Chapitre 3
Ce soir compte énormément pour Lucille Leblanc. Toute souriante, elle s'assoit si vite sur son lit qu'elle rebondit et sa jupe remonte sur ses cuisses. Elle ne prend pas la peine de la rabaisser et se contente de croiser les jambes. Sa chevelure blonde sauvage en pagaille, elle l'arrange rapidement et tend les bras vers le jeune homme qui monte les escaliers en parlant avec sa mère. Il obtient sa permission de rester pour la nuit, dans sa chambre, ce qui l'étonne et la réjouit. Bien que les parents de son petit ami soient des gens compréhensifs, ouverts d'esprit et généreux, elle s'était préparée à retourner chez elle avant la fin de la soirée.
En plus, la cerise sur le gâteau, ses parents partent dans moins d'un quart d'heure pour un spectacle durant jusqu'à minuit minimum. Les deux jeunes ont donc la maison pour eux, et surtout personne pour les surveiller. Loïc souhaite une bonne sortie à sa mère et s'empresse de fermer la porte de sa chambre en gloussant. Lucille l'imite et il lui saute dans les bras, se couchant délicatement au-dessus d'elle. Il passe par réflexe ses bras autour de ses hanches et la câline ainsi pendant quelques minutes.
Loïc et elle forment un couple récent et assez peu soudé, mais à l'affection débordante. Ils se sont rencontrés durant les vacances d'été, en plein centre-ville d'Avignon. Après de nombreux regards lointains et des sourires embarrassés, ou joueurs, ils se sont décidés à franchir les limites une à une. Aujourd'hui, la veille de sa réelle rentrée à la faculté, soit une poignée d'heures avant ses premiers cours en tant qu'étudiante, Lucille désire beaucoup de choses et notamment elle aspire à dépasser un nouveau cap, celui de la virginité. Elle s'est conservée suffisamment et elle se sent prête. Son petit ami parait tout à fait en phase avec son envie et elle n'a plus qu'à se consumer d'impatience en attendant le départ des parents.
— Est-ce que nous devrions manger et regarder un film ou...?
— Faisons-le tout de suite, le coupe-t-elle.
— Et si mes parents reviennent chercher des affaires ou...?
— Peu importe. Au pire, s'ils reviennent, nous nous tairons et reprendrons après !
— Tu as raison, c'est mieux.
Ils n'ont absolument pas discuté ensemble de ce genre de sujets. Lucille ignore donc son expérience en la matière ou ses attentes. Elle angoisse de ne pas être à la hauteur, mais elle a visionné un nombre incalculable de vidéos interdites aux mineurs pour séparer les désirs inatteignables du vrai plaisir. Loïc étant un garçon plutôt à l'aise avec la sexualité, elle imagine qu'il maîtrisera parfaitement la situation et sa frustration ne cesse de grandir à toutes les images qui s'imposent dans sa tête. D'ailleurs, si elle ne connait pas son niveau, il n'en sait rien également. Elle n'ose pas lui avouer sa virginité et préfère qu'il le découvre sur le moment. Le dire à voix haute la gênerait bien trop.
Finalement, la porte de la maison claque et ils perçoivent le son des clefs tourner dans la serrure, signe que ses parents quittent les lieux. Sans crier gare, Lucille se redresse sur ses coudes et embrasse avec volupté son petit ami. Il répond instinctivement et se colle de plus en plus à elle. Il écrase quelque peu ses côtes, mais elle endure le temps de dégoter une position plus adéquate. Ils échangent des baisers pressés et passionnels un instant, mais elle ne tient pas davantage et entreprend de s'allonger correctement sur le lit. Il la suit et se maintient difficilement à l'aide de ses avant-bras pour ne pas la blesser.
En continuant à s'embrasser, ils essaient d'enlever les vêtements de l'autre sans grand succès. Leur empressement et proximité les dérangent, ils changent de tactique et ôtent leurs propres habits. Elle se retrouve en sous-vêtements face à son petit ami nu. Son désir se calme subitement, alors qu'elle guette sa réaction. Lucille cache ses formes sous de larges robes et pulls, mais en réalité ce sont des lignes absentes qu'elle dissimule. Maigre, elle ne possède pas de courbes attirantes et ses seins sont à peine visibles. Loïc ne semble pas s'arrêter sur son physique, piégé par sa libido.
Il fait maladroitement glisser sa culotte le long de ses jambes et se positionne aussitôt entre ses jambes. Il enfile une capote..., ou plutôt il enfile péniblement une capote. Lucille approche timidement sa main de son intimité pour le toucher et lui procurer du plaisir, comme dans les vidéos dont elle a bien pris note. Cependant, Loïc ne comprend pas, entrelace leurs doigts et tente de viser pour débuter l'acte. Elle fronce les sourcils à ce geste et s'apprête à lui demander pourquoi ils ne se caressent pas, mais son petit ami la pénètre et s'enfonce progressivement en elle.
Elle ne peut lui reprocher une brusquerie, puisqu'il prend son temps et zieute la moindre de ses réactions. Lucille éprouve néanmoins une déception de ne pas avoir expérimenté tous les touchers qu'elle espérait. Il ne s'en rend pas compte, interprétant ses traits crispés par de l'appréhension. Une fois qu'il est entièrement entré, Loïc commence des allers-retours plus rapides et ils finissent même par frotter de façon désagréable contre ses parois. Elle grimace et il pense à du plaisir ; par conséquent, il accélère et sourit, fier de lui. Pour ne pas gâcher l'ambiance, elle ne lui dit pas et le laisse simplement bouger en elle.
Loïc ne tarde pas à jouir dans le préservatif. Essoufflé, il se retire immédiatement et roule sur le côté, le torse se soulevant vivement. Lucille l'observe respirer de la sorte, tandis que sa poitrine demeure quasiment immobile, toujours enfermée dans son soutien-gorge acheté spécialement pour cette occasion. Elle ne parvient pas à réfléchir, les pensées vides. Que vient-il de lui arriver au juste ? Bien évidemment, elle avait entendu et lu des conseils, des avertissements et des témoignages sur les premières fois, mais elle n'aurait jamais présagé cela.
— Tu as joui ? s'enquiert-il, la respiration de nouveau normale. En tout cas, j'ai adoré ! On recommence quand tu veux !
— Merci de t'inquiéter de ma jouissance à la fin, raille-t-elle.
— Je suis un gentleman ! réplique-t-il, prenant au sérieux son sarcasme.
— Et moi, je suis célibataire.
Sans lui laisser une seconde, elle se redresse et remet promptement ses habits. Non seulement l'acte en lui-même bat tous les records d'ennui, mais en plus une douleur se répand dans son intimité à chacun de ses mouvements et elle éprouve une urgente envie de se laver. Loïc sursaute et se relève, abasourdi par sa réponse.
— Pourquoi célibataire ? Nous sommes ensemble, en couple. Non ?
— Plus maintenant, rétorque-t-elle sèchement. S'il te plaît, ne me recontacte pas.
— Ah, je vois !
Il se débat avec les draps et se poste devant elle, complètement nu. Lucille constate que l'acte ne lui a procuré aucune sensation et que la vue de ce beau garçon ne l'attire pas du tout. Loïc n'est clairement pas le bon.
— En fait, tu es une garce qui passe de mec en mec ! Dès que tu as couché, tu t'en vas. C'est ça ?
Elle prend une longue inspiration pour ne pas le gifler et pointe son intimité.
— Espèce de crétin, tu n'as même pas remarqué que j'étais vierge !
Surpris, il baisse le regard sur son intimité et découvre le préservatif avec des taches de sang. Bouche bée, il ne réussit pas à la retenir à temps. Lucille empoigne son sac et se dépêche de trouver le double de clefs pour partir. Loïc l'appelle de sa fenêtre, mais elle ne répond pas et monte sur son vélo. Le trajet de retour le fait souffrir à cause de la selle. Elle pédale à moitié debout et se rue dans sa chambre afin de ne pas croiser ses parents. Ces derniers ne s'alarment pas de la voir rentrer sans un mot, puisqu'elle est une jeune femme de peu de mots. Elle s'endort avec les souvenirs de cette première fois qu'elle met dans un coin de sa mémoire dans l'espoir de les effacer un jour.
A son réveil, elle n'est pas d'une meilleure humeur, puisque l'alarme de son téléphone retentit tôt. Elle l'éteint et ne se lève pas immédiatement. Grave erreur. Lucille se rendort une dizaine de minutes, puis son subconscient remue et lui souffle l'importance de se réveiller sur-le-champ. Lorsqu'elle rouvre les yeux, elle se remémore des cours à l'université, de l'emploi du temps chargé dès le début et elle daigne abandonner son lit douillet. Comme d'habitude, elle ne coiffe pas ses cheveux et effectue la toilette la plus basique.
En se brossant les dents, elle se rend sur son téléphone et voit tous les messages de Loïc. Elle en lit certains. Soit il exige des explications, soit il s'excuse pour une raison quelconque. Soupirant, elle délaisse son portable et s'habille avec des habits basiques – un débardeur de par la chaleur de septembre, un pantalon sur le modèle d'un survêtement en plus élégant et moins sportif.
Enfilant ses baskets, elle s'interroge sur sa rupture avec lui. A-t-elle bien fait ? Après tout, il n'a pas commis de faute grave. Elle est seulement frustrée et dépitée par sa première fois. Lucille hésite à faire un mea culpa pour se remettre avec lui. Toutefois, elle y renonce. Quoi qu'il en soit, elle n'a rien ressenti et ce depuis le commencement de leur relation. Afin de ne pas avoir à se forcer, elle supprime son numéro.
— Eh merde, râle-t-elle. Pourquoi du sport le premier jour de cours ? Franchement, quelqu'un m'explique ce qui m'est passé par la tête en cochant la case de la course ? Je déteste courir de mai à octobre ! Je suis vraiment bête.
En effet, Lucille craint la chaleur et les hautes températures plus que tout au monde. L'été, elle ne sort pas de chez elle et s'y terre, hibernant. Malgré son affection pour la course, elle ne pratique que l'hiver, quelques jours d'automne et de printemps. Autrement, elle évite les activités sportives et tourne autour des climatisations. Elle se tape le front tout en enfournant une tenue dans un sac supplémentaire et rejoint ses parents dans la cuisine. Ils mangent leur petit-déjeuner et tiquent à son air blasé. Elle leur explique son choix et ils ricanent. Ils prennent toujours tout à la rigolade, ce qui l'agace. Elle ne leur parle pas plus et est à deux doigts de partir à l'université.
— Ah non ! gronde son père d'une voix aigu. Nous avons permis tout l'été ce comportement, mais il est hors de question que tu persistes à te pourrir la santé en allant à la fac ! Il faut que tu te nourrisses convenablement.
Elle ne les écoute pas et se dirige vers la porte.
— Mange au moins une pomme !
Non pas qu'elle contrôle ses calories ou qu'elle soit tombée dans un cercle vicieux pour perdre toujours plus de poids, mais elle n'aime plus manger. Elle ne veut pas gaspiller du temps à s'asseoir à table, converser et se nourrir. A la place, elle peut dormir plus longtemps, faire des activités et gagner globalement du temps dans sa journée. Lucille a totalement arrêté le petit-déjeuner à la période du baccalauréat et elle se sent très bien sans rien dans le ventre la matin. Puisqu'elle a pris cette habitude, son corps n'est pas dérangé et aucun effet de manque ne se manifeste.
La blonde ne les salue pas et grimpe sur son vélo le plus vite possible afin de s'échapper avant qu'ils ne la suivent pour un énième sermon. Elle pédale jusqu'à l'université et arrive sans trop d'effort. Elle habite à cinq minutes. Lucille prend soin de verrouiller l'antivol au cas où et elle trottine vers sa salle de cours. Un coup d'œil à sa montre lui indique qu'elle doit se hâter. Si les informations présentées lors de leur accueil sont encore dans son esprit, elle ne devrait pas se tromper. La jeune femme traverse le hall du bâtiment moderne et trouve à l'étage le bon amphithéâtre. Un instinct lui dicte de se retourner et elle note la présence d'un homme adulte derrière elle. Le professeur.
Ni une, ni deux, elle entre dans l'amphithéâtre et prend place à une chaise du fond, pile à l'heure. Le professeur descend et pose lourdement son sac à bandoulière sur l'immense bureau, tapotant sur le microphone. Il a l'air enthousiaste et énergique, ce qui devrait plaire à Lucille. Celle-ci extirpe un brin bruyamment un cahier et un stylo de ses affaires et se tient prête à tout écrire. Vieux réflexes du lycée. Les plus expérimentés, aussi nommés les redoublants, affirmeront que la diligence et la précaution se négligent au fur et à mesure de ses années à l'université.
Débarquant à la suite du baccalauréat, tout frais et neuf, l'étudiant a tendance à opter pour le moyen classique de rédaction, à la main. A la confirmation que les ordinateurs sont bel et bien autorisés, il n'hésite pas à balayer sa feuille pour l'écran. Il insiste à tout retranscrire à la virgule près et développe des aptitudes surhumaines au martèlement de clavier. Au final, il n'entend pas suffisamment bien ou rate des mots. Il écrit de moins en moins avec exactitude et peut se désintéresser du cours. Une grande majorité, que les enseignants identifient parfaitement, dévie sur internet et n'est là que pour les bourses ou pour décorer la salle. Ceux-là redoublent généralement et racontent aux nouveaux ce fonctionnement éternel.
Telle la bonne élève assidue qu'elle est, Lucille se promet de ne pas céder aux futures tentations. Les heures défilent à une lenteur effrayante : non à cause de l'ennui, mais car les minutes fusent et les poignets se meurtrissent. Dès le jour de la rentrée, elle a rempli une vingtaine de pages par matière. A la pause de midi, elle contemple ahurie son cahier et envoie un message à sa mère pour qu'elle lui achète un ordinateur dans les plus brefs délais.
N'ayant rien prévu à manger, elle oscille entre sauter ce repas ou tester la nourriture de l'université. Curieuse, elle s'avance jusqu'au restaurant, paie et se sers peu. Une ridicule assiette où une dizaine de pâtes se regardent tristement, la pomme que son père voulait tant qu'elle prenne et un verre d'eau. Lucille erre entre les tables et elles sont toutes accaparées par des groupes. Un seul siège de libre brille au centre de toute cette foule et elle reconnait des camarades de lycée. Elle serpente dans les allées et dépose doucement son plateau, recevant tous les regards.
— Il n'y a plus de places, lui sourit une fille.
Ce sourire sonne faux et méchant.
— Il y en a une, puisque j'y ai mis mon plateau.
— Cette place est réservée, certifie un garçon en pouffant. Oh, c'est bête ! Tu vas devoir manger debout. En même temps, je ne vois pas grand-chose dans ton assiette. Tu ne t'étoufferas pas avec ça !
Une autre fille se penche et murmure :
— Tu attends de nous que nous mangions en compagnie d'une anorexique ? Ton plateau me déprime.
Une quatrième personne pointe quelque chose dans son dos. Une table se libère à côté de la leur et ils lui font signe de s'asseoir là. Lucille ne se fait pas prier et s'éloigne au maximum d'eux. Ils escomptent une réaction de sa part et des larmes la menacent. Au lycée, ils se moquaient de sa tignasse blonde et la traitaient de sauvage, ils plaisantaient également sur son célibat et sa virginité. Aujourd'hui, ils détiennent une toute nouvelle munition : sa maigreur. L'exclusion, le jugement et le mépris, elle ne sait pas le gérer.
A ce moment-là, une ombre la recouvre. Une inconnue s'assoit à sa table, face à elle. Lucille amorce un mouvement pour la dissuader, aspirant à la solitude. Mais, elle ne l'en empêche pas en fin de compte, les charognards de son lycée la fixant toujours. Pour en finir, elle se jette sur son assiette et mange. Une œillade pour l'étudiante titille sa mémoire. Elle se souvient de cette jeune femme à la journée d'accueil. Elle portait une robe rouge magnifique et la blonde l'avait catégorisée de bizarre. Pour la rentrée, Min-Hee a revêtu un long pantalon noir à la ceinture assorti, léger et élégant. En haut, elle a sélectionné un chemisier à manches courtes, sobrement fleuri, au fond bleu nuit. Un chignon serré pour maintenir ses boucles sombres et une paire de boucles d'oreilles dorées lui offrent une allure extrêmement gracieuse et raffinée qu'elle lui envie déjà.
— Est-ce que tu es anorexique ?
La question tranche l'air et résonne dans son esprit. Lucille plisse le front, étonnée que cette étudiante entame une conversation par un tel sujet.
— Et alors ? C'est un problème ?
— Bien sûr que c'est un problème, soupire Min-Hee. Pour toi et ta santé uniquement. Ces personnes qui te critiquent n'ont pas compris que tu ne vis pas pour eux.
Si Min-Hee appliquait autant ses leçons et ses conseils dans sa propre vie, elle ne redouterait pas les moqueries de ses camarades quant à son origine.
— Je me suis servie trop de viandes. Tu en veux un peu ? Des pâtes sans sauce, voilà ce qui me parait déprimant.
Lucille n'a pas le loisir de répondre, car Min-Hee utilise sa cuillère pour verser de la sauce sur les pâtes et rajouter des morceaux de viandes. La blonde se fige un instant, se demandant pourquoi cette inconnue l'aide. La brune se mure dans un silence de plomb ensuite et elle accepte sans broncher les nouveaux aliments dans son assiette.
— Il est clair qu'ils ont loupé le but de la vie, c'est-à-dire en s'occupant des affaires des autres. Mais, en te préoccupant de mon état, tu te mêles aussi de ce qui ne te concerne pas.
Min-Hee avale sa bouchée et relève son regard profond sur la blonde. Celle-ci aime particulièrement sa répartie. Elle s'impatiente de la réponse de l'asiatique et elle survient tout à coup sous les traits d'un court rire rauque. Elle la contredit :
— J'ai assez de soucis de mon côté pour m'intéresser aux tiens. En revanche, je me suis servie une dose gargantuesque de viande et je t'en donne un peu pour me délester. Je résous mon affaire, pas la tienne.
Effectivement, en jaugeant son assiette, Lucille constate le surplus de viande. Vaincue par l'argument de cette inconnue, elle hoche la tête et envisage de quitter le restaurant universitaire, mais les charognards n'ont pas cillé et la scrutent impétueusement. Résignée, elle admire cette belle jeune femme manger et ses yeux pétillent sans qu'elle ne puisse se l'interdire. Elle a déjà auparavant loué le charme d'une personne de son sexe, contrairement aux hommes. La blonde apprécie la finesse et Min-Hee dépasse tous les standards de splendeur. De son point de vue, la brune est parfaite.
— Tu es en quelle année ? se risque-t-elle à demander.
— Première et toi ?
— Pareil. Beaucoup des étudiants de mon lycée ont terminé ici et je ne crois pas t'avoir déjà croisé là-bas. Tu n'habites pas dans le coin ?
— Villeneuve, mais je sors très peu et ne gâche pas mon temps dans des activités sociales qui me déplaisent. En d'autres termes, tu n'aurais pu me voir ni à ton lycée, ni dans la ville.
— Tu as un léger accent.
— Je suis née et j'ai vécu en Corée du Sud une majorité de ma vie. Au décès de ma mère, mon père a stoppé sa tentative désastreuse d'entreprise et nous a amenés en France pour une meilleure fortune. J'ai gardé des habitudes et des lacunes, principalement linguistiques.
— C'est mignon, je trouve.
— Eh bien, tu es la seule !
Min-Hee baisse le ton.
— Si ces crétins à la table d'à côté se sont moqués de toi pour des raisons stupides, crois-moi, tu ne représentes pas un cas isolé, parce que j'ai subi des moqueries les trois années de lycée.
— Pour ton accent ?
— Non, pas du tout ! J'ai toujours appris le français et mon articulation se rapproche à peu de l'accent natif. Par contre, je n'ai pas le visage ou la peau d'un français. En conséquence, je présume que je ne méritais pas d'être traitée comme les autres êtres humains.
— Le racisme anti-asiatique grandit au fil des ans, c'est injuste ! acquiesce Lucille.
— Je suis d'accord. Qui que tu sois et quoi que tu fasses de ton avenir, des ignorants profiteront systématiquement d'une faiblesse pour attaquer. Je parle par rapport aux crétins d'à côté, mais aussi de n'importe qui que tu rencontreras. Le jugement n'est pas mauvais, il peut parfois apporter du recul et de la valeur à ceux qui le subissent et malheur à ceux qui le répandent, car ils se rendent compte un jour ou l'autre qu'ils sont vide de l'intérieur, survivant aux moqueries pour s'emparer de l'attention. Cette technique fonctionne jusqu'à ce qu'elle devienne inutile et perçue désuète par les autres. A partir de là, leur cruauté se retourne contre eux, tandis que les victimes les ont déjà oubliés depuis longtemps.
— Toutes mes condoléances pour ta mère.
Lucille n'a pas réussi à rebondir sur sa tirade si vraie et a paniqué. Elle s'en veut de raviver ce souvenir douloureux, mais le retour de Min-Hee lui cloue définitivement le bec, sidérée par cette riposte.
— Non, tu n'es pas désolée. Ne présente pas tes condoléances, dans ce cas.
Elles terminent le repas et Lucille ralentit même pour partir du restaurant universitaire avec cette inconnue. Seulement, une tache se glisse dans ce tableau idéal, puisque ses anciens camarades se lèvent et deux d'entre eux s'appuient sur la table en secouant leur verre d'eau.
— On peut se servir dans votre carafe ?
Min-Hee ne s'exprime pas et Lucille baisse le regard. Une fille, celle l'ayant accusé d'anorexie, verse l'eau dans son verre et dérape. Le liquide coule directement sur la blonde qui sursaute et attrape vivement une serviette pour s'essuyer. Au lieu de s'excuser, les deux bécasses rigolent et les trois autres s'esclaffent à leur tour. L'asiatique finit son fruit sans traîner et bondit hors de sa chaise de manière si inattendue que ces crétins reculent par automatisme. Du haut de ses talons, elle empoigne son plateau sous le regard implorant de la jeune femme trempée. Elle fait deux pas et ses yeux effectuent des va-et-vient entre les verres des idiotes et ces dernières.
— Vos parents ne vous ont pas inculqué le respect, apparemment.
Celle qui a renversé le liquide se racle la gorge de colère et aspire sûrement à insulter Min-Hee, mais la belle asiatique ne reste jamais en présence de pareilles bécasses. Alors, elle comble l'espace, tient son plateau en équilibre et pousse avec le bout de ses doigts les deux verres. Ils se fracassent l'un après l'autre au sol, dispersant de l'eau et des débris tout autour de la table. Elles esquivent difficilement les éclats et sont obligées de regagner leur siège pour ne pas marcher dessus. La jeune femme part tranquillement, suivie par des regards interloqués, et Lucille saute les morceaux pour la rattraper.
— C'est qui cette garce ? peste une des bécasses.
Ladite garce sort du restaurant après avoir rangé son plateau sans le moindre regard en arrière. Lucille est à la fois admirative de cette attitude forte et choquée par cette réaction directe. Briser deux verres peut être dangereux pour les autres à cause des éclats, mais aussi pourrait lui attirer des ennuis. Loin de se douter que Min-Hee préfère rejeter les gens avant de se faire éjecter d'un groupe social, elle lorgne sur cette jeune femme mystérieuse. Au-delà de cette manière d'être surprenante, l'asiatique possède une aura autant séduisante qu'effrayante, comme si une barrière l'entoure et défie quiconque de l'approcher en dépit des représailles. Quand bien même la métaphore a été utilisée à de nombreuses occasions, elle ressemble à une rose épineuse et fatale. Une créature devant laquelle il faut soit s'extasier, soit fuir.
— Tu as l'habitude de rembarrer les crétins, n'est-ce pas !
Min-Hee sourit en coin, mais ne ralentit pas. L'heure de retourner en cours a sonné et elle se rend donc dans sa prochaine salle. Lucille lui emboîte le pas et elles entrent dans le même amphithéâtre. Par réflexe, la blonde s'assoit à côté de l'asiatique et cette dernière ne parait pas dérangée. Bien qu'elle n'aime pas la compagnie et s'est accoutumée à une solitude devenue volontaire avec le temps, il est toujours très agréable de ne pas se retrouver seule en classe – pour une question de paraître et de réputation, il vaut mieux s'asseoir avec une personne ou un groupe, histoire de ne pas s'attribuer l'étiquette du vagabond sans ami.
— Je te l'ai dit, répond Min-Hee en vérifiant que le professeur est en retard. Des crétins m'ont trop longtemps harcelée ou jugée et je n'ai plus envie de les laisser faire sans me débattre un minimum. Qu'ils me critiquent, je m'en fiche, je suis passée au-dessus des piailleries futiles avec mes années catastrophiques de lycée. Par contre, je briserai tous les verres pour qu'ils comprennent que je ne suis plus une cible facile.
— Oh ! s'exclame Lucille, épatée. Tu t'es forgée un vrai caractère, un de ceux qu'ils ne peuvent plus blesser ! Ouah... C'est impressionnant, mais je ne m'en sens pas capable. Les critiques me touchent constamment, parce qu'ils ont raison.
— Et alors ? Ils m'accusaient d'être asiatique et à un certain stade je me regardais mal dans le miroir, je détestais mes yeux bridés et ma peau pas assez blanche. Te forcer à ressentir de la honte envers qui tu es, c'est un comportement abject et minable. Mais, ils ne portent pas toute la culpabilité ! La personne qui croit aux critiquent et finit plus bas que terre est tout aussi pitoyable.
— Tu reconnais avoir été pitoyable, alors ?
— Oui. Pour y remédier, je n'autorise plus les autres à me marcher dessus, c'est terminé. Je suis suffisamment lamentable chez moi pour le montrer à l'extérieur.
Min-Hee fait référence à sa soumission à son père et ses yeux se transforment en deux boules de colère et de regret. Lucille ne le remarque pas et se concentre plutôt sur les paroles de l'asiatique. S'agissait-il de conseils ou de simples mots sans motif ? Elle donne l'impression de vouloir lui transmettre une leçon, lui apprendre quelque chose tout en renvoyant une intense nonchalance.
— Mais...et si ces crétins s'attaquent à des...traumas ? Comment tenir le choc pendant qu'ils appuient au bon endroit pour te faire souffrir ?
— Ton poids représente un trauma ? déduit Min-Hee.
Lucille essaie de la contredire, mais l'asiatique la devance :
— Eh bien, règle en premier tes problèmes les plus urgents. La paix envers soi-même, l'acceptation de soi ou encore offrir son pardon, ce sont des conneries ! Les traumas ne disparaissent jamais. Un ancien drogué, un ancien battu, un ancien obèse, tous ces mauvais souvenirs demeureront ancrés dans sa mémoire. Dans ton cas, tu subis une sorte d'anorexie refoulée ou je-ne-sais-quoi. N'importe qui te conseillerait de manger davantage et de trouver le poids qui te convient afin de ne pas mettre en danger ta santé.
— Qu'est-ce que, toi, tu conseilles ?
Min-Hee médite une minute à sa réponse.
— Rien. Fais ce que tu veux. Je m'en fiche.
— Je pourrais choisir de bousiller ma santé et de ne plus me nourrir ! provoque Lucille.
La blonde ne saisit pas le fil de pensées de l'asiatique et hausse légèrement le ton.
— Vas-y ! A nouveau, je le répète, mais je m'en fiche. Rends-toi malade si ça te chante. Ton mal-être ou ton trauma, peu importe comment tu le nommes, il ne concerne que toi au final ! Le harcèlement n'est rien comparé à ce que tu t'infliges. Continue, mais ne te lamente pas lorsque tu atterriras à l'hôpital ou que tu louperas tes études par manque de force !
Lucille n'en revient pas. Ce flot d'absurdités mène réellement quelque part. Elle se tait et cogite sur ces propos. Aucune habitude, ni addiction ne s'envolent vraiment ; elles sont simplement dissimulées par le temps et la volonté. Elle mange de moins en moins, parce qu'elle a commencé à aimer la sensation de son estomac vide, des gargouillements et de la faim. Les personnes avec de telle dépendance ne s'en sortent pas grâce à un miracle. Ils se relèvent en remplaçant leur routine par une autre. Mais, franchir ce pas nécessite beaucoup d'efforts, de sueurs et de fermeté.
Voilà ce que Min-Hee lui explique. Il ne faut pas remettre la faute sur les autres ou repousser l'échéance, la vérité ne doit pas non plus être floutée. Il n'est pas question d'accepter son état, mais de vivre avec et d'avoir conscience de sa présence sans forcément chercher à le combattre. Plus elle se débat contre son addiction à son reflet maigre dans le miroir, moins elle mange. Les moqueries à ce sujet lui nuisent, car elle réfute la réalité. S'avouer qu'elle est bel et bien en début d'anorexique et qu'elle en souffre au quotidien la rendrait intouchable, puisque ces crétins lui diraient ce qu'elle sait déjà.
Subitement, Lucille revoit dans son esprit cette fille qui était dans son lycée. Une obèse qui ne cessait de grossir de jour en jour. A chaque moquerie, elle hurlait que ce n'était pas son choix, qu'elle se battait contre son addiction à la nourriture et elle ne supportait pas le regard des autres sur elle. La rumeur se répandit durant les vacances scolaires qu'elle mincissait peu à peu et tout le monde appelait cela un miracle. En réalité, elle ne combattait plus et ne grimpait plus sur sa balance tous les matins. Au lieu de se torturer, elle avait seulement réduit les commandes en ligne et n'avait gardé que des biscuits chocolatés de temps en temps, son péché mignon. Progressivement, son corps s'était adapté à ce nouveau régime et elle avait réalisé son vœu le plus cher sans lutter.
— Je ne parviens pas à déterminer si tu es méchante et cruelle dans ta façon de parler ou sincère et authentique.
— Premièrement...
Min-Hee dresse son index.
— Je ne mens pas dans ce genre de conversations. Deuxièmement...
Et maintenant son majeur.
— Le cours a débuté depuis cinq minutes !
Lucille sursaute et le confirme en observant l'estrade du professeur. Aussitôt, elle attrape et débouche son stylo, prête à tout rédiger. Min-Hee lève les yeux au ciel et se focalise enfin sur le cours. L'après-midi se déroule sans un mot de plus. Vers seize heures, elles se séparent pour vaquer à leurs occupations. L'asiatique décide de partir à la recherche d'une salle et d'y attendre son dernier cours de la journée. Elle lit sur son téléphone et fait un tour sur les réseaux sociaux, rien de passionnant. Mark lui demande sur une échelle de un à dix combien elle mettrait à cette rentrée. Elle lui envoie deux et reçoit un smiley pleurant de rire.
A dix-sept heures et trente minutes précisément, elle gagne le gymnase situé derrière le bâtiment moderne. Elle s'est changée et porte un survêtement léger, tout à fait adéquat pour un mois de septembre. Min-Hee entend de pas lourds déboulés dans son dos et jette une œillade par-dessus son épaule curieusement. Lucille réajuste un short trop court apparemment et ronchonne. L'asiatique ne s'attendait pas à la recroiser de sitôt et sourit en coin à ses multiples jurons.
— J'avais oublié la course, merde ! Quelle idée de mettre le cours dès le jour de la rentrée ! Ce n'est pas juste !
— Laisse-moi deviner, tu es rentrée chez toi en pensant que la journée était terminée.
Lucille se stoppe nette et son visage s'illumine en voyant l'asiatique. Elle se racle la gorge et adopte une posture moins expressive.
— Heureusement que je n'habite pas loin ! Tu as choisi la course, toi aussi ?
— Je compte tester les sports proposés ici, en commençant par la course.
— Ah oui, c'est évident que tu fais partie des gens sportifs ! Il n'y a qu'à regarder ta ligne !
Min-Hee se désintéresse rapidement de cette discussion et elles avancent silencieusement jusqu'au gymnase. Quelques-uns se sont déjà réunis et elles se mêlent à cette trentaine d'étudiants. Ils forment bientôt un groupe de cinquante élèves et une poignée de personnes souhaitant intégrer ce cours mais qui se sont inscrits trop tard. Les professeurs sont obligés de les refuser pour ce semestre. Ils les informent ensuite qu'ils doivent constituer quatre groupes d'une douzaine à peu près afin de courir en toute sécurité dans Avignon sans se perdre en cours.
Les quatre professeurs se postent à des coins différents du gymnase et attendent les élèves. Min-Hee ne réfléchit pas et se plante face à un homme dans la quarantaine qui ne lui inspire pas grand-chose. Tant qu'elle court et se défoule, tout lui va. Lucille l'imite instinctivement, ne désirant pas finir dans un groupe avec des inconnus. Brusquement, un bras vient se poser sur leur nuque et la blonde tressaille. L'asiatique réagit à peine et hausse un sourcil.
— Ce doit être le destin ! s'écrie gaiement la nouvelle arrivante. Nous nous rencontrons souvent ces derniers jours !
Evi accompagnée de ses deux gardes du corps privilégiés. Lucille se tend et tente de s'écarter, ce qui ne passe pas inaperçu aux yeux de l'asiatique qui repousse son bras.
— Notre groupe sera assurément le meilleur ! clame Christopher d'un ton enjoué. Des beaux gosses et belles gosses ensemble, ils vont tous nous jalouser !
— Ce cours n'est pas un concours de beauté ! raille leur professeur.
Deux groupes sont conduits aux deux entrées de la faculté et deux courent dans l'enceinte de l'établissement. Min-Hee trottine sur les dalles de l'université et ne songe à rien. Elle contrôle parfaitement sa respiration et se distance quelque peu des autres. Lucille regrette instantanément de ne pas avoir mieux mangé à midi, puisqu'elle manque d'énergie. Mais, elle se cale à l'allure de l'asiatique qui ne semble pas très rapide. Serait-ce fait exprès afin qu'elle puisse la suivre ? Peut-être qu'elle interprète trop ses intentions et qu'elle est à son rythme habituel.
Evi constate cette légère distanciation et elle modère sa vitesse pour qu'elles arrivent à son hauteur. Elle sourit aux deux, mais surtout à l'asiatique qui l'ignore. A plusieurs reprises, elle lance des phrases par ci par là qui tombent dans les oubliettes dès qu'elle les a prononcés. Au bout d'un moment, Min-Hee rabroue en lui rappelant qu'un cours de sport n'est pas fait pour discuter. Elle court sur place, vexée, ce qui laisse le temps à ses deux amis de la rattraper. Nicholas, athlétique, ne transpire pas et gère son rythme cardiaque, au contraire de Christopher qui sue à grosses gouttes et respire comme un bœuf.
— Respire normalement ! Tu nous fous la honte !
Christopher s'arrête à cette remarque, pantelant.
— Excusez-moi Mademoiselle de vous importuner !
Il sprinte, mais se fatigue automatiquement.
— N'utilise pas des mots que tu ne connais pas, grogne Evi.
Christopher abandonne et ne parle plus, se focalisant sur le fait de ne pas mourir. Entre la chaleur et sa haine pour le sport, il a l'impression que le sort s'abat sur lui et qu'il paie pour toutes ces années de fainéantise. Pourquoi aurait-il pris ce cours ? Evi leur a soumis l'idée de ce cours parce qu'elle apprécie la course et le cœur d'un homme est bien faible face à une telle femme. Il a accepté, mais s'en mord les doigts. Il envisage de baisser les bras et se transférer dans un sport, moins éreintant. Mais, il chasse vivement cette envie. Qu'est-ce qu'il ne ferait pas pour elle !
— Est-ce que nous devons l'aider ? interroge Nicholas.
— Au pire, il s'évanouit !
Nicholas remarque de plus en plus l'indifférence de son amie envers Christopher. Est-ce dû à une amitié qui dure et par conséquent à la familiarité entre eux ou se lasse-t-elle vraiment de lui ? Il surveille leur comportement depuis quelques mois et ne comprend pas leur dynamique. A la traîne, ce qui doit arriver arrive. Le brun trébuche et ne réussit pas à se retenir. Il s'écrase contre les dalles en béton et gémit de douleur, son genou égratigné. Evi rouspète, mais fait tout de même demi-tour pour le relever.
— Elle le déteste ou elle l'adore ?
Nicholas continue sa séance de sport sur cette question, désireux de mettre un mot sur la relation de ce duo.
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