Chapitre 5
Evi faisait partie de cette élite des boites de nuit. Depuis sa majorité, soit en deux ans, elle a passé un nombre d'heures incalculable à danser, boire et rire avec ses amis. La fête et l'ivresse l'ont toujours attiré, parce qu'elle n'aime pas rester chez elle. Dès qu'elle l'a pu, la jeune femme s'est drastiquement éloignée de sa maison et n'a pas hésité à plonger dans ce monde nocturne. Malgré ses nuits blanches, ses résultats scolaires n'ont jamais baissé, ni oscillé. De toute façon, elle est habituée à ne pas dormir à cause de ses insomnies. Avant ses dix-huit ans, elle se rendait régulièrement dans des bars et au lieu de s'enivrer à l'alcool, elle se droguait au sucre avec des demi-douzaines de sodas par soir.
Toutefois, elle ne participe pas à autant de fêtes ou de soirées qu'auparavant. En trois mois, ses nuits blanches se sont résumées à faire ses devoirs jusqu'à tard et lire le plus d'articles scientifiques en ligne possible. Christopher a bien évidemment remarqué ce changement et il le questionne tous les jours. Elle a accepté toutes leurs sorties cet été, que ce soit en centre-ville pour les boutiques ou en terrasses, les cinémas et les promenades détente aussi. Mais, elle a catégoriquement refusé la majorité des boites de nuit, ne cédant qu'aux ordres de sa mère lors de réceptions mondaines.
Le plus étrange dans ce revirement d'attitude réside dans les fins de ces quelques rares soirées. Il a beau eu l'analyser récemment et essayer de comprendre, Christopher ne trouve pas de réponses. A chaque fois, Evi disparaît mystérieusement sans donner de réelle explication et se contente d'ignorer ses questions le lendemain.
Vendredi soir, elle est partie si vite qu'il n'a même pas eu le temps de lui proposer de la ramener ou de tout simplement lui souhaiter bonne nuit. Elle s'est volatilisée avec Nicholas et tous les deux semblent lui cacher quelque chose. En trois longs mois, il a établi une liste non-exhaustive d'hypothèses, mais il ne parvient pas à saisir pourquoi cet oiseau de nuit, cette déesse de la piste de danse, cette protagoniste des boites du nuit fuient aujourd'hui ce qui était hier sa maison de fortune. Elle préfère désormais la fraîcheur de chez elle à la chaleur des clubs.
— Ce serait-elle réconciliée avec sa mère...? marmonne-t-il. Non, impossible ! Alors, qu'est-ce que c'est ?
Il ne peut y méditer plus longtemps, puisque la jeune femme revient avec Nicholas et des boissons achetées au distributeur de l'université. Christopher les attendait assis sur le rebord d'une fenêtre d'un long couloir, non loin de leur salle pour leur prochain cours. Evi parle au châtain d'un sujet qui lui tient apparemment à cœur, agitant ses bras dans tous les sens. Il profite de cet engouement pour l'admirer un moment. Les perles d'eau sur la bouteille glissent jusqu'à son bras et elle sème une traîné de gouttelettes.
Ses lèvres charnues s'étirent en un large sourire et il devine aussitôt le sujet de leur conversation. Ce week-end, elle a décidé de visionner un film culte qu'il lui avait suggéré. D'après l'excitation sur son fin visage, elle a adoré et cela le réjouit. Elle sautille sur ses grandes jambes qui se sont amincies. Au lycée, Evi portait à merveille ses vêtements serrés et très près du corps, provoquant les hormones des garçons et l'envie de filles ; malgré ses formes, dues à son addiction aux sodas principalement, elle assumait ses cuisses et son ventre rondouillards. Cet été, elle a perdu du poids. S'il devait énoncer un chiffre, il dirait un peu moins d'une dizaine de kilogrammes en seulement trois mois.
— Pourquoi cette fille fait toujours tout pour qu'on s'inquiète ? soupire-t-il.
Car, oui, Christopher voit d'un très mauvais œil cette perte de poids. Selon lui, il n'y a que deux explications cohérentes. Soit elle n'apprécie plus son corps et a subitement abandonné les sodas pour se sentir plus à l'aise avec elle-même, soit ceci est une répercussion ou une conséquence de ce qui l'a poussé à délaisser les boites de nuit. Le brun connait déjà la réponse. Evi n'est clairement pas le genre à complexer, bien au contraire. Donc, il est convaincu que trois mois plus tôt un événement s'est produit et cela l'a forcée à se distancer des soirées, la faisant au passage mincir.
— Pour résumer, il était pas mal !
Sur cette phrase de conclusion, les deux amis terminer de traverser le couloir sans fin du bâtiment ancien et Nicholas tend sa bouteille d'eau à Christopher.
— Tu sais, le film dont tu m'as parlé, ça va, il était regardable.
Il pouffe et ne comment rien sur sa nonchalance. Lui, il ne retiendra que son sourire éblouissant quand elle racontait son avis à Nicholas.
— Et sinon, à part ce film, qu'as-tu fait de ton week-end ? Tu n'as pas répondu à mes messages.
— J'étais occupée à esquiver ma mère. En plus, à la fin de la soirée de vendredi, mon portable n'avait plus de batterie et s'est éteint.
— Tu as oublié de rallumer ton portable, comme d'habitude.
Cela peut être vrai. Evi n'accorde pas beaucoup d'importance à la technologie et en particulier aux réseaux sociaux. Sauf en ce qui concerne son ordinateur. Elle l'utilise tout le temps pour des recherches, des articles ou des vidéos marrantes. Néanmoins, cela l'a bien arrangée, lui créant une excuse pour l'avoir ignoré tout le week-end.
— J'ai essentiellement fait mes devoirs. Bon sang, j'étais sûre qu'à l'université les professeurs nous laisseraient tranquilles, qu'est-ce que je me suis trompée ! Je n'ai jamais paniqué à ce point devant toutes ces fiches à remplir et tous ces cours à reprendre. J'ai tout réécrit au propre et maintenant je suis crevée ! J'ai cru que je m'endormirais toute à l'heure en cours de grammaire. Que c'est barbant ! Heureusement que l'anglais et moi, c'est une passion ! Autrement, j'aurais déjà quitté cette fac ! Et vous ?
Nicholas hausse les épaules. Ils savent parfaitement ce qui a occupé son week-end : sa voiture. Un brin maniaque, il la nettoie régulièrement pour aucune raison. Tant qu'elle ne brille pas, cela ne lui plait pas.
— Eh bien, j'ai commencé les devoirs de ce matin que je compte finir...bientôt et je t'ai envoyé une tonne de messages. Passionnant, n'est-ce pas ?
— N'as-tu pas une vie en dehors de moi, crétin ? s'écrie Evi en le pointant avec sa bouteille. Espèce d'obsédé !
— Je l'avoue, je suis totalement envoûté par tes charmes, ma chère Evil !
Elle fait claquer sa langue contre son palais, croise les bras et se détourne en secouant la tête de désapprobation. Nicholas sourit en retrait face à cette scène.
— Comment un gars comme toi a-t-il pu choisir une fac d'anglais ? Ton accent est tellement nul !
— Ce n'est pas compliqué, réplique-t-il. Je l'ai choisi pour te suivre !
Il rit de sa propre remarque, tandis qu'elle fronce d'autant plus les sourcils.
— Avec ce niveau, tu ne tiendras pas l'année et tu ne passeras certainement en Licence deux !
— Je me débrouillerais.
La détermination dans sa voix rappelle à Nicholas leurs années de lycée. Evi n'a pas arrêté de le charrier sur ses moyennes catastrophiques et Christopher était constamment menacé par le redoublement.
— Il n'a jamais excédé les onze de moyennes et a obtenu son baccalauréat sans mention, mais il a réussi à entrer à l'université, note-t-il à voix haute.
Chris opine vigoureusement du chef et Evi répond par une moue perplexe.
— Je suis curieuse de savoir si tu valideras cette année.
— Non seulement j'irai jusqu'au bout, mais j'aurais aussi mes diplômes ! assure Christopher. Vous verrez !
Elle arrange délicatement ses mèches violettes derrière ses oreilles et boit d'une traite sa petite bouteille d'eau. La discussion s'arrête-là et la connaissant, elle cherche probablement un autre sujet parce qu'elle ne supporte pas le silence. Quoi qu'entre eux, elle le tolère. En leur présence, elle n'est plus dérangée par l'absence de son, à contrario de chez elle où Evi court systématiquement après le bruit pour ne pas avoir l'impression d'être seule. Généralement, elle met la musique à fond pour ne pas percevoir les mouvements dans le reste de la maison ou allumer la télévision.
— En parlant de la soirée...
Aux premiers mots de Christopher, elle se tend. Il s'en rend compte et son regard s'assombrit une seconde. Pourquoi réagit-elle de la sorte si elle ne lui cache rien ? Il souffle discrètement de frustration et elle se décrispe.
— Lucie est en fait super cool ! Surtout quand elle boit ! Elle est bon délire.
— Je suis d'accord, approuve Nicholas.
Evi pivote par réflexe à son intervention. Le châtain s'exprime si peu que sa voix rauque la surprend toujours.
— Elle te plait ? glousse-t-elle. Lucie est plutôt mignonne. Mais, tu ne peux pas l'avoir !
— Pourquoi pas ? réplique Nicholas.
— Parce que je ne veux pas devenir amie avec elle pour que vous couchiez ensemble et qu'elle finisse blesser par la suite ! C'est une de nos règles, tu te souviens ? Tu as le droit de coucher avec toutes les filles, à l'exception de mes amies ! Cela inclue désormais Min-Hee !
Nicholas a scrupuleusement respecté cette règle ces trois dernières années pour le bien de son amie. Il ne refoule pas ses envies et a expérimenté plus qu'une fois les plaisirs charnels, mais cela a pu engendrer des situations complexes. Il ne masque pas ses intentions et prévient ses partenaires de sa volonté. Pas d'attachement, pas d'amour, une rencontre ponctuelle entre deux personnes en proie à leur désir. Cependant, les jeunes lycéennes avec qui il a partagé son lit se croyaient dans un de ces livres de romance où la fille réussit à capturer le cœur du garçon à la fin.
Quelques-unes voyaient en lui un coureur de jupons, le bad boy par excellence, bien que ce portrait ressemble davantage à Christopher. Il ne recherche pas forcément à coucher avec toutes les jolies filles qu'il croise, mais il lui arrive souvent de céder à cette pulsion. Il n'était pas rare que des filles s'accrochent à lui pour le persuader de sortir avec elles et d'être leur petit ami. Il les avertissait, faisant attention à ne pas leur donner de faux espoirs. Mais, parfois ce n'était pas suffisant. Certaines pouvaient se sentir trahies et lésées. Evi a par conséquent établi cette règle au début de leur amitié pour ne pas avoir à soutenir qui que ce soit.
Christopher interprète différemment cette règle. Pour lui, elle fait en sorte de ne pas fréquenter les filles avec qui il couche pour se protéger elle-même. De leur première année de lycée jusqu'à ce jour, Evi a montré un intérêt intense et intarissable pour Nicholas. Tous les regards qui lui sont destinés luisent et elle le préfère à lui. C'est un fait qu'il a difficilement admis au fur et à mesure. Leur amitié se prolonge encore, parce qu'ils forment un trio invincible et qu'elle ne veut pas briser leur équilibre afin de ne pas les perdre – perdre le châtain, bien sûr. Voilà ce qu'il ressent de plus en plus.
En d'autres termes, il est quasiment certain qu'elle éprouve des sentiments dépassant l'amitié pour son ami et qu'il pourrait être évincé à tout moment. Lorsqu'il y pense, des larmes lui montent quelques fois aux yeux. Christopher chérit plus que tout au monde ce trio et pourtant il se soucie de plus en plus de son futur avec eux. Il n'est pas très intelligent, contrairement à elle qui possède des connaissances variées et lui qui les impressionne avec son savoir qu'il dissimule sous ses airs indifférents. Sans oublier qu'il est moins séduisant que le châtain et qu'Evi répond immédiatement à ses messages, négligeant les siens.
— Han Min-Hee ? Je ne comprends vraiment pas pourquoi tu te rapproches d'elle. Cette fille est juste...bizarre ! Qui s'habille à la manière d'une top-modèle pour venir à l'université ?
— Tu la trouves bizarre uniquement car elle met de beaux habits ? Tu ne sais pas qui est son père ?
Nicholas arbore une mine sceptique et elle enchaîne avec entrain :
— Il ne sait vraiment pas ! Han Lionel, j'ai fait des recherches sur lui après qu'elle t'ait volé, enfin emprunté, ta voiture. Monsieur Han dirige en tant que Vice-Président Capitole Management Corporation, une société qui cartonne dans toute l'Europe. Il a fait l'objet de plusieurs articles pour ses actes de philanthropie. Il a aidé des associations à réunir des fonds et des petites entreprises à décoller. Un homme d'affaires très humain et altruiste, les médias le décrivent ainsi ! Des informations que j'ai recueillies, il a des origines coréennes et vivait là-bas avec son épouse. En Corée du Sud, il était le PDG d'une entreprise moyenne et innovante qui commençait progressivement à gagner en renommée, le propulsant dans une sphère privée de riches plein aux as dure à atteindre. Mais, une meilleure opportunité l'a appelé en France où son influence a explosé et il a démissionné ! A la mort de sa femme, il a déménagé ici.
Il demeure pantois face à tous ces renseignements, plissant le front. Elle a prononcé sa tirade avec un débit trop rapide et une bonne partie de ses phrases s'est déjà envolée, passant par une oreille et sortant par l'autre. Christopher n'ose même pas parler, assommé par le nombre de mots par seconde.
— Son père est génial, récapitule le châtain. Et ? Quel rapport avec la fille ?
— J'y viens ! Min-Hee n'est pas française. Elle a été élevée dans un autre pays avec des mœurs très éloignées des nôtres. D'abord, la Corée du Sud est emprisonnée dans ce culte de la beauté. Cela explique sa peau absolument parfaite et sa ligne de rêve ! Honnêtement, son corps est littéralement sublime, de mon point de vue ! De plus, la presse coréenne est étroitement liée avec les Chaebols. Ce sont des grands conglomérats qui ont une grippe de fer sur la finance du pays, les médias sont carrément dépendants d'eux. Qui dit Chaebols, dit richesse et Min-Hee a baigné toute sa jeunesse dans cette atmosphère de puissance. Elle a été habituée à porter des robes et des talons, à se faire une place dans l'univers mondain impitoyable et ensuite elle est arrivée en France où des idiots l'ont critiquée à cause de ses yeux bridés ! Elle n'est pas bizarre, son caractère et son attitude se sont adaptés à la vie dans les deux pays, c'est tout.
Si Min-Hee avait écouté son discours, elle aurait été abasourdie par sa justesse. Evi a énoncé deux points qui ont bouleversés toute son existence. D'une part, le culte de la beauté étant si répandu en Corée du Sud et étant une personnalité mondaine, elle a appris à grandir en prêtant attention au moindre de ses mouvements, à l'avis d'autrui et à son physique pour ne pas entacher l'image de son père. Qui plus est, sa mère était la descendante d'un richissime président d'un conglomérat, elle aurait dû le succéder. Toute son enfance était peinte d'or et d'argent, de paillette et de projecteurs.
D'autre part, Evi a réellement bien effectué ses recherches. Les médias coréens sont effectivement liés avec les Chaebols, puisque ceux-ci contrôlent plus ou moins la finance du pays au point de l'étouffer. Ils entretiennent une relation avec la politique également, faisant de ces conglomérats des puissances économiques et médiatisées via les publicités notamment ou les nombreux articles. Les parents de l'asiatique disposaient d'un vaste pouvoir dans le milieu et Min-Hee s'était efforcée de ne pas les décevoir et troubler leurs affaires.
— Dommage que tu ne sois pas dans une fac d'économie, raille Christopher, tu aurais pu rédiger ton mémoire sur ce sujet ! Combien de temps as-tu passé sur internet pour connaître sa vie par cœur ?
Evi replace une de ses mèches en un geste nerveux.
— Quelques heures à peine.
— Et après tu m'accuses d'être l'obsédé du groupe ! Évite de mentionner tes recherches à cette fille, elle prendrait peur !
— Je suis curieuse, ce n'est pas de ma faute..., se renfrogne-t-elle.
Son avidité de savoir ne se tarit jamais. Nicholas s'est demandé par le passé pourquoi cette lycéenne, complète inconnue, l'a abordé le jour de la rentrée et ne l'a plus quitté. De même pour Christopher. D'où provient cette fameuse intuition ? Au fil des ans, il a en premier lieu déterminé qu'il s'agit d'un radar. Elle sonde instinctivement les personnes qu'elle rencontre de près ou de loin et elle repère ceux qui constitueront son groupe intime sans aucune erreur. Il a compris qu'elle trie les gens et qu'elle parvient à distinguer les amis loyaux et bienveillants des nuisances qu'elle ne côtoie pas. Ses pressentiments lui ont permis de les avoir auprès d'elle.
En outre, son radar cible un type de personne en particulier et il a mis quelques mois pour le discerner. Elle ne s'agite qu'autour des gens qui la rendent curieuse, c'est-à-dire les mystères. Quand elle a vu Nicholas seul sur un banc, beau à en tomber mais nonchalant au possible, et Christopher à l'autre bout de la cour tout aussi seul mais désespéré de se faire des amis ; ou encore Lucille et ses tendances à opter pour la furtivité, la fuite ou la soumission face au harcèlement, amaigrie par les jours qui défilent et en visible manque d'amitié ; ou bien cette Han Min-Hee, raffinée et décalée par rapport à la société provinciale, dure et pragmatique, à l'écart et pourtant si franche envers les autres ; tous des individus qui ont captivé Evi et ses questionnements infinis.
— En tout cas, ton projet d'amitié ne fonctionne pas très bien, il faudrait revoir ta stratégie ! s'exclame Christopher en ricanant. Pour Lucie, cela ne m'étonnerait pas qu'elle cède, puisque ses harceleurs ne sont pas dans notre licence et ne l'embêteront plus. Et puis, elle n'attend que ça. Par contre, la Min-Hee ne sera pas aussi facile à attirer. Il se pourrait qu'elle ne veuille pas de toi pour amie !
— Qui ne voudrait pas de moi ? crie Evi, en lui frappant l'épaule.
— Eh, ne te vexe pas ! Tu ne peux pas obliger tout le monde à être ton ami !
— Je sais, crétin ! Je ne compte pas insister. Au début, je souhaitais la cerner et la laisser tranquille, mais...la soirée m'a prouvé qu'elle n'est pas contre l'idée de nous parler. Elle est venue de son plein gré.
— No, no, no !
Christopher agite son index sous les yeux d'Evi et lui expose tout sourire :
— Lucie m'a confié vendredi que Min-Hee avait accepté pour lui faire plaisir, parce qu'elle l'avait pratiquement implorée. Ce n'était pas pour toi et ça ne se reproduira peut-être pas !
Evi lève les épaules pour montrer son désintérêt à ce propos, alors qu'un rictus de déception s'affiche sur son visage boudeur. Il ne peut pas comprendre. Son radar s'est alarmé lorsque Min-Hee a emprunté la voiture de Nicholas ce soir-là et n'a cessé de se déclencher à chacune de leurs rencontres. Pour elle, comme pour ses autres amis, elle ne se trompe pas et elle en est sûre. Elle patienterait sagement jusqu'à ce que son intuition se révèle correcte et qu'elle puisse narguer le brun.
— Au fait...
Christopher ne sourit plus et semble assez sérieux. Il ne continue pas tout de suite et pèse mentalement ses mots. Nicholas ne peut s'empêcher de se redresser, adossé au mur. Il reconnait ce regard. Il voit les yeux d'un garçon rempli de doutes et qui craint de poser une question. A chaque soirée où Evi était présente, il redoutait que le brun questionne ses départs soudains et de ne pas être en mesure de lui répondre. Depuis trois mois, il guette ses réactions. Ce jour serait-il arrivé ?
— Tu aurais pu me demander de te ramener vendredi. J'étais à côté de toi.
Nicholas, derrière son air nonchalant, raidit. Evi ne croise pas son regard et réfléchit à la question une courte minute. Quant à Chris, il fait mine de ne pas être très intéressée, mais meurt d'envie de découvrir la vérité sur ses disparitions.
— Au moins, ça t'a permis de faire plus ample connaissance avec Lucie !
— Hum, oui, mais ça ne me dit pas pourquoi tu ne m'as pas demandé à moi de te raccompagner chez toi.
Il s'appuie sur le mur d'une main et boit innocemment son eau.
— Je suis allée fumer et Nicholas est sorti prendre l'air à ce moment-là. C'était une coïncidence.
Pourquoi pas. Ceci pourrait ne pas être entièrement faux. Seulement, les coïncidences se sont répétées à toutes les rares soirées ces trois derniers mois. Nicholas était là et pas lui. Il la ramenait et Chris se retrouvait sans nouvelle, ou un bref message. Il a une théorie sur ces départs ensemble, mais il la haït et essaie de l'oublier tous les jours, en vain. Cela l'agace à un point inimaginable et provoque en lui une profonde peine ; si cette hypothèse est la réalité, il se sentirait trahi et ne s'en remettrait pas de sitôt.
— Tu ne fumes plus, soupire-t-il.
L'émotion grimpe en lui sans qu'il ne puisse la ravaler et Nicholas l'aperçoit. Il dresse machinalement sa main pour la poser sur son épaule, mais la voix de son ami le coupe dans son élan et il se fige :
— Vous couchez ensemble ?
Leurs yeux s'écarquillent ; Evi pivote lentement vers lui, pétrifiée, et Nicholas est sidéré par cette hypothèse. Aucun des deux ne prend la parole et Christopher croit avoir visé juste jusqu'à ce qu'elle commence à gesticuler telle une hystérique et à bafouer des insultes à son égard.
— C-Coucher ensemble ? Lui et-et moi ? Non ! Certainement pas !
— Tu rougis, Evil.
Son ton est sans appel et interpelle Nicholas. Son ami dévoile peu sa nature grave, démontrant ici que ce sujet lui importe.
— Ça ne me dérange pas ! J'aurais aimé que vous me teniez au courant plus tôt et que je n'ai pas à vous forcer la main pour me le dire. Mais, c'est cool ! Pas de soucis ! Vous...êtes en couple donc...
Nicholas constate instantanément la fissure dans son regard, ces éclats fragmentés qui représentent sa peine à cette idée, confirmant sa propre hypothèse : Chris n'est pas insensible aux charmes de leur amie. Le fait qu'il leur offre sa bénédiction et ne tente pas de lui prendre Evi le touche. Il se considère très chanceux d'avoir un ami aussi fidèle, affectueux et indulgent. Il souhaite lui livrer le fond de sa pensée et le remercier, mais sa gorge se serre et il s'interdit de parler. Il n'étale pas sa tendresse et a tendance à dissimuler ses sentiments, y compris à ses proches.
— Mais n'importe quoi ! gronde Evi, balayant d'un revers de main sa théorie. Nous ne sommes pas en couple, ça je peux te le jurer ! Et je déteste jurer. Tu es vraiment un crétin.
— Explique-moi !
Inconsciemment, Chris a haussé le ton et tout le couloir a vibré à cause de son irritation. Les yeux d'Evi son exorbités et elle le défie de lui hurler dessus une seconde fois.
— Désolé, je me calme, mais... Je m'inquiète. D'accord ? J'ai penché vers la théorie de vous deux sortant ensemble pour ne pas penser à pire. Qu'est-ce qu'il ne va pas, Evi ? Nous sommes amis depuis plus de trois ans et je te connais comme si tu étais ma sœur. J'ai su que tu n'allais pas bien avant que tu le comprennes. Bon, j'exagère un peu, mais je veux m'assurer que je me suis emballé et que j'ai tort sur toute la ligne. Dis-moi que j'ai surestimé l'ampleur de la chose..., s'il te plait.
Ceci devait irrémédiablement arriver et elle a repoussé cette conversation au maximum. Nicholas laisse retomber mollement sa main et décide de se retirer. Il ne peut pas intervenir et lui trouver une énième excuse. S'il sait la vérité, Christopher le mérite aussi. Il n'a jamais saisi pourquoi elle s'est entêtée à lui mentir encore et encore durant trois mois. Peut-être qu'elle ne désire pas lui imposer ses problèmes. Elle n'a pas eu le choix que d'être soutenue par le châtain, puisqu'il était présent et a assisté à tout.
Brusquement, son radar s'active. Le sien concerne Evi. Dès qu'elle faiblit ou présente des signes de fragilité, il le ressent et se prépare automatiquement à la protéger, un réflexe qu'il a développé pour remplacer son manque de tendresse. Les jambes de la jeune femme vacillent et elle s'écarte, dos au mur d'en face. Deux mètres les séparent. Christopher ne le remarque pas sur le coup, aveuglé par son incompréhension. Elle glisse une main dans ses cheveux violets et ses yeux s'embuent. Le brun le perçoit enfin et un choc l'agrippe. Est-ce si grave ? Il s'interroge intérieurement, ne se risquant pas à la secouer davantage.
— Nicholas...
Il s'attend à ce qu'elle exige de lui qu'il balance une nouvelle excuse à Christopher, mais elle rajoute :
— Est-ce que tu peux lui raconter, s'il te plait ?
Evi s'affirme et parle toujours pour elle-même. En lui déléguant la tâche des explications, elle angoisse d'autant plus Christopher. Il la rejoint et empoigne sa main dans la sienne délicatement. Nicholas suit un cheminement similaire ; il a conscience des impacts produits sur la jeune femme suite à l'événement d'il y a trois mois, mais elle est si affectée qu'elle n'arriverait pas à l'évoquer et il ne le présageait pas. Il acquiesce et se replonge dans sa mémoire.
— Tu te souviens de l'invitation de Nathan quelques jours après la fin du lycée ?
— Oui, mon père m'avait retenu et je n'avais pas pu venir avec vous.
— Il s'est avéré qu'il avait des...motivations pour nous inviter.
En y repensant, il note l'imperceptible oscillation dans sa voix. Il ne peut nier que cela le touche. Personne ne s'en prend à ses amis, personne n'en a le droit.
— Tous ses potes étaient là et ils ont profité du moment où elle est sortie fumer pour l'encercler dans le jardin.
Le sang de Christopher ne fait qu'un tour. Il en déduit la suite et devient rouge de colère. Ses yeux ne lâchent pas Evi qui fixe le sol.
— Malgré la musique, j'ai entendu son cri et je les ai stoppés à temps, mais...elle a eu très peur ce jour-là.
Un électrochoc en plein dans l'âme. Elle avait délaissé la cigarette et les soirées, traumatisée par ce qui lui était arrivé et aurait pu arriver. Dicté par un besoin irrépressible de manifester son amour et sa colère envers la bande de Nathan, Christopher ne prononce pas un mot et dirige prudemment ses bras autour d'elle. Il l'enlace et ses doigts se recroquevillent dans son dos. Il pose son front sur son épaule. Evi ne bouge pas pendant une poignée de secondes où elle chasse les souvenirs. La chaleur de son ami pulvérise une à une toutes ses craintes et elle finit par lui rendre son étreinte, tremblante.
Nicholas enfouit son affection en lui, ne réussissant pas à la prouver à son entourage, mais il ne peut pas rester de marbre dans ce genre de moments. Evi a trop longtemps supprimé la mémoire de cet événement qui l'a terrifiée. Régulièrement, elle songe à ce qui se serait passé s'il n'avait pas frappé violemment toute la bande. En entendant des histoires d'abus sexuels, elle s'était enfermée dans l'ignorance et la négligence : cela n'arrive qu'aux autres, une manière de penser très fausse. Il s'avance vers eux et caresse le haut de son crâne, zieutant les deux côtés du couloir pour vérifier qu'ils sont seuls.
Evi ne pleure pas, elle se retient courageusement. Elle n'a pas tout dit à Nicholas à l'époque. En débarquant dans le jardin et découvrant la scène, il s'est empressé de les poursuivre, de les attraper et de les cogner jusqu'au sang. Elle l'a vu violent pour la première et dernière fois. Il a cru qu'ils n'ont pas eu l'occasion de lui faire du mal. Pourtant, ils l'ont palpée à des endroits de son corps intimes et elle s'est frottée deux heures dans la douche en rentrant chez elle. Répugnée, elle a cauchemardé toutes les nuits du mois suivant.
Cependant, Christopher n'a pas une force égale à la sienne et elle sent une humidité sur son épaule. Il sanglote en silence, viscéralement en colère contre Nathan. Des plans haineux se dessinent déjà dans son esprit, aspirant à le retrouver et à se défouler en le rendant méconnaissable pour sa propre mère. Evi est ébranlée par ses larmes. Il se décale et dévisage tour à tour ses deux amis. Trois mois qu'il s'angoisse de son état, à juste titre, et il apprend tout ça sous le regard neutre de Nicholas qui lui a menti pour elle. Son organe vital se met à palpiter brutalement dans sa cage thoracique et les mots s'échappent de sa bouche sans qu'il ne puisse les reprendre.
— Pourquoi... Pourquoi vous ne m'avez rien dit ? E-Est-ce que tu sais que je suis là ?
Prise de court par les larmes qui dévalent ses joues, elle tente de lui répondre sans y parvenir.
— J-J'avais l'impression que nous trois c'était pour toujours et que nous franchirions chaque petit obstacle ensemble... Je veux être là quand tu ne vas pas bien, je veux savoir quand je dois accourir pour t'aider, je veux te protéger coûte que coûte... Ça sonne égoïste et j'ai envie de me gifler pour insister sur ce point, mais merde Evi ! Ce n'est pas rien, ce n'est pas quelque chose que je peux ignorer et vivre sans être mis au courant. Me l'avouer comme ça...à la fac...trois mois plus tard et parce que je me suis obstiné à vous poser la question... Est-ce que j'ai l'air incapable de te réconforter ? Est-ce que j'ai l'air d'un incapable, crétin, inutile à tes yeux ? Pour de vrai ?
Il peine à respirer et titube en arrière. Bouleversée, elle essaie tout de même d'empoigner son bras, mais il se dégage et court dans un couloir adjacent. Evi et Nicholas demeurent abasourdis et décontenancés en plein milieu du bâtiment. Elle tremble en ressassant les paroles dures de son ami et ses genoux ne la soutiennent plus. Il la rattrape et la presse contre lui, partagé entre la nécessité de la consoler et celle de trouver Christopher pour lui expliquer correctement la situation.
— Mieux vaut que nous ne nous parlions plus aujourd'hui, murmure-t-elle. Je vais rentrer chez moi, je suis fatiguée. Rejoins-le, sa réaction n'était pas normale.
— Elle était très normale, Evi. Tu ne mesures pas l'affection qu'il te porte. Il t'aime autant que je t'aime.
Il ne mentionne pas que Christopher l'aime sûrement plus que lui et d'un amour différent.
— Je te raccompagne ?
Elle hoche négativement de la tête et marche approximativement droit jusqu'au bout du couloir. Nicholas la fixe et attend qu'elle soit sortie pour partir à la recherche de son ami. Christopher est descendu à l'étage inférieur pour gagner les toilettes des hommes, passant devant Lucille et Min-Hee qui montaient en direction du cours qui débute dans une dizaine de minutes. Ni une, ni deux, la blonde le suit. Elle connait bien ces fuites et se doute immédiatement de ce qu'il lui prend. L'asiatique grimpe les dernières marches et scrute le hall du bâtiment, entre deux escaliers.
Des bruits de pas attirent son attention. Des chaussures claquent contre le sol et elle relève les yeux machinalement. Nicholas déboule dans le hall sur le palier du premier étage. Il tourne et retourne en cherchant à priori quelqu'un. Min-Hee fait le lien. Il fait volte-face vers elle et dévale à toute vitesse les escaliers. Devant une immense peinture, il ralentit à proximité et lui demande, essoufflé :
— Par où est-il allé ?
Elle pointe l'étage inférieur et il descend quelques marches avant de s'immobiliser complètement à la voix rauque et sourde de l'asiatique.
— Laisse-le. Lucille l'a suivi.
Dos à elle, il ferme les yeux et soupire. Nicholas l'écoute et s'assoit lourdement sur une marche. Min-Hee fait quelques pas vers l'étage de son cours, mais ses talons grincent sur le sol en pierre, hésitante. Finalement, elle prend place à côté de lui et saisit son portable rangé dans son sac. Elle ouvre une application de lecture et lit paisiblement. Il ne pipe mot, mais se sent reconnaissant qu'elle patiente avec lui.
Lucille atteint rapidement les toilettes des hommes et reste plantée face à la porte quelques secondes. Personne n'en ressort et elle prie de toutes ses forces de ne croiser personne aux urinoirs. Elle ouvre et entre. Comme elle le supposait, Christopher est agenouillé par terre, la main sur le cœur et la respiration chaotique. Une crise d'angoisse. Elle en subissait pratiquement tous les jours au lycée. Vivement, elle met ses mains sous l'eau et les mouille autant que possible. Puis, elle s'accroupit et humidifie autant que possible son visage, ainsi que sa nuque. Elle soulève ses mèches pour libérer son front.
En la voyant, il panique légèrement plus et se concentre sur sa respiration pour terminer promptement sa crise. A sa façon d'agir, elle en conclut qu'il est accoutumé et ne lui donne pas de conseils. Néanmoins, Lucille mouille aussi ses bras dénudé par son haut à manches courtes. Lorsque l'anxiété la gagnait, le froid de l'eau lui permettait de souffler et de s'en sortir. Christopher inspire et expire convenablement au prix d'un grand effort. Il ne se risque pas à la regarder tout de suite, mais ressent le poids de ses yeux sur lui.
— Merci, chuchote-t-il péniblement.
— Tu veux que j'appelles tes amis ?
Evi revient dans son esprit et les larmes remontent. Sur le point de pleurer, il serre les dents et contracte la mâchoire. Lucille abandonne aussitôt cette initiative.
— Ils ne savent pas, n'est-ce pas ?
Pourquoi devraient-ils savoir ? Après tout, ils lui cachaient bien des faits importants sur eux. Il n'a plus essuyé de crises d'angoisse en plusieurs mois et elles se sont calmées pendant les années du lycée. Elles étaient derrière lui. Evi a déchaîné son anxiété.
— Ne leur dis pas, s'il te plait. Ce n'est pas grave, je peux me débrouiller sans eux.
Il le pense vraiment et c'est pourquoi il ne leur avait pas fait part d'un tel détail au premier abord. Mais, visiblement, Evi ne peut pas gérer toute seule son traumatisme. Elle aurait dû le prévenir trois mois plus tôt, volontairement. Piégé dans cette conviction, il ne veut pas les voir pour l'instant afin de ne pas craquer devant eux.
— Merci de m'avoir aidé. J'y vais, ne sois pas en retard en cours.
Il bondit comme si de rien n'était et remet son sac sur son épaule. Avant de quitter les toilettes, il lance d'une voix gaie :
— T'es franchement sympa, toi !
Sur ce, il disparaît et Lucille se dépêche de sortir des toilettes. Une seule réflexion n'occupe ses pensées : ce garçon imite à la perfection la joie et l'enthousiasme. Il s'est relevé et a repris le cours de sa vie en oubliant sa crise d'angoisse. Quelle énergie. Et surtout quelle bravoure. A ce stade, il doit les endurer depuis très longtemps. Elle s'interroge sur ce qui a pu causer une telle panique en lui, mais choisit de pousser cette anecdote dans un coin de sa mémoire pour ne pas faire de gaffe et le trahir.
Pendant ce temps, Nicholas a commencé à marteler la pierre avec son talon, ce qui agace Min-Hee, sensible aux sons. Elle lui jette des regards noirs qu'il ne remarque pas et envisage de le laisser ici. De profil, elle évalue son charme par ennui probablement et observe son charme. Ayant contemplé des visages majoritairement coréens toute son enfance, elle décèle une certaine attirance envers les européens et ne renie pas son attrait envers le châtain. En revanche, puisque ses hormones semblent au ralenti – Mark a souvent plaisanté à ce propos –, elle ne va pas plus loin dans ses réflexions et se désintéresse de lui.
— Tu ressembles plus à une veuve éplorée que les jours précédents.
Elle sursaute et cligne des yeux, incrédule.
— Je suis une veuve éplorée ?
— Tu ne souris jamais, tu parles avec ta voix profonde et solennelle, tu te balades en robes généralement sombres et tu parais submergée par le désespoir chaque jour de la semaine. Avec tes cheveux longs et détachés, on dirait une épouvantail. Sans te vexer. Les Marseillais ont une expression pour ça. Marie-la-folle.
— Maintenant je suis une folle...et vous voulez que je sois votre amie.
A son ton détendu, elle lui affirme ne pas être vexée, mais elle le prétend et réajuste dramatiquement sa robe noire. La tension dans son corps s'évanouit et Nicholas pouffe. Dans son regard, elle perçoit une question : est-ce que ça va ? Est-ce qu'elle va bien ? Peut-être bien, peut-être pas. Elle ne pourrait le déterminer avec précision.
— Imagine que nous vivions dans un livre et je suis une protagoniste. L'antagoniste de l'histoire a de nouveau rabaissé la protagoniste et elle a dû s'incliner face à son ennemi pour obtenir un brin de paix. Elle a perdu la face dès le début du récit et sa dignité ne tient qu'à un fil. Dès qu'elle courbe l'échine, elle brûle et se consume de rage, mais une impuissance la maintient dans l'obligation de se prosterner. Un peu comme un chien envers un maître indigne et brutal. A ton avis, qu'est-ce que la protagoniste devrait faire ?
— Est-elle vraiment obligée ?
— Oui.
L'enfer s'abat déjà sur elle alors que Min-Hee s'humilie de jour en jour pour ne pas offenser son père. Qu'adviendrait-il si elle se rebellait ? Nicholas médite sincèrement sur cette métaphore et essaie de comprendre de qui elle parle sans succès.
— Je... A la place de la protagoniste, je...ne sais pas. Mon avis, c'est œil pour œil, dent pour dent. Si tu te fais mordre, mord à ton tour. La protagoniste est similaire à un chien, elle peut mordre l'antagoniste jusqu'à l'os.
— Je n'aime pas la loi du Talion, rétorque-t-elle sèchement.
Il glousse amèrement.
— Han Min-Hee, dans la vie, un caractère de chien ne suffit pas. Plus tu aboies, moins tu es crédible. Ton maître indigne et brutal te traite mal ? Pourquoi le seconder fidèlement ? Un chien malmené devrait résolument rompre sa laisse pourrie et s'évader. Tu ne crois pas ? Pour moi, la protagoniste n'a pas aucun raison de pâtir des violences de l'antagoniste. Un dos, ça se redresse. Qu'elle cesse de le courber à la moindre adversité.
— Tu ne comprends pas. Je t'ai dit qu'elle était obligée.
— Ah bon ? Est-ce qu'elle n'aurait pas peur plutôt ? Mais, c'est compréhensible. Un chien battu par son maître mettra du temps à se délivrer de son emprise. Les protagonistes sont faits pour gagner, ou du moins pour se battre. Un protagoniste qui s'autorise à perdre sans combat ne plairait à personne.
En tant qu'écrivaine et lectrice, elle valide l'intégralité de ses paroles. Min-Hee ne lui répond pas, bloquée par ses sentiments mitigés. Elle se lève pour se rendre en cours, mais il ne bouge pas. Il prévoit sûrement de rentrer chez lui ou de chercher son ami, elle s'éloigne. Cependant, il prononce une phrase qui la marque :
— Moi, parmi toutes mes lectures, mes préférées sont celles où la protagoniste se bat bec et ongles pour sa liberté et pour son droit au bonheur, survivant et gagnant à la fin.
Il lui lance un regard du coin de l'œil et elle acquiesce. Min-Hee continue de monter les escaliers et Nicholas se relève quand il n'entend plus le claquement de ses talons. Dans ce hall résonnant, il songe à ses deux amis. Où est passé Christopher ? Comment va Evi ? Cette dernière arrive à peine chez elle. Les pneus de sa voiture crissent sur les cailloux du parking de sa maison. Elle prend une minute dans le mutisme et le calme pour recomposer sa prestance. Sa mère ne travaille pas aujourd'hui, ayant pris congé pour allonger son week-end. Elle doit être à l'intérieur, ce qui ne l'enchante pas du tout.
Elle sort de sa voiture en se chantonnant une chanson d'encouragement en tête. Arrivée au portail, elle tape le code à l'interphone, mais il ne lui ouvre pas. Elle recommence une fois et deux fois. Sa mère a probablement changé les chiffres sans l'avertir au préalable et elle sonne, lassée. Elle ne se manifeste sur-le-champ et Evi présume que personne n'est à la maison. Elle heurte un caillou sur son passage et se traîne jusqu'à son véhicule, mais une voix retentit finalement.
— Qui est-ce ?
— C'est moi ! Ouvre.
Aucune réponse, mais le portail s'ouvre. Evi entre sans tarder et dépose son sac dans sa chambre. Sa mère lui emboîte le pas, l'air austère.
— Je savais que tu me ferais encore le coup.
Son ton indique une exaspération hautaine.
— De quoi suis-je coupable cette fois ?
Sa mère se racle la gorge.
— Au lycée, tu rentrais plus tôt sans explication. Vieilles habitudes quand tu nous tiens. Une collègue m'a montré une photo de son fils, il est à ton goût et il est un gendre tout à fait respectable.
— Un gendre ?
— Je te transmettrai son numéro de téléphone. Rencontre-le. Il est grand temps que tu te trouves des connaissances convenables.
Evi lui avait justifié ses absences en cours une centaine de fois. Dans des matières, elle excellait naturellement, dont en langues et en sport. Dans d'autres, son cerveau nécessitait un travail plus approfondi et plus long. Elle manquait les heures qui lui étaient inutiles pour réviser l'histoire et la géographie surtout. Ses moyennes avaient augmenté d'année en année. Où était donc le problème ? Sa mère adore projeter son métier sur sa fille. Juge, elle l'accuse de tous les maux de la terre. Elle est une délinquante, une pauvre ivrogne, ridicule fêtarde ; une enfant dont elle n'a pas besoin dans sa vie. A tout instant, elle pourrait ternir pour toujours sa réputation si elle commettait une infraction.
— Ne t'en fais pas, bougonne-t-elle. Je ne conduirai pas en état d'ivresse, je ne fumerai pas des substances illégales ou pire encore je ne tuerai pas. Dors l'esprit tranquille, maman. Ta misérable fille ne te fera pas honte !
Elle s'est égosillée et même sa mère ne réagit pas sous la surprise. La goutte d'eau vient de faire déborder le vase. Les souvenirs de ce jour, trois mois en arrière, les larmes de Chris et les critiques permanentes de sa génitrice, elle a explosé. Rageusement, elle ferme sa porte et la verrouille. De l'autre côté, elle ne perçoit plus de son et elle s'élance vers son lit, bien décidée à ne plus rien faire de la journée.
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