sert à volonté ! Une fugue ? Quelle blague ! crache-t-elle. Il ne m'y autorisera pas ! 

— Mais, je m'en contrefiche ! 

Il hausse subitement le ton, ce qui trouble la jeune femme et elle cesse peu à peu de pleurer. Nicholas continue en criant :

— S'il te poursuit ou te fait encore du mal, j'irai avec toi au tribunal s'il le faut ! A partir d'aujourd'hui, tu ne vis plus avec cet homme, tu ne l'approches plus et tu le fuies. Tu n'es pas capable de le mordre ? Très bien, ce n'est pas un problème ! Tu n'as pas à subir tout ça sous prétexte qu'il t'a élevée pour que tu tolères toutes ces violences ! Tu vaux mieux que ces larmes, Han Min-Hee.

Elle renifle avec peu de grâce et il sort un mouchoir de la poche de son pantalon. Elle sèche d'abord ses joues, puis se décale pour reprendre son souffle. Le flou de ses pensées se dissipe et elle envisage sa solution. Fuir. Min-Hee n'accorde aucune foi à cette possibilité, car son père adore tout contrôler et lui ferait payer au centuple cet affront. D'un autre côté, elle est réellement épuisée. Son esprit, son âme et même son corps ne supportent plus cette vie. Maltraiter, rabaisser et humilier, utiliser de parure et d'ornement, elle n'est pas un chien. Elle est pire aux yeux de cet homme.

— Je croyais tu n'étais pas bavard, marmonne-t-elle en reniflant frénétiquement. 

— Certains points nécessitent une plus longue tirade. 

Malgré la peine dans son cœur et sa respiration chaotique, elle trouve l'énergie pour lui sourire faiblement. Ce jour-là, Nicholas Beauvilliers a sauvé Han Min-Hee sans le savoir. 

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