Chapitre 12

Evi se tient devant la porte des Beauvilliers, toute timide et embarrassée. N'ayant absolument pas le courage d'affronter Christopher, elle a choisi de rendre une petite visite à son autre ami afin de se mettre d'accord sur certains points. Depuis sa première fois avec lui, ils n'en ont pas discuté et ont simplement oublié ce moment ; elle a expérimenté l'acte charnel dans les meilleurs bras possibles à l'époque et il l'a aidée, voilà tout. Mais, aujourd'hui, elle veut s'assurer que les deux possèdent la même vision sur le sujet, autrement dit qu'il n'a jamais attendu plus d'elle.

La jeune femme se forge une contenance inébranlable et toque à la porte. Ses parents travaillent et les cours se sont terminés à quatorze heures. A l'université, aucun des trois ne s'est adressé la parole, chacun dans son coin. Nicholas aurait bien aimé au moins les saluer, mais Evi s'était cachée quelque part entre les coins bondés des amphithéâtres et les chaises dans le fond des salles. Christopher, quant à lui, avait joué au fantôme. Ni vu, ni connu, il s'était déplacé à la manière d'une ombre. Quand il le désire, il se fait remarquer par tout le monde et brille de mille feux ; dans le cas contraire, s'il aspire à passer inaperçu, personne ne le verra. Il a toujours été très doué pour la fuite. 

— Oh ! Evi, qu'est-ce que tu es canon ! Comme d'habitude, quoi... Entre, entre, mon frère devrait être par là...

Charlie la reluque tout en faisant mine de se demander où Nicholas peut bien être. De mauvaise humeur, elle soupire :

— Tu n'es pas gay, toi ?

Le garçon se retourne vivement, outré.

— Mais non ! Pourquoi vous pensez tous ça ?!

Dépité, il se décale et Evi manque de le bousculer en traversant le couloir. Elle se dirige d'instinct vers la chambre de Nicholas, mais tombe nez à nez avec une Min-Hee en pantalon et t-shirt débraillés et les cheveux en pagaille. Elle dormait paisiblement, épuisée pour aucune raison précise. En hiver, elle aime beaucoup les siestes. L'arrivée de la tête violette l'a réveillée. Cette dernière se stupéfait par la joliesse de sa mine endormie, malgré les traces des draps sur sa joue gauche. 

— Il n'est pas là, déclare Min-Hee en baillant. 

— De quoi tu parles ? marmonne Charlie derrière elles. Nich travaille dans sa chambre, non ?

L'asiatique lui répond par une grimace dubitative.

— Christopher l'a entraîné dehors pour qu'ils aient une conversation. Ils m'ont réveillée. Je ne peux vraiment pas dormir dans cette maison. Bref, viens, nous aussi, il faut que nous conversions, de femme à femme. 

— Je peux rester avec vous ? réclame Charlie. 

Min-Hee regagne sa chambre, le garçon et Evi sur les talons. Elle laisse la tête violette venir et claque la porte au nez de Charlie qui rouspète mais abandonne très vite. L'asiatique ronchonne en pestant contre le jumeau le plus crétin des deux, ce qui détend quelque peu la belge. Les deux s'assoient au bord de lit et la brune repense un instant aux baisers échangés avec Nicholas. Loin de se sentir jalouse d'une potentielle rivale, elle est plutôt curieuse de savoir ce qu'elle éprouve pour le châtain. A-t-elle réalisé sa première fois avec une personne de confiance seulement ou y a-t-il des sentiments enfouis ?

— Que comptes-tu dire à Nicholas ? 

Evi se redresse d'un coup, comme prise d'un sursaut. Elle pouffe sans sourire.

— N'est-ce pas un brin indiscret ?

— C'est toi qui as toujours été honnête et franche dès le début. Si ça te gêne, alors je ferai preuve de plus d'attention avec ma curiosité.

— Je regrette que toute cette histoire ait éclaté à ta séance de dédicaces et que Lucie et toi ayez assisté à ce désastre. Je suis déso...

— Nicholas s'est déjà excusé, mais je ne pardonnerai rien, puisqu'il n'y a rien à pardonner.

Min-Hee marque une pause, puis lâche sans préambule :

— Christopher jalouse cette première fois.

Evi baisse la tête, honteuse. 

— La première fois, l'acte sexuel, le sexe..., autant de mots pour décrire quelque chose qui m'a effrayée. J'avais peur de la mauvaise personne, de la douleur et de la pression. Les filles au lycée, elles mentionnent toutes leur première fois avec facilité et désinvolture. Je fais partie du genre qui ne l'espérait pas tout de suite, car il me fallait d'abord dénicher celui qui comblera tous mes désirs et toutes mes envies. Je n'ai pas trouvé ce garçon-là, mais les gens autour de moi commençaient à piailler et à m'interroger sur mes conquêtes... Maintenant, je me rends compte à quel point j'étais stupide ! La moitié de ces gens mentait et n'avait rien expérimenté du tout, l'autre moitié m'encourageait et insistait pour que je le fasse aussi, juste pour obtenir des ragots intéressants. C'est bête, mais j'ai cédé. Nicholas... A ce moment-là, il avait déjà couché avec quelques filles et aucune ne s'était plainte. Il était réputé pour sa douceur et sa gentillesse. En tant qu'amie, je m'en doutais et donc...pourquoi pas ! Il me paraissait être le meilleur choix. C'était parfait. Pas de sentiments, pas de douleurs, tout en délicatesse.

L'ouverture d'esprit des coréens peinait sur de nombreux aspects. Ce thème les dérange quelque peu en général et ils préféraient garder pour eux leur vie privée en public. Non seulement Min-Hee évoque ce sujet sans trop de difficulté, mais en plus elle pense désormais à Nicholas comme un ami et plus avec les affinités. Pourtant, elle n'est pas troublée. La jeune asiatique a l'impression de parler d'un garçon du passé, quelqu'un qu'il n'est plus. Elle hoche distraitement la tête.

— Pas de sentiments ? Ni d'un côté, ni de l'autre ? Tu en es sûre ?

Evi hésite légèrement et Min-Hee fronce les sourcils. Si son jugement se révèle correcte, elle n'a rien à craindre de la tête violette, puisque son cœur balance vers un autre jeune homme. Mais, le risque zéro n'existe pas. Elle peut se tromper.    

— Eh bien, tu vis avec lui, tu as probablement accès à plus d'informations que moi.

Parle-t-elle de son ami ou d'une enquête ? Min-Hee essaie de réprimer son air interrogatif et perplexe, tandis qu'Evi se penche vers elle et chuchote :

—Est-ce qu'il aime quelqu'un ? Est-ce que tu crois qu'il m'aime ?

La jeune asiatique se retient de toutes ses forces de ne pas éclater de rire et se contient. 

— Clairement, une de tes forces réside en ta capacité à observer les gens, mais tu ne connais pas si bien tes amis. 

— Il n'est pas amoureux de moi, alors ?

Evi renvoie une image de pur soulagement, mais la phrase de Min-Hee manque de la faire s'étouffer avec sa salive.

  — Non, il est amoureux de moi. 

Loin de se douter que les deux filles qui les préoccupent le plus conversent tranquillement dans la chambre, Nicholas et Christopher ne pipent mot. Adossés à un mur près de la place avec la fontaine qui s'écoule de moins en moins à l'approche de l'hiver, le brun a débarqué chez lui sans prévenir et ils sont sortis de la maison sans prononcer la moindre parole. Ils ont marché un temps, puis se sont assis. Le châtain supporte de moins en moins la tension. Bouder ne règle aucune situation. C'est pourquoi il décide de prendre les choses en main, se racle la gorge et se lance dans un discours sous les yeux ébahis de son ami :

— Evi et moi ne nous aimons pas, un fossé nous sépare sur ce point-là et j'ignore ce qu'elle t'a raconté, mais rien n'adviendra plus jamais entre nous. Certes, une première fois reste très important et gravé dans les mémoires, mais elle me l'a demandé pour s'en débarrasser. Je suis quasiment persuadé qu'elle s'en fichait complètement et qu'elle a voulu coller dans les nouveaux standards qui imposent apparemment aux jeunes de coucher le plus tôt, ce qui ne rime à rien et gâche pas mal de premières fois par stupidité et naïveté ! Bref, cela s'est produit au début de la première et à cette époque nous n'étions pas aussi proches, en particulier elle et toi. Elle est venue à moi par dépit ! Parce que j'étais le moins pire de tous et sûrement le moins décevant en hypothèse. Qui plus est, ta réputation de tombeur est arrivée plus tard, en dernière année. Elle n'avait aucune idée que tu avais déjà...pratiqué ! Donc, ne sois pas en colère de son choix. Elle n'a peut-être même pas aimé ! Quoi qu'il en soit..., écoute, Chris, je déteste ça. J'ai besoin de savoir que mes amis sont toujours mes amis et qu'ils se portent au mieux. Ah, et d'ailleurs...

— Je suis désolé !

— Je ne l'ai jamais embrassé !

Un ange passe entre eux.

— Quoi ?! s'exclament-ils, de concert. 

Nicholas ravale son sourire à l'excuse de son ami, pensant que la hache de guerre est presque enterrée.

— Je n'ai pas embrassé Evi, elle l'a bien précisé. Elle était prête à donner sa première fois, mais pas son premier baiser. Cette fille est étrangement romantique, tout compte fait.

Christopher, bouche bée, ne réplique pas immédiatement. Evi colle constamment sa bouche de partout, sur les joues de ses amis, sur le front et le nez des enfants. Il n'est pas rare qu'elle exprime son affection en claquant un bref baiser sur la peau de ses proches, plus qu'une bise, une preuve de son enthousiasme. Qu'elle est refusée que Nicholas l'embrasse, cela sonne exactement comme elle et diffère de son comportement en même temps. Après tout, cette tête violette s'amuse à être paradoxale et à embrouiller les esprits d'autrui.  

— En fait, déclare Chris tout à coup, je voulais m'excuser...pour le coup de poing. Que tu sois mon ami ou un connard, la violence est méprisante. Je n'aurais pas dû te frapper... Désolé ! C'est dit.   

Sur ce, il se lève et fuit sans détour, mais Nicholas bondit pour lui attraper le bras et le tire derechef contre le mur, le maintenant à côté de lui. Arborant un rictus ravi, il fixe le brun, lui faisant signe de réitérer ses excuses. Mais, Christopher se renfrogne et mime une moue butée. Pour briser la glace, le châtain utilise une tactique imparable : la mention du passé.

— Tu te souviens du jour de notre rencontre ? 

— Bien sûr, maugrée Chris. J'étais en train de me faire de nouveaux amis, quand cette folle m'a sauté dessus.

— Et la vraie histoire ? raille le châtain.

— Je tentais de me faire de nouveaux amis, mais nos petits camarades n'étaient pas charmés par ma bizarrerie à en juger par tous les vents que je me suis pris. Par contre, cette folle m'a réellement sauté dessus !

— Hum, acquiesce Nicholas. Honnêtement, j'ignore encore à ce jour si cette rencontre était placée sous le signe de l'évidence ou si elle a forcé la main du destin.

— Le destin ? Rien à voir ! Cette Evil nous a agrippés et bloqués dans ses filets. Diabolique ! Mais, j'avoue que la vie au lycée aurait été super fade sans elle dans les parages. 

— Plus que fade ! Nous serions morts d'ennui ! Je crois à ce destin, en quelque sorte. Quand bien même, elle ne serait pas intervenue dès la rentrée, je suis convaincu que notre amitié aurait décollé à un moment ou un autre. Hormis nos caractères compatibles, nous nous complétons, chacun avec ses qualités et ses défauts. L'alchimie a opéré en un battement de cils !

— Ouah, mon coup de poing t'a totalement retourné le cerveau ! T'es poétique, mec, trop poétique, c'est barbant ! 

Nicholas essuie le sarcasme sans broncher, gloussant. Un silence s'installe entre eux, mais il ne pèse plus autant qu'avant. Ils se permettent de se décrisper et profiter de l'absence de mistral. A l'abri des maisons de pierre, ils se remémorent cette belle période de leur vie. Ils ne la critiqueraient pas, ni ne la dénigreraient ; le lycée leur a tout apporté, notamment le bonheur. Cependant, l'être humain recherche plus à chaque fois qu'il reçoit ce qu'il désire. Et Christopher détient également cette avidité. Il a obtenu une amie fidèle, il a espéré un premier amour. Au fil des mois, ce songe s'est émietté jusqu'à devenir un vieux mythe tapi dans un recoin sombre de sa mémoire. 

— Tu l'as deviné, n'est-ce pas ?

Le châtain se redresse et scrute son ami, indécis quant à la question. Il finit par la comprendre sans grande peine.

 — Tu souris. Tout le temps. Outre le fait que tes sourires soient suspectés et parfois exagérés, tu évites les discussions ambiguës et tu fuis la majorité de tes responsabilités. Les personnes telles que toi se distinguent des autres. Pour vous cerner, deux clefs s'offrent à nous. Soit vous vous montrez enjoués pour une raison concrète, parce que tout roule bien dans vos vies ou parce que tout va relativement bien, ou alors vous êtes naturellement des gens souriants, ce qui est assez exceptionnel. Soit, et tu fais partie de cette catégorie, vous mentez énormément derrière vos faux sourires et vous dissimulez toutes vos pensées, tous vos chagrins et toutes vos ambitions, y compris à vos proches. Je me doutais bien que quelque chose entravait ton passé, mais tu n'en parlais jamais ou tu esquivais certaines questions. En ce qui la concerne...

Nicholas soupire. Il se rappelle du jour où cela lui est apparu en une suite logique d'événements. Quoi donc ? L'amour de Christopher pour la tête violette. Il s'agissait d'un week-end quelconque et la mère d'Evi travaillait d'arrache-pied pour son prochain procès compliqué. La maison n'était que pour eux. A la piscine, le brun ne quittait pas des yeux la jeune femme qui se divertissait dans l'eau. Le soleil tapait fort et sa peau luisait à cause de l'épaisse couche de crème solaire. Elle rayonnait et se reflétait dans son regard hypnotisé. Au début, et il l'avait pensé pendant longtemps, le châtain présumait que les hormones dictaient l'attitude envoûtée du garçon pour elle. Qu'il se fourvoyait.

— Oui, je l'ai deviné. Aux alentours du deuxième trimestre de la dernière année. Tu te préoccupais plus d'elle et de son bien-être que du baccalauréat ! Quand l'as-tu su ? Quand l'as-tu ressenti ? 

Il aimerait répondre de façon cliché. Au premier regard. Le coup de foudre. Mais, non, il ne l'avait pas aimé en un instant. En réalité, Christopher se méfiait d'elle le mois de la rentrée. Une lycéenne aussi belle et à priori talentueuse qu'elle ne devrait pas traîner avec un pareil looser. Entre ses notes catastrophiques et son manque de confiance – qu'il avait perdu en gagnant en assurance –, jamais cette fille ne lui aurait adressé la parole. Il avait reconnu en Evi une profonde bienveillance et une envie de tendre la main à ceux qui attirent son attention, c'est-à-dire les attachants, les atypiques et les authentiques. 

— Je n'étais pas à l'aise avec vous. 

— Comment ça ? Pourquoi ne l'as-tu pas dit plus tôt ?

— Parce que j'ai réussi à m'intégrer. Vous êtes très intelligents tous les deux, vous travaillez bien et votre avenir devrait se dérouler dans le plus grand calme. Vous vous êtes fabriqués un plan d'études et un plan pour le futur. Mais, moi...qu'est-ce que j'ai ? Si je termine ma licence avec le diplôme en poche, ça relèvera du miracle ! Je n'imagine pas le master ! Je ne me suis pas décidé pour mon métier. Je me contente de vous suivre depuis trois ans. J'ai l'air pathétique, hein ?

— Quelle connerie, souffle Nicholas.  

Christopher pivote vers le châtain, les yeux exorbités par la grossièreté. Il théâtralise sa réaction, reprenant ses mauvaises habitudes de surjouer.

— Ne remets pas la faute sur nous. Tu ne t'impliques pas dans tes études, parce que tu n'as pas trouvé le domaine qui t'intéresse. Finis cette année en te posant les bonnes questions, et par la suite vis pour toi. Au passage, tu ne nous suivais pas. Tu suivais Evi, c'est différent ! Elle ne se volatilisera pas si tu choisis une autre faculté. Tes amis ne bougeront pas de là où ils sont, autrement dit près de toi.

— J'vais chialer ! C'est trop beau ce que tu dis !

Nicholas soupire lourdement, lève les yeux au ciel et murmure des injures entre ses dents. Le gentilhomme Beauvilliers, l'appelait-il à l'époque pour le charrier, haït à un tel point les disputes entre proches qu'il chercher constamment un moyen de prouver son estime par les mots, puisque sa bouche bénéficie d'une virtuosité incroyable en termes d'amitié et de sentiments. Pour contourner les phrases qui le troublent et s'accrochent à ses lèvres pour ne pas sortir, il prend des détours pour se dévoiler. Christopher se sent privilégié de cette place honorable dans son entourage. 

— Au fait...

Christopher bafoue soudainement.

— E-Est-ce que...est-ce qu'elle t'a parlé depuis ?

— Non. Entre vous deux, je me demande lequel se noie le plus dans sa fierté ! Il faudrait que vous communiquiez sans hausser le ton cette fois et sans vous disputer. 

— Elle me traitera de crétin.

— Et ? Tu n'as vraiment rien compris à cette fille ! C'est fou, même Min-Hee a capté l'essentiel ! Deux aveugles qui n'entendent pas raison !

— Q-Quoi ? Elle ne m'apprécie pas, de toute façon !

— Oh ! se lamente Nicholas avec l'accent du sud. Si un dieu existe par ici, foudroyez-le, qu'on en finisse ! Ce n'est pas possible de faire l'autruche aussi longtemps ! Ouvrez les yeux tous les deux, bon sang ! Vous augmentez considérablement ma tension sanguine. Vous en avez conscience au moins de tout le stress que vous me procurez ?

 Christopher cligne plusieurs fois des yeux, incrédule. Il ressemble à un enfant mis au coin. Ne saisissant pas un traître mort, il réfléchit sérieusement. Puis, brusquement, il tressaille, ouvre grand la bouche et déblatère :

— Elle sait que je l'aime et elle fait exprès de me traiter de crétin pour me repousser et me décourager. C'est ça ?

Il est plutôt content de sa déduction, certain d'avoir bon. Mais, il revient très vite sur ses propres mots et son sourire disparaît. Cette idée le mène à croire que la tête violette le manipule pour qu'il baisse les bras, ce qui est d'une part humiliant et d'autre part triste. Il se secoue vigoureusement et chasse cette théorie d'un revers de main. Nicholas le toise sans expression, dépité.

— Tu sais quoi ? souffle-t-il, désespéré. Demande-lui, ce sera plus rapide ! 

Christopher fait volte-face et pousse un cri lâche, un mélange entre un hippopotame en chaleur et un aigle enroué. Il se retourne avec lenteur, les mains devant sa bouche. Nicholas hoche la tête de lassitude, jauge tour à tour le brun panique et la tête violette pétrifiée sur le trottoir d'en face et il décide de ne plus se mêler de cette affaire directement. Sans plus de cérémonie, il repart chez lui sans leur accorder le moindre regard, nonchalant. Evi n'a pas tout épié de leur conversation, mais elle est arrivée et ne s'est pas éloignée au mot crétin. 

Intriguée, elle a écouté en silence et dorénavant sa respiration ne fonctionne plus très bien, saisie par un étourdissement. Elle titube jusqu'au mur où Christopher s'est collé, immobile. Il espère secrètement fusionner avec la pierre et s'évaporer, mais la jeune femme se rapproche et son souffle se coupe. Elle descend progressivement, accroupie, puis assise à sa droite en laissant une distance de sécurité inférieure à un mètre. Au loin, Nicholas leur jette un coup d'œil et ricane en toute discrétion. Deux anxieux de l'amour constipés ! Pour ne pas s'esclaffer et les déconcentrer, il se détourne.

— Salut.

Hello.

— ... La forme ? 

Evi se maudit à la seconde où la question s'extirpe de sa bouche. Elle tapote ses lèvres, s'empêchant de justesse de les insulter. Christopher, raide, maintient le silence le plus grave de toute sa vie. La jeune femme médite sur ce qu'elle a perçu de leur échanger et elle s'arme de fermeté et de bravoure pour se justifier après trois années :

— Ne pas exceller à l'école et être stupide ne s'accordent pas du tout ! Quand je te traite de crétin, je ne t'attaque pas sur tes compétences scolaires. J'aurais dû voir que ce mot te blessait et ne plus l'utiliser, désolée... Mémoriser des cours par cœur ne fait pas de toi quelqu'un d'intelligent. Tu as littéralement inventé des techniques absurdes pour ne pas échouer aux examens et sans tricher, ce qui est...autant surprenant qu'ingénieux ! Ta perspicacité m'étonne souvent. En somme, tu es une personne astucieuse qui se sert de toutes les solutions à sa disposition pour s'en sortir. Alors, oui, tu n'uses pas de vocabulaire pompeux et tu en connais peu, tu ne brilles pas par tes notes et les autres élèves ont pu se moquer de toi par le passé, mais...tu n'es pas bête. Si seulement j'avais su que je créais un complexe en toi...

Elle se recroqueville et laisse son front tomber sur ses genoux. Mais, une main se glisse entre les deux pour ne pas qu'elle se fasse mal. Evi dresse son regard coupable et croise celui agité de Christopher. Celui-ci ne parvient pas à trier ses pensées. Il souhaite la remercier, s'excuser à son tour, la prendre dans ses bras et tellement d'autres gestes qui lui sont interdits. Il constate ses bras nus ; elle s'est habillée d'un fin chemisier court et d'un simple legging. Les deux ensemble contredisent le style habituel de la jeune femme, signe qu'elle a enfilé les habits en haut de la pile, au hasard. Cette semaine-ci, les températures ont augmenté. Il ôte agilement sa veste et la pose sur ses genoux. Elle la serre aussitôt.  

— Je ne pleure pas beaucoup, clame-t-elle d'une petite voix. Je n'ai pas pleuré au départ de mon père, je n'ai pas pleuré aux critiques de ma mère et je n'ai pas pleuré en ratant mon concours de danse en primaire. J'ai pleuré quelques minutes après que des garçons sans âme aient voulu abuser de moi et je n'ai plus pleuré ensuite. Mais, quand j'ai lu le dégoût et la déception dans tes yeux, quand tu as frappé Nicholas par ma faute, j'ai pleuré toutes les larmes de mon corps. Même ma mère ne savait plus comment réagir. Elle s'est transformée en gentille maman. Tu te rends compte ? Dans quel monde insolite vivons-nous si cette femme se dégote un côté maternel !

Il ne lâche pas son regard.

— Elle t'aime, c'est certain. Parce qu'il est vraiment, vraiment dur de ne pas t'aimer, Evil.

Doucement, elle s'incline vers lui jusqu'à s'appuyer contre son épaule. D'un geste naturel, il entoure le haut de ses hanches avec son bras et se positionne mieux pour qu'elle soit à son aise.

— Moi, je ne veux pas que cette amitié se termine. Je ne veux pas que tu quittes ma vie... Et toi ?

Son timbre s'apparente à celui d'une enfant qu'un parent s'apprête à abandonner. Il la serre avec plus de fermeté et chuchote à son oreille :

— Je ne te quitterai jamais. Jamais, jamais, jamais ! Je te poursuivrai pour toujours et lorsque tu essaieras de me rejeter, je m'accrocherai à toi coûte que coûte. Tu penseras que je ne serai plus là, mais, tel le chewing-gum sous la chaussure, je te suivrai. 

Pour une fois depuis plusieurs jours, elle rit. Un son guttural, qui provient du cœur. Cette mélodie le réchauffe et il se permet de caler sa tête contre la sienne. Ils demeurent ainsi pendant quelques minutes, en paix. Evi attrape son portable et ouvre l'application des contacts. Elle lui montre l'écran, là où le Pervers aurait dû avoir son nom. Il n'y est plus. Christopher ne ravale pas son sourire béat.

— Tu avais raison. Il m'envoyait trop de messages et m'a sous-entendu qu'il exigerait plus. Je l'ai bloqué sur tous les réseaux.

— S'il te tourne autour, je lui fonce dessus et je le plaque au sol ! 

Garçonnet, Christopher avait pris des cours de rugby. Il continue à y faire allusion sans se souvenir d'une seule règle. Evi pouffe à nouveau. Il aime la sentir détendue et heureuse contre lui. Ce sentiment serait presque jouissif, mais la barrière invisible qui les sépare encore le freine. Tandis qu'il aspire à davantage, elle redoute d'empiéter sur un chemin qu'elle ne reconnait pas. La jeune femme fait par conséquent son possible pour maintenir leur amitié là où ils l'ont mis en pause. Elle lance sur un ton gai :

— Nicholas a brisé la règle ! 

— Quelle règle ? La règle ?

— Oui, la règle qui proscrit les relations entre nous trois et nos amis pour éviter des drames ! Eh bien, il s'en est royalement fichu !

— Avec qui ? Ne me dis pas...

— Et oui, elle !

— Petite Lucie ? Oh my god ! Je n'en reviens pas ! 

Evi se décale et le dévisage en biais. Elle envisage momentanément de changer son point de vue et de lui traiter derechef de crétin, mais elle s'en empêche et scande :

— Han Min-Hee, il est amoureux de Han Min-Hee ! 

Christopher en est dix fois plus ébahi. Il se statufie, la bouche pendante et les yeux écarquillés. Toutes les scènes avec les deux repassent dans sa tête et il perçoit des détails qu'il avait ignorés. Evi se rallonge sur lui, laissant un temps pour qu'il assimile l'information. En soi, il accepte ce couple assez aisément, ils vont bien ensemble. En revanche, il s'inquiète de la réaction de la jeune femme. Cette règle compte pour elle. Comment le prend-t-elle ? D'après la sérénité sur son visage, elle ne s'énerve pas et n'est pas contrariée.

Tant mieux, car lui aussi souhaite briser la règle. Avec elle. Christopher ne peut pas l'aimer plus à ce stade, attachée à elle et incapable de la voir filer. Il songe de plus en plus à lui avouer, mais il se tourmente à coup de questionnements affolés et de doutes excessifs. Il a listé les pires scénarii au cours de ces trois dernières années. Mais, aujourd'hui, sous ce soleil doucereux et ce vent clément, le besoin urgent le hante. Il s'est réconcilié avec ses deux amis et il l'enlace. Une situation propice pour déclarer ses sentiments. Le brun inspire longuement, remplissant ses poumons, et il expire tout l'air sur les cheveux d'Evi qui lui arrivent dans les cils. Elle ronchonne, mais il empoigne promptement ses joues et rivent ses yeux dans les siens.  

— Tu sais qui d'autre est amoureux ? murmure-t-il, au comble de l'angoisse.

— Hum..., dis-moi.

— Christopher Descombes. D'Evi Van Der Meiden. Et il aimerait l'embrasser. Maintenant.

Sur le coup, toutes ses convictions s'effondrent. Elle n'est plus si sûre de le garder en tant que simple ami. Cependant, Christopher interprète très mal son mutisme et se jette dans une tirade interminable durant laquelle les lèvres d'Evi tremblotent tant l'hilarité menace de se déclencher à chaque syllabe.

— Je ne te critiquerai pas et je dirai ce que je pense à ta mère pour qu'elle voie enfin que sa fille est une prodige dans tout ce qu'elle entreprend et qu'elle devrait se féliciter pour l'avoir mise au monde. Et après, je m'excuserai, parce que je ne veux pas que ma belle-mère me déteste. Je te laisserai tout ton espace, sauf en matière de mecs ! Les gars comme le Pervers, ils dégagent ! Sinon je ne m'immis...m'immiscera...m'immiscerait pas dans tes affaires ! Ah, et nous serons toujours amis, mais, en plus, nous nous embrasserons...

A cette mention, il glousse à la manière d'un enfant ayant prononcé un méchant mot.

— Je ferai tout ce que tu réclameras, parce que je suis un canard qui ne supporterait pas de vivre sans toi ! Je ne t'oblige pas à me dire oui, hein ! Tu peux dire non. Est-ce que je m'en remettrais ? Aucune idée ! Bref, je serai le copain que tu rêvais d'avoir...ou je me dépasserai pour le devenir ! Evi Van Der Meiden...!

Elle le coupe abruptement :

— Est-ce que tu es en train de me demander en mariage ? 

Il rougit et balbutie quelques paroles supplémentaires, avant de se taire et de la fixer avec deux orbes de chiot battu. 

— Alors, répond-t-elle, en premier lieu, hors de question que tu sois mon canard ou je-ne-sais-quoi. Tu ne feras pas tout ce que je réclamerais non plus. Tu pourras me critiquer et résumer ses quatre vérités à ma mère, pas de problème là-dessus ! Au Noël prochain, je t'achèterai un Bescherelle..., mais, en attendant, Evi Van Der Meiden n'est pas contre un baiser de Christopher Descombes. 

Son cœur manque un battement et il toussote en s'étranglant avec sa salive. Il mordille ses lèvres tout en essuyant ses paumes moites sur son jean. Evi ne bouge pas d'un millimètre, ne s'étant jamais crue aussi prête pour embrasser un garçon. Christopher, égal à lui-même, recule vivement, souffle dans sa main pour vérifier son haleine et parait grandement satisfait. Il s'avance vers elle, son organe vital palpitant à se rompre. Nicholas, qui les observait à l'écart, sourit tendrement en les voyant et s'en va définitivement.

Le brun dépose en toute délicatesse sa bouche sur la sienne et un feu d'artifice explose dans son ventre. Il combat l'envie de sautiller de joie et embrasse ses lèvres pulpeuses, confirmant son amour et son désir inébranlable pour elle. Evi s'empourpre et suit sa lente cadence avec délectation. Quand il commence à s'écarter, elle comble l'espace et prolonge le baiser, surprenant Christopher. Il ne s'en plaint pas et glisse sa main dans sa nuque pour les rapprocher. En se séparant pour de bon, elle ne peut pas résister à la tentation de railler :

— Eh bien, voilà un domaine où tu es imbattable !

La tension s'envole sur-le-champ et ils s'esclaffent l'un contre l'autre. Nicholas entend leurs rires étouffés et sourit, fier de ses amis. Il regagne sa maison et sa chambre, en ignorant Charlie. Min-Hee lit un bouquin dans son fauteuil confortable qu'elle a adopté et adore. En guise de question muette, elle hausse un sourcil.

— J'ai visé dans le mille ! C'était bel et bien aujourd'hui ! Je les connais comme si j'étais leur père !

Min-Hee glousse et poursuit sa lecture. Mais, Nicholas n'est pas d'accord. Il se penche au-dessus d'elle et tend ses lèvres. Toujours quelque peu embarrassée par leur situation inconnue, en couple ou pas en couple, elle l'embrasse en une fraction de seconde. Le châtain soupire, mais est amusé. Il tourne les talons, cherchant de quoi s'occuper.

— Au fait, je t'aime.

Il virevolte et braque ses yeux sur elle qui évite méticuleusement de les croiser, focalisée sur son livre. Nicholas met un certain temps à quitter sa stupeur. Bêtement, ses lèvres s'étirent jusqu'à ses oreilles. Il la rejoint et relève son menton avec son index. 

— Moi aussi...

Nicholas se souvient de ses conseils sur les déclarations d'amour. Il le désire. Il désire se déclarer là, tout de suite.

— Moi aussi, je t'aime. 

Le rouge se répand sur tout son visage. C'est la première fois que Nicholas constate autant de rougeurs sur la peau dorée d'une asiatique. Tout entre dans l'ordre avec un peu de patience, de volonté et d'amour.

    



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