Chapitre 4
Les jours de la semaine passent et le vendredi arrive rapidement, chaque heure à l'université se ressemble. Min-Hee montre déjà ses atouts d'apprentissage ; sa grande mémoire lui a permis de retenir tous les cours, de les mettre en lien les uns envers les autres et elle participe de temps à autre en faisant des commentaires constructifs qui intéressent les professeurs. Elle s'est placée dans le haut de la liste et quelques-uns la jugent par réflexe, enfouissant leur jalousie derrière leurs messes basses. Puisque l'intelligence est apparemment un défaut, ils la critiquent tout comme ses camarades de lycée l'ont fait auparavant.
Mais, elle peut au moins leur accorder le point suivant : nul ne s'est moqué de son physique. L'université étant un endroit plus diversifié et plus mature – certains affirment ceci, mais elle a encore des doutes –, personne ne fait attention à ses traits asiatiques. Cela ne les empêche pas d'avoir trouvé un autre sujet pour la critiquer dans son dos. Une étudiante, fayote et très dynamique en cours, subit également la jalousie. En littérature anglaise, cette promotion est constituée de redoublants dédaigneux envers le système éducatif ou méprisant envers les nouveaux et de jeunes gens envieux ou toujours accrochés au lycée.
Au contraire de son expérience passé, l'université n'est pas si horrible. Même s'ils murmurent à propos de ses facilités et la traitent de fayote, ce qu'elle n'est pas, Min-Hee peut totalement tolérer ce comportement, loin de l'intrusif et méchant harcèlement que les lycéens lui faisaient. Et puis, quand elle devient nostalgique de la Corée du Sud, elle se souvient de ses années collège. A Séoul, elle n'avait été épargnée par la cruauté des élèves qu'en changeant d'établissement et en arborant des vêtements de luxe. Exhiber la fortune de son père lui avait permis d'échapper à l'animosité des jeunes. Là-bas, la délinquance en milieu scolaire était suffisamment répandue pour que cela représente un réel problème de société. La France n'était peut-être pas aussi terrible.
— A quoi est-ce que tu penses ?
— Je compare le harcèlement en France et en Corée du Sud.
— Ah..., tu t'ennuies à ce point-là ?
Min-Hee jette un regard fatigué à Lucille. Cette dernière s'était agrippée à elle en début de semaine et ne semble pas vouloir lui laisser un moment de solitude. Si elle se mentait, elle affirmerait que la présence de la blonde l'agace et qu'elle préférerait ne pas l'avoir dans ses jambes toute la journée. Ce serait honteusement faux. En réalité, elle ne souhaite pas reproduire les années du lycée, effrayée à l'idée de finir à nouveau seule et sans appui. Bien que cette fille parle beaucoup et lui raconte sa vie à toutes les occasions, elle la trouve plutôt sympathique. Mark l'a fortement poussée à demander son numéro de téléphone et ses réseaux sociaux, ce qu'elle a fait après deux jours d'hésitation. Il se peut qu'elles soient désormais des amies.
— J'ai une question à te poser, déclare subitement Min-Hee.
Elles se sont assises dans l'herbe de la cour de l'université pour que Lucille puisse terminer ses devoirs dans un endroit ensoleillée et relativement calme, pendant que Min-Hee regardait les nuages traverser le ciel. La blonde relève la tête et lui fait signe de poursuivre.
— Est-ce que tu avais des amis ? Je m'interroge, parce que notre période au lycée s'est soldée par un échec cuisant de socialisation en partie à cause de la vacherie des élèves. Je n'ai eu aucun ami, car à chaque fois qu'une personne m'approchait, j'avais l'impression qu'elle était là pour prétexter une envie d'amitié avec moi pour en fin de compte m'abandonner telle une vieille chaussette et embraser les moqueries. Pouvais-tu croire en quelqu'un ?
— J'avais...des amis, oui, mais ils ne remplissaient pas les fonctions d'un ami. Disons qu'ils étaient des potes. Ils tournaient la tête dès que les autres m'insultaient et ensuite ils les injuriaient pour me réconforter. Ni fidèles, ni vraiment à mes côtés. Je ne sais pas si tu vas comprendre, mais je me servais d'eux.
Min-Hee réfléchit une seconde et répond :
— Je comprends. Ils pensaient sûrement se servir de toi en t'utilisant pour gonfler leur taux de bonnes actions. Accepter cette fille dans le groupe, prétendre la protéger des moqueries et se convaincre de l'aider sincèrement, alors qu'au final ils se fichaient pas mal de ta souffrance quotidienne. Tu as décidé de leur retourner leur attention faussement généreuse en restant avec eux sans les apprécier le moins du monde pour les obliger à te fournir une maigre couverture. De la même façon qu'une personne donne égoïstement quelques piécettes à un sans-abri et se vante le soir à sa famille. Dès lors, le sans-abri sourire à chacun de ses passages et essaiera d'entretenir une sorte de relation à base de salutations et de petites conversations afin d'obtenir plus d'argent à l'avenir.
— Je suis un sans-abri ?
Min-Hee l'ignore et continue.
— D'un autre côté, tout le monde ne donne pas de l'argent au sans-abri par égoïsme. C'est rare, mais certaines personnes sont foncièrement gentilles et ne remarqueraient pas qu'elles te servent de bouclier, puisqu'elles se focalisent uniquement sur les valeurs de l'amitié. Et s'ils t'aidaient sans arrière-pensée ?
— Non, c'est impossible. Ces personnes dont tu parles, je n'en ai pas rencontré une seule dans toute ma vie.
— C'est triste.
— C'est normal ! Notre ère ne permet pas l'honnête bienveillance. Surtout qu'ils se vantaient justement, et face à moi ! Ils me rappelaient régulièrement que je pouvais me détendre avec eux, qu'ils étaient différents des harceleurs, qu'ils me défendraient. Si tu as connu la réelle bonne volonté, tu es chanceuse !
L'asiatique acquiesce et s'allonge dans l'herbe, ses lunettes de soleil au nez. Elle croise ses bras et les glisse sous sa tête, méditant à cette conversation.
— Je n'en ai pas connu, moi non plus. Mais, je suis sûre que cela existe.
— Depuis quand es-tu optimiste ? rétorque Lucille.
Elle sourit à cette pique.
— Ce n'est pas du tout de l'optimisme. En fait, je relativise. Si le monde était aussi pourri et calculateur, nous nous serions effondrés sur nous-mêmes. Non ? Il doit bien y avoir des gens altruistes et bons qui maintiennent à flot tous les autres, égoïstes et cupides.
Lucille hausse les épaules et retourne à ses devoirs. L'asiatique pense à sa raison de la questionner sur ses amis et se rend compte que la réponse ne lui convient pas. Elle aspirait à déterminer ce à quoi ressemblent des amis et si elles en étaient, mais le calme est revenu et elle met de côté ce questionnement pour plus tard. Leurs routes se sont croisées récemment et Min-Hee cherche à ne rien précipiter. Involontairement, elles s'utilisent probablement. La blonde lui insufflait l'espoir que sa mauvaise expérience au lycée ne recommence pas et elle offre à celle-ci la chance de profiter de la paix. Mais, en passant outre ces faits, leur proximité récente naissait-elle d'autre chose ?
— J'ai besoin d'un café ! s'exclame Lucille. Tu en veux un ?
Min-Hee lui tend de la monnaie en guise d'affirmation.
— Je peux au moins te payer un café, marmonne la blonde.
Elle se lève et laisse toutes ses affaires près de l'asiatique qui observe le ciel. Malgré ses lunettes, ses yeux se plissent et elle lutte contre les rayons du soleil. Un légère brise la rafraîchit. Pour un des jours les plus chauds de septembre, elle a bien fait d'opter pour une longue et ample robe rosé fleurie à la ceinture marron. Min-Hee n'a cependant pas attaché ses souples cheveux et attend de ne plus supporter la chaleur pour les nouer à l'aide de l'élastique à son poignet. Elle se languit de la prochaine heure de cours, puisqu'elle a fini ses devoirs pour cette semaine et la suivante. N'ayant plus de batterie à son portable, elle endure les interminables minutes en regardant la blonde travailler.
Elle ferme les paupières et écoute le chant discret des cigales. Elles sont de moins en moins nombreuses. A ce moment-là, les rayons du soleil ne s'abattent plus sur son front brûlant et une ombre se penche au-dessus d'elle. Min-Hee ouvre un œil et reconnait cette fille qui ne cesse de la fixer ou de la suivre. Elle aimerait bien l'oublier, mais impossible après qu'elle ait emprunté la voiture de son ami. D'ailleurs, les deux garçons qui la secondent tout le temps ont été rebaptisés tic et tac par l'asiatique, faute d'originalité. Ce trio lui tape sérieusement sur le système pour une raison précise : elle ne sait pas pourquoi ils s'acharnent à vouloir lui parler, en particulier celle à la chevelure violette.
— Hello ! fait joyeusement Evi. Ça va ?
— Tu me caches le soleil, grogne Min-Hee.
— Ton front commence à rougir, tu ne devrais pas l'exposer au soleil trop longtemps.
— Et toi, tu ne devrais pas te mêler de ce qui ne te concerne pas.
— Ouch ! Je suis vexée ! Bref, je m'assois ici jusqu'à ce que ta super copine revienne. D'ailleurs, vous vous connaissiez déjà, Lucie et toi ?
— Elle s'appelle Lucille.
— Lucie, c'est son surnom !
Min-Hee parait enfin intriguée et se redresse en replaçant correctement sa robe. Cette fille et Lucille se sont bel et bien rencontrées. Le regard de la blonde change automatiquement à l'apparition d'Evi et elle ignore pourquoi. Faisaient-elles partie du même lycée et était-elle une de ses harceleuses ? Renfrognée à cette idée, elle renvoie d'autant plus une mine froide. D'un autre côté, elle l'a nommé par son surnom sans animosité. Pour éclaircir la situation, l'asiatique décide de prolonger cet échange en prétendant être intéressée.
— Je te retourne la question. Vous vous connaissiez ?
— Nous étions au lycée ensemble.
Evi se penche vers elle et chuchote :
— Je crois qu'elle avait un crush sur Nicholas ! Un peu comme toutes les filles de notre classe, en fait... Bref, tu traînes souvent avec elle.
— Et ? C'est un problème ?
— N-Non...pas vraiment... Mais, je trouve ça bizarre ! Tu m'ignores continuellement sans m'adresser le moindre regard, alors que tu l'apprécies, elle. Notre toute première conversation se rapporte également à Lucie. Soit elle est d'ores et déjà ta meilleure amie pour la vie, soit tu ne m'aimes définitivement pas ! Or, tu ne détiens aucune raison valable pour ne pas m'aimer, puisque tu ne sais rien de moi pour l'instant ! Pourquoi est-ce que tu refuses de me parler ?
— Premièrement, Lucille n'a pas l'air à l'aise avec toi et donc moi non plus. Deuxièmement, ce souci peut se régler très facilement. Ne tente plus de m'approcher et tu verras que la problématique disparaîtra ! Magie, magie !
— Elle se fiche de moi, marmonne Evi.
La jeune femme aux cheveux violets s'irrite à priori de la répartie de l'asiatique, puisqu'elle arbore une moue boudeuse, croise les bras à la manière d'une enfant contrariée et frappe ses talons l'un contre l'autre en un rythme rageur. Elle doit avoir l'habitude de nous recevoir, incluant l'amour et l'attention. Sauf que Min-Hee n'est pas du genre à tout donner pour faire plaisir aux autres ; à contrario, elle se divertit à la frustrer pour délimiter sa sincérité. Evi se retrouve au pied du mur. Soit elle joue cartes sur table et explique réellement sa raison de vouloir à ce point la fréquenter, soit elle persiste à ne rien dire et n'obtiendra jamais ce qu'elle désire.
— Tu harcelais Lucille au lycée.
Ce n'est pas une question et Evi sursaute avant de rembrunir, tout en grimaçant.
— Eh, je n'étais pas dans le groupe des connards !
— Pourquoi dans ce cas se méfie-t-elle de toi ?
— Justement parce qu'elle n'a pas compris que je ne lui souhaitais pas de mal ! s'énerve Evi.
Elle décroise ses bras et s'exprime en les bougeant dans tous les sens.
— Je lui ai proposé un nombre incalculable de fois de rester avec nous ou de nous rejoindre s'ils dépassaient les bornes, mais elle pensait que je me moquais d'elle ! Cette fille est...honnêtement, elle est étrange ! Une asociale doublée d'une sauvageonne !
Min-Hee la toise sèchement et Evi s'empresse de se justifier.
— Ne me fixe pas comme ça, je ne te mens pas ! Elle courait de partout avec sa tignasse décoiffée et se cachait dans tous les recoins du lycée pour éviter les autres. J'avais beau la prévenir qu'elle aggravait son cas en agissant de la sorte, elle rétorquait que je l'obligeais à sortir de ses cachettes pour qu'ils la maltraitent... C'est pourquoi je suis grandement étonnée de vous voir ensemble ! Une femme avec une pareille aura et une gamine bornée..., vous êtes la paire la plus sordide de l'année, voire de la décennie !
Pour quelqu'un au scepticisme accru, il est dur de faire confiance à de telles paroles. Néanmoins, Min-Hee lit une immense franchise dans les yeux luisants de cette fille. Elle opine lentement du chef, mais ne pipe mot. Quoi qu'il en soit, cela ne justifie toujours pas son comportement téméraire d'Evi. A-t-elle trouvé en elle une nouvelle personne étrange à sauver des griffes de la société ? Perplexe, un silence place au-dessus des deux, tandis que la jeune femme replace ses mèches bleutées dans sa nuque nerveusement. Cette approche ne lui permet de gagner son affection et elle n'arrive pas à redresser la discussion de façon à captiver cette mystérieuse asiatique.
— Je suppose que nous avons manqué le coche, toi et moi ! Je m'appelle Evi et toi ?
Sous l'ignorance de Min-Hee, elle ne se démonte pas et ajoute :
— Ce soir débute le week-end d'intégration et nous comptons nous joindre à la soirée.
Evi fouille dans les affaires de Lucille, dévisagée par l'asiatique. Elle déniche un crayon gris et écrit quelques mots sur une page à moitié vide d'un cahier.
— Venez toutes les deux pour que nous fassions connaissance et surtout que nous enterrons le passé une fois pour toutes avec Lucie ! Vous pourrez aussi rencontrer Nicholas et Chris. Ils sont gentils, un peu idiot..., enfin, Chris est un idiot..., mais vous les adorerez, j'en suis persuadée ! A ce soir !
L'asiatique s'apprête à décliner l'invitation, mais Evi le remarque et elle s'enfuit rapidement pour l'en empêcher. Au loin, elle secoue sa main, tout sourire. Min-Hee se détourne et rouspète mentalement. Les soirées, qu'elles soient officielles ou étudiantes, ne lui plaisent pas et elle les esquive le plus possible. Maintenant que cette fille ne lui parait plus tellement fourbe, ou tout du moins à l'attitude ambiguë, elle se sent dubitative. Si Mark était là, il la pousserait à la rattraper et accepter immédiatement cette soirée. Cependant, elle ne possède ni la capacité de socialisation de son chauffeur, ni l'envie.
Lucille revient en courant, les deux cafés en main. Elle en pose un par terre et tend l'autre à Min-Hee qui a à peine le temps de le saisir. Elle zieute les alentours et vérifie quelque chose. L'asiatique attend qu'elle termine son manège. La blonde pivote soudainement vers elle, les yeux écarquillés et les cheveux encore plus en pagaille qu'à son départ. Elle devrait lui demander sa date d'anniversaire, afin de lui offrir un peigne. Sur cette réflexion, elle entend son chuchotement très discret et son front se plisse.
— Pourquoi est-ce qu'elle était là ? Qu'est-ce qu'elle t'a dit ? Qu'est-ce qu'elle te voulait ?
Bien qu'Evi affirme le contraire, Lucille semble profondément prudente et rancunière quant aux événements passés.
— Qui est-elle, cette Evi ?
— Tu n'as jamais eu vent de l'existence d'Evi ?
— A en juger par ce ton, on dirait une sorte de déesse.
— C'est Evi Van Der Meiden ! Rien que ce nom me donne des frissons ! Son père est un riche homme d'affaire belge qui verse une pension considérable à son ancienne femme. Sa mère et elle vivent dans une fortune démesurée et bénéficient de la réputation de son père malgré le divorce. Tout le monde à mon lycée la connaissait, toute la ville veut être son amie ! Je présume qu'avec ta tenue et ton allure elle a essayé de mettre le grappin sur toi.
— Elle se moque de nous ou pas ? Elle nous invite à la soirée d'intégration ce soir pour, je cite, enterrer le passé et apprendre à se connaître.
— Tu lui as répondu quoi ? J'espère que tu as dit oui ! Oh mon dieu, c'est génial ! Nous avons été invitées par Evi Van Der Meiden ! Tu te rends compte de la chance ?
L'asiatique amorce un mouvement pour lui rappeler qu'elle n'irait certainement pas à cette soirée et qu'elle doutait encore de cette fille, mais l'enthousiasme de Lucille l'intrigue autant qu'elle la trouble et elle ravale ses mots. Se serait-elle trompée ? Elle qui est si douée pour cerner autrui et établir des profils psychologiques, elle aurait fait fausse route depuis le premier jour de la rentrée ? Il se peut que la blonde ne nourrisse aucune rancœur pour Evi, mais qu'elle l'admire secrètement sans s'autoriser à se rapprocher d'elle de par leur différence de statuts sociaux.
— Lucille ne déteste pas Evi, elle aimerait intégrer son groupe d'amis, mais ne l'a jamais fait à cause de la pression... C'est une blague ?
La blonde la regarde sans comprendre, puisqu'elle vient de s'exprimer en coréen. Min-Hee lui adresse un signe de main distrait et se lève doucement, époussetant sa robe. Elle s'avance par réflexe vers la sortie, car Mark devrait être arrivé. Lucille lui bondit dessus et la retient, les yeux globuleux.
— Tu m'accompagnes ce soir, hein ? Ne me laisse pas aller seule là-bas, s'il te plaît !
La dernière fois qu'elle avait assisté à une soirée, Min-Hee avait heurté l'intimité d'un garçon odieux et avait emprunté une voiture, ce qui l'avait mis sous les projecteurs et attiré la curiosité d'Evi. Elle tente de refuser, mais Lucille la supplie encore et encore, gaspillant de précieuses minutes.
— C'est peut-être l'unique occasion ! argumente-t-elle. Evi ne fait pas partie du groupe populaire, mais elle incarne la définition de populaire par excellence. Au lycée, elle était la fille intouchable qui ne traînait avec personne, sauf ses deux meilleurs amis. Elle... Ecoute, même si elle m'a invité juste grâce à toi, nous pouvons enfin échapper aux crétins qui nous ont harcelés à l'époque ! Entrer dans sa bande, c'est s'immuniser par les cinq prochaines années minimum. Tu imagines... Réaliser son Master sans le moindre obstacle, sans que quiconque ne vienne pourrir tes études.
— J'y ai déjà échappé. Et nous ne sommes plus à ton lycée. Les étudiants ont évolué ou vont évoluer. Tu ne subiras plus de harcèlement ici.
— Dis ça à mes anciens camarades. Ils ne lâcheront pas l'affaire... Oh aller, s'il te plaît, s'il te plaît, s'il te plaît ! Juste cette soirée-là !
Min-Hee soupire, incommodée par cette demande.
— Je vais y réfléchir, mais je ne promets rien !
Tandis qu'elle s'éloigne et se dirige vivement au portail de l'université sans regard en arrière, bien décidée à ne pas aller à cette soirée, Lucille saute de joie. Min-Hee rejoint sa voiture et entre brusquement, faisant claquer la portière. Mark s'aperçoit aussitôt de son état et choisit de ne pas entamer tout de suite la conversation. Il la salue respectueusement, démarre et roule quelques minutes. Sur la pont Daladier, il profite des bouchons pour la scruter dans le rétroviseur principal. Il note ses joues rouges et gonflées, signe qui prouve son mécontentement. Est-ce cette fille qu'elle évoque régulièrement ou quelqu'un d'autre ?
— Racontez-tout à votre chauffeur préféré, Mademoiselle. Qu'est-ce qui vous contrarie ?
Min-Hee ne peut s'empêcher de sourire à l'entente de cette voix chaleureuse.
— Le week-end d'intégration débute à partir de ce soir.
Mark bifurque en direction de Villeneuve-lez-Avignon, se débarrassant des bouchons.
— Et donc ? Je ne crois pas me tromper en affirmant que vous n'irez pas.
— C'est là que réside tout le problème ! Cette fille, celle qui me colle depuis la rentrée...
— Laquelle ? coupe-t-il. La fille qui est devenue votre amie ou la pot-de-colle ?
— Malheureusement, les deux sont concernées par cette fâcheuse histoire !
Lorsque Min-hee utilise des mots compliqués qu'elle a durement appris après des heures de lecture d'œuvres classiques et du dictionnaire, cela signifie qu'elle est vraiment irritée.
— La pot-de-colle m'a invité à passer la soirée avec elle et l'autre s'est excitée à cette idée. Apparemment, je me suis royalement plantée ! Moi qui pensais que Lucille détestait Evi, c'est techniquement l'exact opposé. Elle rêve d'être amie avec cette Evi, pour une raison qui me dépasse. D'après Evi, Lucille a systématiquement refusé son aide par le passé, lors de ses nombreux harcèlements... Ceci, je ne saisis pas !
— C'est évident, rétorque Mark. Elle ne se sentait pas digne de son amitié ou ne voulait pas accorder sa confiance à Evi pour ne pas être trahie et blessée par la suite. Quelque chose du genre. Pour résumer, Lucille sollicite votre présence ce soir...pour un week-end d'intégration... Ça se voit que vous ne vous connaissez pas encore très bien, sinon elle saurait à quel point cette requête est stupide ! Je suis néanmoins curieux de votre réaction, Mademoiselle.
— Qu'a-t-elle, ma réaction ?
— Eh bien, vous n'avez pas clairement exprimé votre refus de les rejoindre. Votre froideur aurait-elle fondu, Mademoiselle ?
Il ricane et elle se renfrogne. Mark adore la charrier sur son air glacial et un brin hautain qu'elle maintient en permanence. Il a totalement raison. Si Lucille l'avait cerné, elle aurait compris que sa requête était vaine et absurde. Pourquoi alors n'a-t-elle pas résisté et refusé catégoriquement au lieu de faire planer le doute sur sa réponse ? Rageusement, elle sort son téléphone et ouvre la messagerie. Min-Hee cherche son nom et commence à écrire un long texte déterminé, mais elle ne l'envoie pas et relève les yeux en soupirant lourdement. Elle croise le regard malicieux de son chauffeur et lui tire la langue, ce qu'elle fait rarement, énième preuve montrant que cette invitation la perturbe.
Tout le restant du trajet se déroule dans le silence le plus complet. Le sourire du chauffeur ne diminue pas et semble d'ailleurs s'élargir. Il présage que sa protégée ira à cette soirée. Il a assisté trop de fois à ses moments de solitude et d'aigreur face au monde qui l'entoure, elle est épuisée de cette distanciation et un jour viendra où elle l'admettra à haute voix. Pour l'instant, il peut seulement la regarder agir avec mauvaise humeur et prétendre ne pas vouloir d'amis. Il la reconduit chez elle tranquillement et dès qu'il se gare, Min-Hee monte dans sa chambre et s'y enferme.
Son père n'est pas rentré, la laissant libre de ses mouvements dans la maison. Elle ôte rapidement ses talons et enfile des sandales, ennemies jurées de son paternel mais qu'elle bénit après une longue journée éreintante. Min-Hee descend ensuite dans le jardin, munie d'un carnet et d'un stylo. Elle met une musique en fond avec son portable qui résonne dans l'étendue verte. En espérant ne pas déranger ses voisins, elle s'assoit face au paysage idéal et entame une de ses sessions de préparation à l'écriture.
En plus de bénéficier d'une conséquente fortune depuis sa majorité de par le statut de son père et l'héritage de sa mère, elle est une jeune femme assez spéciale. Min-Hee a commencé à écrire des histoires sans but précis quand elle habitait à Séoul et elle a développé ce don inné ; aujourd'hui, elle s'est constituée des lectures fidèles en ligne comme dans la vraie vie. Elle vend ses livres et n'a guère exigé l'aide de son paternel. Bien qu'elle ne soit pas très connue et qu'elle est extrêmement loin de vivre de sa plume, l'auteure se construit pas à pas au prix de sa sueur et de son esprit créatif.
Présentement, elle invente les futurs chapitres de son nouveau roman. L'asiatique en compte déjà onze à son actif et ne s'arrêtera pas en si bon chemin. Son douzième perçant peu à peu en ligne, elle espère le vendre au milieu d'une foule d'admirateurs qui appelleront timidement son nom pour une dédicace. Les gens la contemplent plutôt pour son physique et ont du mal à voir l'auteure derrière la jeune femme raffinée et fortunée. Certains jaloux l'accusent d'avoir été pistonnée et de ne pas mériter la publication de ses deux premières livres. Min-Hee se moque superbement de ces langues de vipère. Son rêve de devenir une écrivaine reconnue ne disparaîtra jamais.
Voilà ce qu'elle apprécie profondément dans son cœur. Les soirées, les socialisations, les après-midi entre amis, tout cela ne remplacerait pas une journée d'écriture où elle permet à ses pensées de bâtir n'importe quel monde et faire interagir ses personnages.
Toutefois, son portable se met tout à coup à vibrer. Elle n'y prête pas attention et continue de rédiger ses idées sur papier. Une minute plus tard, ce n'est pas moins d'une dizaine de messages qui ont littéralement envahis sa messagerie. Troublée par le bruit constant et incapable de se concentrer, Min-Hee se jette sur son téléphone, les sourcils froncés sous le coucher du soleil. Chaque texto provient de la même personne, Lucille. Elle la questionne en boucle sur sa présence ou non ce soir. Pour la énième fois, elle soupire et écrit à nouveau un texte déclarant fermement son refus, mais...
— Aish...que c'est compliqué ! marmonne-t-elle, en coréen. Tu sais quoi, je vais y aller à cette fichue soirée et je vais dire à cette Evi de me foutre la paix !
Mark passe discrètement la tête par la baie vitrée en percevant ses jurons en coréen et rigole, attendri. Il referme derrière lui et prévient aussitôt la cuisinière de ne pas prévoir le repas de leur jeune maîtresse pour ce soir. Pile à ce moment-là, Min-Hee rentre et claque la fenêtre coulissante derrière elle, grimpant les escaliers quatre à quatre jusqu'à sa chambre et pestant contre son retard. Ni une, ni deux, elle se retrouve face à son mémoire et là, c'est le drame ! Elle est en mesure de s'habiller pour une réception mondaine ou pour la vie quotidienne, mais les fêtes étudiantes représentent un véritable mystère pour elle.
— Pourquoi est-ce que je reste devant mon armoire tout ce temps ? ronchonne-t-elle. Je n'ai pas encore dit oui, je peux annuler tout de suite !
Mais, elle choisit bêtement sa tenue en attrapant sa robe la plus chère et envoie son accord à Lucille, lui réclamant l'adresse.
— Je suis folle, je ne peux pas l'expliquer autrement. Depuis quand est-ce que je me rends à une soirée en renonçant à l'écriture ? Cette fille a une horrible influence sur moi !
Elle enlève sa robe ample et revêts une tenue plus serrée. Épaules dénudées et sans décolleté, le souple tissu noir suit ses lignes jusqu'au milieu de ses cuisses. Simple, élégante, mais trop étroite à son goût. Son père l'avait sélectionné et elle avait souhaité la balancer dans une benne à ordures. Pour montrer son désintérêt, elle n'ajoute aucun ornement, ni bijoux, ni sacs. Elle n'y restera pas longtemps, nul besoin de prendre de l'argent pour se payer un verre dans ce cas. Min-Hee termine par enfiler des talons en velours sombre et redescends au rez-de-chaussée où Mark l'attend, paré à l'amener.
— N'informez pas mon père de l'adresse, il serait capable de venir et de me traîner par le col de la robe à la maison. De toute façon, je ne participe pas à cette soirée. Je vais juste trouver cette pot-de-colle et lui faire comprendre que j'en ai assez... Quoi ? Pourquoi vous me regardez de cette manière ?
— Rien, Mademoiselle. Je remarquais simplement que vous êtes nerveuse quant à cette soirée et... excitée ! Ne vous en faites pas, profitez bien et je viendrai vous récupérer, même ivre morte !
Il se moque d'elle en gloussant et sort de la maison sans lui tenir la porte.
— Mufle !
— Oh, vous connaissez ce mot, Mademoiselle ? s'étonne la cuisinière.
— Oui, évidemment ! A toute à l'heure !
Elle l'a salué sèchement, ce qui fait pouffer la cuisinière. Min-Hee rejoint la voiture et se rend compte du poids sur ses paupières. Cette première semaine de cours l'a non seulement fatiguée à cause de l'intensité, mais également de toutes les interactions sociales obligatoires. Elle jette un coup d'œil à son portable une dernière fois pour se désister, mais Mark s'engage déjà sur le pont.
— Et si je m'ennuie ? murmure-t-elle en faisant la moue.
— Inutile de m'appeler avant au moins minuit !
Min-Hee sursaute et proteste dans les trois langues qu'elle utilise le plus, soit l'anglais, le français et le coréen. Ce méli-mélo de trilingue fait grandement rire Mark à contrario de la jeune femme. Elle finit par souffler et croiser les bras, boudeuse. Plus les secondes défilent et plus elle distingue les rues provinciales du centre-ville d'Avignon. Elle ne peut plus reculer, surtout lorsque la voiture se gare devant un bar à l'apparence défraîchie et peu engageante. Elle ne parvient à identifier personne, mais les personnes qui entrent ont l'air d'être des étudiants, confirmant la bonne adresse.
— Fais-moi confiance. J'ai célébré au maximum ma jeunesse dans tes fêtes et je passais tous mes samedis au club, c'est génial !
— Ou bien il s'agit d'une des raisons pour lesquelles tu te retrouves chauffeur pour ma famille.
Loin de se vexer, il rit et acquiesce vigoureusement. S'il s'était focalisé sur ses études, il aurait exercé un métier très différent du sien.
— Bon, j'y vais. Et dès que je t'appelle, tu rappliques ! Tu ne me fais pas faux bond !
Elle finit en pleine rue, dans une robe relativement courte et étroite, avec pour unique réponse le rire de son chauffeur. La soirée débute déjà mal pour elle et la jeune femme n'est certainement pas au bout de ses peines. Prenant son courage à deux mains, elle ne réfléchit pas et s'avance vers le bar, entrant à l'intérieur. Sans climatisation, bondé et en fin septembre, la grande salle ressemble plus à un sauna. Par réflexe de survie en milieu hostile, Min-Hee est guidée par son instinct jusqu'au comptoir où par un miracle elle aperçoit Lucille, encerclée par Evi et ses deux amis. Elle ignore les autres étudiants, joue des coudes et se faufile vers eux. Dès qu'elle arrive à leur hauteur, la pot-de-colle pivote et s'écrie :
— Elle est venue ! Ouah, je suis surprise ! Quelle robe..., je veux la même armoire ! Donne-moi le nom de ton magasin de fringues, toutes tes tenues sont splendides ! Approche, assis-toi ! Lucille, Liam et moi étions en train de parier sur ta décision finale... Je dois avouer que j'ai perdu !
Min-Hee lance une œillade aux deux jeunes hommes, cherchant à découvrir lequel des deux se prénomme Liam, mais Evi enchaîne.
— Han Min-Hee, je te présente Nicholas Beauvilliers et Christopher Descombes, mes acolytes depuis le lycée ! Et lui, c'est Liam, le barman. Il est super gentil et en plus...il parait qu'il fait des réductions pour les jolies filles.
Le barman rougit et la contredit immédiatement :
— T'es trop jeune pour moi, gamine !
— Tu n'as pas dépassé la trentaine et je suis dans ma vingtaine, donc nous nous trouvons dans la même tranche d'âge ! rétorque Evi. Tu quittais à peine tes études que je fréquentais déjà ce bar, je te signale !
— Délinquante, raille Liam.
— Je vais faire comme si je n'avais pas entendu ! Tu ne m'as pas raconté au fait la situation du bar. C'est à ce point critique ?
Le barman lui expose avec tristesse la possible fermeture du bar et ses inquiétudes pour dégoter un nouveau travail par la suite. Contre toute attente, maintenant qu'elle l'a attiré ici, Evi ne la colle pas et s'éloigne de quelques pas pour discuter avec Liam. De ce que Min-Hee entraperçoit de la conversation, il ne se porte vraiment pas bien et son groupe d'amis se brise en petits morceaux. Il conseille à la jeune femme de ne jamais abandonner ses proches et l'asiatique ne peut suivre davantage cet échange étrange, puisque Christopher tapote sur son épaule. Elle lui fait face lentement, non sans oublier de foudroyer Lucille du regard pour l'avoir persuadé de venir.
— Du coup..., ça va mieux ? Depuis l'autre soir, je veux dire ! s'exclame Christopher. Tu ne t'apprêtes pas à voler une voiture...?
— Vous me ressortirez cette anecdote à chaque fois ? contre Min-Hee, sur la défensive. Je me suis excusée, la voiture est retournée à son propriétaire saine et sauve. Terminons-en là !
Nicholas, le muet du trio infernal, ou le moins bavard, hausse un sourcil, se remémorant la frayeur de voir sa voiture partir au loin sans lui à l'intérieur. Néanmoins, il opine du chef. Pour Evi, cette jeune asiatique l'attire beaucoup – il ignore encore pourquoi, ne comprenant pas toujours les comportements excentriques de son amie.
— Et toi, Lucie ? reprend Christopher. Tu pètes la forme ?
La familiarité du jeune homme fige Lucille qui ne se souvient très probablement plus de son propre prénom, tant cette scène a l'air irréaliste. Christopher n'obtient aucun mot de sa part et se penche, le visage à quelques centimètres du sien. La blonde bafoue une ribambelle de mots incohérents et Min-Hee se perd dans cette vision : pourquoi n'a-t-elle pas accepté leur main tendue au lycée si elle les idolâtre ? Ses yeux brillent grâce à la moindre syllabe prononcée par eux et son excitation lui donne des frissons tout le long de l'échine.
— Bon ! C'est moi qui paye ! Qu'est-ce que vous désirez, les filles ?
Evi délaisse lâchement le barman et bondit sur son ami, tout sourire. Elle se dépêche de commander des boissons et des cacahuètes avant qu'il ne regrette et ne retire ses mots. Liam n'hésite pas à rire de la mine désabusée de Christopher qui se met soudainement à frotter la tête violette, la décoiffant.
— Sale idiot, arrête !
Et les voilà repartis dans une chamaillerie. Jeu de main, jeu de vilain ; ils n'en ont rien à faire de cet adage. Nicholas commande à son tour de sa voix rauque, aussi profonde que celle de Min-Hee et cette dernière est interloquée par ce timbre. Une pensée la prend au dépourvu : elle s'interroge sur son timbre avant de muer, mais finalement elle se ressaisit, chasse ce questionnement inutile et empoigne le verre que le barman lui tend. Elle le boit d'une traite, ne craignant pas les effets.
— Les asiatiques ne peuvent pas boire d'alcool, si ?
Min-Hee se tourne vers Christopher et Evi le réprimande en le frappant au ventre.
— Quoi ? Je demande, c'est tout ! Pas besoin de me taper..., méchante Evi ! Tes parents n'ont pas voulu te nommer Evil, par hasard ?
Evi rit avec exagération et sarcasme.
— Très drôle ! Sauf que tu n'as pas cessé de répéter cette blague ces trois dernières années !
L'asiatique constate que Lucille est effacée, adossée au comptoir et ne s'exprimant pas une seule fois. D'abord, elle répond à Christopher, puis elle tenterait de l'intégrer à la conversation. Après tout, elle est venue pour lui faire plaisir.
— Il existe une raison scientifique à ce cliché.
Sa phrase met fin à la dispute entre Evi et le jeune homme. Les quatre braquent leur regard sur elle, curieux.
— Je doute que les explications scientifiques des effets de l'alcool vous intéressent véritablement, je vais donc faire court. En buvant de l'alcool, des molécules d'éthanol pénètrent dans notre corps, ce qui peut mener à des déséquilibrer notamment parce que ces molécules font croire à notre cerveau que le liquide dans notre oreille interne bouge, alors que pas du tout. Le foie réagit assez vite et tente de se débarrasser des molécules d'éthanol. Il métabolise l'éthanol. Le problème, c'est que le foie créé de l'éthanal, très toxique pour notre organisme. Le foie métabolise à nouveau ces molécules pour donner au final de l'acide acétique. Or, il arrive que le foie ne réussisse pas à suivre le rythme et ne fait plus l'étape la plus importante, soit métaboliser le dangereux éthanal. Par conséquent, il faut absolument vider l'organisme des molécules d'éthanal et généralement nous vomissons.
Min-Hee marque une pause et ils hochent machinalement de la tête pour qu'elle poursuive.
— Le foie métabolise grâce à des enzymes. Énormément d'asiatiques ne possèdent pas cette enzyme nécessaire. C'est pourquoi le cliché des asiatiques qui ne tiennent pas l'alcool perdure.
Nicholas approuve sa tirade ; ayant un attrait tout particulier pour les sciences, il a déjà entendu ceci auparavant. Evi, elle, s'écarte naturellement des sujets qu'elle ne comprend pas. Elle sourit tout de même à l'asiatique pour lui montrer qu'elle n'est pas idiote, pourtant elle n'a pas retenu grand-chose. Lucille ne peut empêcher ses lèvres de s'étirer fièrement, heureuse d'avoir déniché une amie intelligente comme Min-Hee. Et puis, parmi ce groupe, il y a Christopher, mauvaises moyennes et élève difficile tout au long de sa scolarité. Il affiche un rictus, mais celui-ci est crispé et ressemble à la grimace d'un constipé.
— C'est...super intéressant !
Le rire nerveux de Christopher retentit à leurs oreilles et Evi le gronde pour qu'il se taise, ce qu'il s'empresse de faire. Il cache sa perplexité en se raclant la gorge. Min-Hee a pris soin de choisir des mots faciles à la compréhension, mais il n'est à priori pas apte à déchiffrer la logique des sciences.
— Pauvre petite chose idiote, se moque Evi.
Instantanément, les chamailleries reprennent entre eux et Min-Hee se tourne d'instinct vers Nicholas, celui qui inspire le plus confiance dans ce trio.
— Est-ce qu'ils sont fatigants tous les jours, tout le temps ?
— Ils ne s'arrêtent pas plus d'une dizaine de minutes, certifie Nicholas.
— Ne vont-ils pas s'entre-tuer ?
— Hum..., non, je suppose. Il vaut mieux ne pas les séparer, autrement ils se crient dessus sur une plus longue distance et engendrent beaucoup de plus de bruits.
Le châtain semble dépité par ses propres paroles. Il s'est accoutumé à la voix criarde d'Evi et aux stupidités de Christopher, mais il a du mal à résoudre l'équation qu'ils forment tous les deux. Dans tous les cas, il se contente de les esquiver ou de se plonger dans ses pensées lors de leurs interminables disputes. Plus le brun l'agace et plus elle réplique, donnant des échanges sans fin mais tout aussi marrants qu'aux premiers mois de leur amitié. S'il ne l'embête pas et qu'elle n'hurle pas en retour, ce serait anormal.
Par ennui peut-être, Nicholas décide de parler avec Lucille. La blonde se transforme en bloc de glace et n'ose pas lui répondre, le souffle coupé. Elle a l'air écervelé et Min-Hee voit bien l'aspect sauvageonne qu'Evi avait évoqué. Cependant, son rêve se réalise et personne ne peut lui en vouloir de ne pas savoir comment réagir dans une situation qu'elle n'a jamais connue. Ces trois dernières années, elle s'est faite harcelée, insultée et traitée de nuisance, parasite et de sous-merde par ses camarades. Qu'un beau, riche et gentil garçon s'adresse à elle nonchalamment la remplit bien sûr de joie et la trouble.
Min-Hee se détourne d'eux et observe brièvement la salle du bar. Des lumières tamisées, une odeur de sodas sucrés et d'alcools forts, de la musique et des corps d'étudiants prêts à rester toute la nuit ici à célébrer leur entrée à l'université ; voici une ambiance qu'elle a systématiquement fuie toute sa vie. Elle songe subitement à son roman à écrire et une moue prend possession de sa bouche. Puisque Lucille se trouve entre de bonnes mains, peut-elle partir ? Elle pouffe amèrement en se rappelant que Mark ferait sûrement exprès d'arriver tard.
Brusquement, une main attrape la sienne et elle est tirée dans un coin, au bout du comptoir. Evi saute sur la chaise haute et l'invite d'un geste de la main à faire de même. Min-Hee s'exécute dans l'espoir que cette énergumène justifie enfin son obsession envers elle. Dès la rentrée, soit en une semaine, elles se sont croisées un nombre incalculables de fois puisqu'elles étudient toutes deux en littérature anglaise. A chacune de leur rencontre, l'asiatique avait beau eu la contourner et l'ignorer, elle s'accrochait et posait beaucoup de questions, dont son prénom, ses goûts, y compris des détails plus personnels qu'elle n'avait pas l'habitude de livrer à n'importe qui. Mais, la tête violette sirote sa boisson et la fixe à la manière d'une biche.
— Eh, pourquoi est-ce que tu m'as invité ? craque Min-Hee. Non, en fait, plus largement, pourquoi est-ce que tu essaies d'être mon amie ? Je ne suis pas passionnante, crois-moi.
— Parce que tu es fascinante.
Evi a répondu avec une telle franchise que les yeux de l'asiatique se sont écarquillés. Elle glousse et s'applaudit pour avoir brisé l'expression faciale tendue et flegmatique de Min-Hee.
— Tu devrais voir ta tête !
— Non, mais plus sérieusement, peux-tu répondre à la question ?
— Je suis sérieuse, j'y ai répondu ! En vingt ans de vie sur terre, je n'ai jamais, ô grand jamais, rencontré une fille portant des vêtements aussi beaux que les tiens et à l'aura aussi impressionnante.
Min-Hee arbore un visage dubitatif et elle questionne abruptement :
— Tu aimes les femmes ?
Evi manque de recracher sa boisson et elle éclate de rire, attirant le regard fouineur de Christopher.
— Non ! Non, pas du tout ! J'aime trop les hommes pour ça !
— Elle m'aime trop ! complète Chris.
— Dans tes rêves ! renvoie Evi avant de se reconcentrer sur l'asiatique. Par contre, il est vrai que j'éprouve un truc pour toi et ce truc, c'est de la fas-ci-na-tion ! Sois mon amie, s'il te plaît ! J'ai un feeling ! Je suis sûre que nous pourrions être un quatuor de choc ! En plus, avec ton caractère, tu t'entendrais bien avec Nicholas, vous êtes littéralement pareils.
— Tu ne sais rien de moi !
— Faux ! Je déteste les gens qui pensent que pour connaître une personne il faut la côtoyer activement ou qu'il existe un délai minimum, comme une semaine ou un mois. Apprendre à cerner un individu ne passe pas uniquement par l'exploration de sa personnalité et de l'intégralité de son être. Rien qu'en te regardant une minute, je peux déduire plein de choses à ton sujet !
Min-Hee le sait, puisqu'elle est écrivaine. Elle scrute souvent les gens autour d'elle et établit une liste d'informations qu'elle peut obtenir en les détaillant de loin. L'apparence, la tenue, la façon de se déplacer, tout indique quelque chose sur la personne.
— Tu dois me prendre pour une folle, commente Evi. Devine comment nous sommes devenus amis eux et moi.
Elle apporte d'abord son verre à ses lèvres et boit une longue gorgée sous le regard insistant d'Evi. La jeune asiatique jette un coup d'œil derrière elle et toise les deux garçons. Elle hausse les épaules.
— Je les ai harponnés dès le début du lycée. Je sortais d'un collège privé catholique et mon expérience là-bas a été...catastrophique ! Le premier jour du lycée, j'ai vu ces deux gars assis à l'opposée dans cette immense cour. Nicholas repoussait les conversations des garçons de notre classe et évitait les attentions déplacées des filles incapables de calmer leurs ardeurs. Je te jure, de nos jours, les jeunes ne se retiennent plus, c'est extraordinaire à quel point ils ne sont que des hormones sur pieds ! Bref, qu'est-ce que je disais ? Ah oui ! Christopher, au contraire, testait des discussions par ci par là pour s'entourer et ne pas être seul. J'ai immédiatement conclu que nous serions les meilleurs amis au monde ! Ne me demande pas pourquoi, je l'ai simplement su au fond de moi. Et je ne me suis pas trompée !
— C'est un point commun entre Lucille, toi et moi.
— Pourquoi ? Quel point commun ?
— Nous souhaitons ou avons souhaité nous distancer de notre passé. Toi, tu l'as fait après tes années de collège. Lucille et moi fuyons encore aujourd'hui.
Evi médite un instant sur son intervention. A sa mention, elle s'est réjouie que l'asiatique l'avoue de son propre chef. Un point commun rassemble en général les gens. Mais, celui-là n'est pas très joyeux et ne risque pas de leur créer un lien. Quoi que... Elle leur propose justement un groupe d'amis, donc un refuge et un soutien. Si Lucille accepte finalement de traîner avec eux probablement grâce à la présence de Min-Hee pour lui insuffler la force nécessaire, cette dernière ne parait pas encline à se joindre à eux. Mais, cette tête violette est dix fois plus têtue que la moyenne et ne compte pas abandonner de sitôt.
— Tu viens danser ?
Min-Hee ne bouge pas d'un centimètre.
— Un peu ?
Pas de réponse et Min-Hee commande un nouveau verre.
— Un tout petit, petit peu ?
Evi n'insiste pas davantage et part vers la piste en souriant. Christopher la voit du coin de l'œil et gagne à son tour les danseurs du week-end. Min-Hee raffermit sa prise sur son portable et hésite à rentrer. Il n'est par tard et la soirée commence à peine, mais elle a reçu l'explication bancale de la pot-de-colle et Lucille ne lui accorde plus le moindre regard, obnubilée par les yeux envoûtants de Nicholas. Elle rédige rapidement un message pour Mark et attend quelques secondes. D'après lui, il démarre. En espérant qu'il ne se fiche pas d'elle et qu'il arrive en moins d'une demie heure. Elle demeure dans le coin du comptoir, les paupières de plus en plus lourdes.
— Evi avait préparé un discours, déclare subitement Nicholas à la blonde. Elle était sûre et certaine que tu lui permettrais de te défendre. Alors, elle avait écrit une note à la main qu'elle avait apprise par cœur pour la répéter à tous ceux qui te harcelaient. Elle ne comprenait pas ta raison de la rejeter.
Lucille se ratatine sur sa chaise haute et réfléchit à cette époque qu'elle aspire à enterrer derrière elle. Evi symbolisait tout ce qu'elle avait voulu être, libre. Avec de l'argent et de la beauté, cette fille s'était tout offert sans aucune contrainte. Pas une seule seconde la blonde ne s'était-elle imaginé qu'elle lui tendait sincèrement la main. Comment aurait-elle pu décrocher la bienveillance de cette élève trop franche ? Elle s'était demandé ceci ces trois dernières années. En plus, rien ne lui assurait que cette gentillesse ne se retournerait pas contre elle.
— Vous étiez les gosses riches et sympas du lycée, bredouille Lucille. Moi, j'étais la paria fauchée et sans importance.
— Et alors ?
La voix de Nicholas vibre dans les tonalités graves.
— L'entêtement d'Evi dépasse tout le bon sens. Pourquoi s'est-elle mise à bousculer certains élèves pour les empêcher de t'atteindre ? Je n'en sais rien ! Elle est comme ça. Elle se creusait les méninges pour déterminer ce que tu voulais vraiment. Parce que pour elle, si tu refusais son aide, cela signifiait que tu avais besoin d'autre chose. Qu'est-ce que tu désires, Lucille ?
Sérieusement, ce regard peut vous anéantir sur place, note mentalement la blonde. Coincée contre le comptoir, Nicholas s'est approché d'elle et la surplombe de sa hauteur. Lucille a déjà oublié la question, mais...ce ne sont pas des papillons dans son ventre. En réalité, elle n'est pas perturbée par ces yeux de braise, mais plutôt par l'absence de sensation si près d'un jeune homme aussi séduisant que lui. Elle ravale son soupir et recherche un désir.
Il la regarde tranquillement, ne sentant rien provenant d'elle. Une majorité de filles se seraient pendues à son cou et ne l'auraient plus quitté de la soirée. Mais, celle-ci dévisage le sol en quête d'une réponse à lui donner. Soit Lucille n'est clairement pas attirée par lui, soit l'indifférence découle d'une autre raison. Cette constatation plait à Nicholas. Lorsque son amie avait annoncé que la blonde ferait tôt ou tard partie de sa liste d'amis, il avait redouté qu'elle soit une de ces admiratrices enquiquinantes. Au moins, elle ne l'insupporterait pas à lui courir après.
— Me connaître moi-même. Ce serait cool.
Nicholas amorce une réponse, mais il distingue les mouvements pressés de son amie. Il entend Christopher lui demander où elle va et elle lui montre son paquet de cigarettes. Mais, lui, il sait qu'elle ne fume plus et qu'elle lui ment. Il s'excuse auprès de Lucille pour la suivre dehors. Dès qu'il passe la porte du bar, il l'aperçoit agenouillée et recroquevillée sur le trottoir et il court jusqu'à elle. Le jeune homme ôte sa veste et la dépose sur son dos, en l'agrippant fermement afin qu'elle ressente sa présence et sa chaleur.
— Quelqu'un t'a touchée ?
Elle acquiesce tout en tremblant. Les yeux d'Evi se sont ternis et la lueur gaie n'y brille plus. Elle ne peut plus participer à la fête, vu son état. Nicholas agit machinalement. Il la soulève peu à peu et la conduit jusqu'à sa voiture, garée plus bas dans la rue. Il lui ouvre la portière et fait attention à ce qu'elle ne se cogne pas. Il entre également et allume le moteur.
— Qu'est-ce que je raconte à Chris ?
— Ne lui raconte rien.
— Il se doute que quelque chose cloche avec toi depuis un bon moment. Tu ne pourras plus le dissimuler très longtemps. Je te conseille de lui expliquer demain matin, au plus vite.
Nicholas envoie promptement un message à leur ami, l'avertissant qu'Evi a voulu rentrer chez elle et qu'il la ramène. Sauf que Christopher a assisté à toute la scène et fixe la voiture partir. Fronçant les sourcils, il ne retourne pas tout de suite dans le bar et contemple la place de parking vide d'un air songeur.
— Pourquoi est-ce qu'ils ne me disent pas la vérité ? Qu'est-ce qu'ils me cachent encore ?
Elle avait quitté la piste de danse à une vitesse impressionnante, comme si quelqu'un l'avait heurtée ou éjectée. Sceptique, il pivote et se retrouve nez à nez avec Min-Hee. Elle descend silencieusement la marche du bar et pointe l'intérieur :
— Ne laisse pas Lucille toute seule.
A cet instant, une voiture ralentit et se stoppe au milieu de la rue. Min-Hee s'y dirige sans un mot de plus et Christopher se ressaisit.
— Eh, attend ! Tu es notre amie ou pas ?
L'asiatique grimpe dans la voiture avec un dernier regard pour lui, mais aucune parole d'au revoir. Indocile, si elle refuse catégoriquement leur amitié, elle l'aurait clamé haut et fort. Cette soirée n'est donc pas totalement inutile. Refoulant ses multiples questions sur Evi et ses cachotteries, il rejoint vivement Lucille et lui sourit avec sa jovialité habituelle. Ils boivent quelques heures de plus jusqu'à ce que la blonde ne tombe de fatigue. Il la reconduit chez elle, en agréable gentilhomme, puis il roule vers sa demeure.
De son côté, l'atmosphère dans la voiture glace le sang de Min-Hee. Son chauffeur ne parle pas et ne sourit pas, l'air inquiet. Il doit porter une mauvaise nouvelle. Elle repense à cette soirée, courte mais enrichissante. Lucille est parvenue à s'extirper définitivement de son cocon et Evi s'est confiée à l'asiatique sur ses motivations vis-à-vis d'elle. Elle n'a pas haï ces moments, mais elle n'irait plus à ce genre de fêtes. Il faut qu'elle s'en remette en premier lieu. Ses oreilles bourdonnent encore à cause de la musique. Submergée par toutes ces émotions inédites, elle se force à s'en arracher pour examiner Mark.
— Mon père ?
Mark soupire bruyamment, confirmant la supposition de la jeune femme.
— Il est terriblement contradictoire ! Il vous oblige constamment à participer à ses réceptions et vous pousse à vous rendre dans des soirées entre jeunes, mais ce soir-là ne lui convient pas. Il n'est pas content et je ne saurais pas vous dire pourquoi !
— Parce qu'il me déteste. Il n'y a pas d'explications hormis celle-ci.
Mark s'en désole. La fin du trajet se déroule en silence. Ils arrivent en bas de chez elle et Min-Hee enlève ses talons pour affronter la longue pente menant à la porte d'entrée. Elle marche sur plusieurs cailloux qui lui procurent une douleur aux pieds, mais elle la tolère et se frotte avant de pénétrer dans sa maison. Les murs ont contenu la fraîcheur et la jeune femme s'y engouffre dans le but de ne plus éprouver cette chaleur d'été qui ne finit pas. Elle se colle une minute au radiateur glacé du hall, tandis qu'il tient la porte pour qu'elle ne claque pas, lui octroyant une poignée de secondes sans cris. Mais, son père a l'ouïe fine.
— C'est à cette heure que tu rentres ! vocifère-t-il du salon.
Mark trottine et s'incline devant son patron. Min-Hee se traîne jusqu'au salon, les jambes faibles et exsangue.
— Il n'est que vingt-deux heures, Monsieur. C'est vous qui êtes rentré tôt aujourd'hui.
— C'est moi ? grogne son père. Peu importe ! Cette gamine n'a jamais fait la fête et il faut qu'elle s'y mette à la fac ! Tu veux rater tes études ? Il te manque cinq ans ! Tu pourras faire ce que tu veux, quand je ne paierais plus tes frais d'inscription !
Le speech typique des parents. Tant que je paie et que tu vis sous mon toit, tu m'obéis. Il lui sortait cet argument à chaque dispute qui reposait uniquement sur son esprit de contrariété. Min-Hee s'avance vers lui et s'agenouille sous le regard triste de son chauffeur. Les mains posées à plat sur ses cuisses et le dos droit, elle déclare :
— Je suis désolée, père. Cela ne se reproduira plus. Bonne nuit.
Surpris par ce ton solennel et par cette initiative, il ne rétorque rien et lui autorise à monter dans sa chambre pour se coucher. Elle s'écroule dans son lit, le moral à zéro. Cet homme lui pourrit l'existence et elle ne peut même pas s'en débarrasser. Sur cette réflexion, elle s'endort, une musique de bar dans la tête.
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