Chapitre 10
Une semaine et quelques heures après sa dernière crise d'angoisse, Christopher s'était reposé et avait suivi distraitement les cours à l'université, l'esprit encombré par ses souvenirs. Il cherche présentement un moyen de libérer du poids sur son dos en se livrant à ses amis, mais l'habitude de cacher son véritable chagrin et de sourire en guise de masque se montre tenace. Il hésite et ne saurait pas par où commencer, de toute façon. Le brun en avait néanmoins parlé avec Nicholas par messages vocaux, n'ayant pas osé pas l'appeler directement. Il n'avait avoué que la surface et la raison de sa présence à l'hôpital. D'ailleurs, il en était sorti rapidement.
Désormais, il se porte mieux, mais cet événement inattendu a fait grandement réfléchir le châtain. Sa relation avec ses parents n'a rien de compliqué, pourtant il souhaiterait se rapprocher d'eux. A vingt ans, Nicholas se sent à l'écart de sa propre famille, y compris de son frère. Malgré leur lien précieux de jumeaux, ils ont pris des chemins séparés très tôt et détiennent des caractères foncièrement différents. Ces divergences ont causé l'éloignement drastique du jeune homme. Ils ne s'expriment pas beaucoup, ne leur racontent quasiment rien et ne préfèrent pas passer du temps avec eux au risque de se retrouver dans une situation où son manque d'intérêt ressortirait.
Il y songe tous les jours depuis que Christopher a quitté l'hôpital ; de nuit ou de jour, dès qu'il ferme les yeux, il se voit proche de sa famille, un fils aimant et un frère irréprochable. En les rouvrant, il soupire et se lamente de cette absence de sensibilité et d'amour. Ce matin, Nicholas ne cesse de fabriquer des conversations dans lesquelles il prononcerait ces mots si simples et si difficiles à la fois, je t'aime. Mais, il ne peut rivaliser contre les frissons qui le saisissent et le malaise qu'ils provoquent en lui.
Par conséquent, le châtain a décidé de combattre le feu par le feu, en quémandant l'aide de la personne qui lui ressemble le plus sur ce point. En d'autres termes, il sort vivement de sa chambre, tendant l'oreille pour s'assurer que ses parents sont occupés devant la télévision. Nicholas se précipite à la porte de Min-Hee et toque aussi discrètement que possible. La jeune femme ne répond pas tout de suite et il envisage le fait qu'elle soit partie. De son installation chez lui jusqu'à ce jour, elle est devenue plus indépendante et passe la plupart du temps à l'extérieur. Peut-être qu'elle est encore en train d'errer dans Avignon en quête d'inspiration pour son roman.
Alors qu'il s'apprête à abandonner, la porte s'ouvre à la volée sur une jeune femme apparemment pressée et débordée. Nicholas n'entre pas et se fige face à elle, tout penaud dans le couloir. Elle a revêtu une longue robe noire en mousseline, au tissu paillette sur le buste et aux fines manches tombantes sur le bas de ses épaules. Ceinturée à la taille, elle lui offre des airs de princesse ténébreuse. Quelques mèches de ses cheveux ont été gracieusement nouées en natte et le reste ondule en une majestueuse cascade de jais. De ses lèvres écarlates à ses cils allongés, Min-Hee n'a rien laissé au hasard, en particulier ses talons de velours assorti à la tenue et les boucles d'oreilles dorées qu'elle essaie à grand-peine de mettre.
— Euh...
Il se peut que Nicholas ne parvienne à former une phrase cohérente. Min-Hee ne lui adresse pas le moindre regard, jurant comme une charretière et se débattant avec ses boucles d'oreilles. Tandis qu'elle réussit à les ajuster correctement, le châtain se souvient de son but initial, mais choisit finalement de s'intéresser à cette tenue...déconcertante.
— Tu as un rencard ?
Elle lui renvoie une grimace et fronce les sourcils à cette idée.
— Oh, pitié non ! Je ne perdrais pas une seconde dans un rencard, pas pour le moment.
— Donc, tu es revenue à tes robes extravagantes.
— Pas vraiment. Avant de partir de ma maison, j'avais bloqué cette journée pour une séance de dédicaces. Je ne voudrais pas faire faux bond à l'espace culturel. Ils sont si gentils là-bas, je ne peux pas annuler à la dernière minute. J'ai pris mes précautions et n'ai posté aucun message nulle part, j'ai également demandé à ce que le magasin ne placarde pas ses murs d'affiches avec mon nom ou mes livres. Normalement, mon père ne devrait pas débarquer à l'improviste ! En plus, il travaille et Mark me tiendra au courant de ses déplacements.
— Et si je restais avec toi ? Au cas où ton père vient pour tout gâcher...
— Tu seras là pour l'en empêcher ? complète-t-elle en le coupant.
Min-Hee pouffe à cette perceptive et secoue la tête de désapprobation. En réalité, il n'a rien de prévu et supporte de moins en moins les week-ends à la maison avec ses parents.
— Ça se voit que tu ne t'es jamais assis pendant huit heures à tripoter ton portable et à relire tes livres d'ennui en attendant qu'un passant te pose des questions durant quinze minutes pour au final ne pas acheter le bouquin ! Ou encore tenter d'attirer l'attention des gens en te plaçant en plein milieu du chemin et en les saluant sans recevoir la politesse en retour ! Crois-moi, mieux vaut que tu termines les devoirs, surtout les exercices de linguistique qui sont très pénibles !
Il se peut aussi qu'il ait oublié ces fichus exercices. Se pinçant l'arête du nez en soupirant, Nicholas se focalise à nouveau sur sa raison de se tenir droit tel un piquet, ou une autruche constipée, et il s'avance maladroitement en manquant de s'embroncher dans le tapis. Min-Hee remarque sans mal son manège, mais ne commente pas. Depuis qu'Evi a insisté pour être son amie, elle finit toujours dans des situations et des conversations étranges. La dernière en date l'a totalement sidéré. Pour résumer cette histoire, Charlie l'a suivi dans toute la maison pour débattre sur l'utilité des brosses à dent – ce qui lui a permis de comprendre pourquoi sa mauvaise haleine.
— Min-Hee, est-ce que...tu pourrais...eh bien, m'aider, s'il te plaît ?
L'asiatique se redresse, les bras chargés d'un lourd carton rempli de ses livres. Elle le laisse tomber sur son lit, la mine dubitative.
— Généralement, je ne fais pas confiance aux requêtes qui contiennent le nom de la personne, car ça révèle un certain sérieux et une tension dramatique qui ne me plaisent pas. Mais, je vais me contenter d'hocher la tête pour que tu puisses exprimer la problématique.
Elle mêle les paroles au geste. Nicholas aurait pu sourire à cette réponse typique de la jeune femme, mais il n'est pas sûr de comment réagir. Il se racle la gorge et décide de déblatérer d'une traite :
— Je ne sais pas si tu te rappelles de notre débat sur l'amour. En fait, je voudrais leur dire maintenant, là, ce matin, sans motif particulier. Simplement leur prouver que je ne suis pas le fils ingrat qui les évite depuis toutes ces années ! Enfin, ces mots ne peuvent pas effacer ma nonchalance, mais au moins ils l'entendront une fois et ils seront contents ! Tu n'aurais pas un conseil ?
Le front plissé, Min-Hee le jauge de haut en bas et soupire longuement, dépitée par ces mots. La retarde-t-il réellement pour lui réclamer un conseil dans le but de partager un instant d'affection entre ses parents et lui ? A elle ?
— D'abord, ne te force pas. Ils le ressentiront. Ensuite, voici mon conseil pour que tout se déroule sans embûche : tu te plantes face à eux, tu les regardes dans les yeux et tu leur dis ce que tu as sur le cœur. Si tu es prêt mentalement, les mots sortiront d'eux-mêmes. Dans l'hypothèse où tu échoues à te dévoiler, ne panique pas, bat en retraite dans ta chambre et réessaie un autre jour.
— Mais, ce n'est pas possible de ne pas réussir une tâche aussi basique ! s'écrie-t-il, irrité. Je ne peux pas évoquer l'amour et ses variants sans éprouver du dégoût.
— Premièrement, tu considères une preuve d'amour comme une tâche, ce qui souligne clairement le problème. Deuxièmement, tu te trouves bizarre, parce que tes parents t'aiment et tu aimes également tes parents, mais ta personnalité fait que tu es incapable de leur avouer. De mon point de vue, il existe forcément un élément inconnu qui justifie ce blocage interne, mais que tu peux tout à fait outrepasser avec de l'entraînement et de l'habitude. Je m'explique. Il semblerait que quelque chose entrave ta relation avec eux. Toi seul sait de quoi il s'agit. Au fil des ans, tu t'es déplacé et tu as évolué en parallèle du chemin emprunté par ton frère et tes parents. Tu te rends compte de cela, mais tu ignores comment retourner sur leur chemin à eux. La solution n'est pas complexe du tout. Les rejoindre gaspillera ton énergie. Il te suffit de marcher sur ta route détaché, tout en franchissant à intervalles régulière l'espace entre vous. De cette façon, une sorte de routine prendra le dessus sur ta nonchalance et les preuves d'amour seront de plus en plus naturelles. En revanche, tu pourrais trébucher en traversant cet espace. Cela ne signifie pas que tu dois baisser les bras et ne plus faire l'effort. Plus tu le traverseras et plus tu connaîtras les obstacles, ainsi tu les éviteras. Au final, tu apprécieras peut-être.
A-t-il tout compris ? Probablement pas. Il la fixe un moment, la bouche entrouverte à en gober les mouches et l'incrédulité peinte sur son visage. Min-Hee patiente pour que son expression faciale indique des signes du déclic, tout en zieutant sur son portable où elle voit les minutes défiler. Nicholas constate plusieurs conclusions évidentes. Elle lui conseille de ne pas s'obliger à formuler des paroles fausses ou hypocrites, ni à les émettre pour faire plaisir à ses parents. Elle lui désigne à la place une autre solution, mais il ne la saisit pas entièrement. Est-il censé énoncer quelques mots d'affection de temps en temps, là où le besoin apparaît ?
Ne pas reculer, foncer, manifester le peu de tendresse en lui, et recommencer plus tard quand le besoin surgira à nouveau. Nicholas est convaincu qu'il ne s'y habituera jamais. Il a vécu trop longtemps sans câlin, ni caresse maternelle, sans accolade d'un père, ni paroles douces. Cependant, il se doit de noter à quel point son jugement est précis et exact. Elle a raison sur un détail indubitable. Un élément l'a conduit à se distancer autant de sa famille. Charlie a grandi dans le même environnement. Sauf que son frère, contrairement à lui, n'a pas négligé leur parent et continue à leur courir après en leur criant des je t'aime sans gêne.
— Charlie et moi avons été élevés par notre nourrice. Nos parents travaillaient énormément et ne pouvaient pas nous garder. Une histoire classique, en somme. Nous l'adorions et avant...avant son décès, je n'avais aucun mal à rendre l'affection. Elle est morte tôt dans un accident de voiture... Je... J'ai une peur bleue des accidents. C'est pourquoi je fais encore très attention à ma voiture et j'en prends soin.
— Ouah..., souffle Min-Hee.
Elle lève les yeux au ciel et il la scrute, immobile et curieux de ce mouvement.
— A nous écouter, nous devrions tous consulter des psychiatres !
Cette phrase atténue automatiquement le stress de Nicholas et il rit de bon cœur.
— Je te l'accorde ! acquiesce-t-il. La relation avec les parents..., ce n'est pas facile !
Lucille est sûrement celle qui esquive le mieux les problèmes liés à la famille et à l'adolescence. Elle leur parle peu et cela leur convient parfaitement. Les quatre autres par contre devraient soit discuter calmement avec les pères et les mères, soit effectivement rencontrer un psychiatre. Ou les deux, en fin de compte. Pendant qu'il se tient là en souriant, Min-Hee empoigne son carton et gagne le salon sans un mot de plus. Nicholas note intérieurement qu'il n'a pas terminé de la questionner pour obtenir davantage de conseils et il la suit. Il compte bien l'accompagner à sa séance de dédicaces. Toutefois, elle s'arrête nette à un mètre de ses parents qui sont avachis sur le canapé et clame d'une voix distincte.
— Votre fils, le plus intelligent des deux, souhaite vous livrer ce qui le préoccupe. Pour ma part, je rentrerais pour le dîner.
Sur ces paroles, elle tourne les talons et se dirige tranquillement vers le jardin. Nicholas est à deux doigts de la poursuivre pour l'ensevelir de reproches, mais ses parents le détaillent avec deux paires d'yeux interrogateurs. Il déglutit péniblement et est divisé entre son envie de fuir ou de saisir la perche tendue par l'asiatique. Le châtain inspire profondément et s'approche d'un pas, avant de triturer l'ourlet de son haut.
— Je... Je... Je ne sais plus.
Il lâche cette excuse et un ricanement nerveux. Sa mère gigote sur le canapé, inquiète de le voir dans cet état. Il en transpirerait presque. Puis, il se remémore toutes les fois où il a affronté bien pire et Nicholas se redresse fièrement.
— Je vous aime...papa, maman... Et moi aussi je rentrerais pour le dîner. Bisous !
Il fait volte-face et se rue vers la porte d'entrée, la faisant claquer à son passage. Nicholas ne se retourne pas, ne voulant pas distinguer leur incompréhension. S'il était resté une dizaine de secondes de plus, il aurait perçu leurs rires attendris. Promptement, en remarquant que la voiture de Min-Hee est toujours garée, il s'empresse d'y grimper et de refermer la portière en expirant bruyamment. La jeune femme, les mains sur le volant, le toise en biais. A son apparence et sa respiration extatique, il prétendrait avoir sprinté sur une centaine de mètres, elle le croirait. Dire à ses parents qu'il les aime revient à un marathon pour le châtain.
— C'est bon, j'ai fini ! s'exclame-t-il. Mais, j'ai conclu par...
Il affiche une grimace de mépris.
— Par bisous.
Déconcertée par un tel aveu, Min-Hee pince ses lèvres et ravale l'hilarité qui menace de la submerger, mais elle craque et tente de calmer son fou rire, en vain. Nicholas parait stupéfait par ce son étonnamment cristallin, le grave de son timbre laisse place à la sincérité d'un véritable éclat. Elle s'imagine la tête de ses parents. Bisous, cela ne la dérange pas vraiment et l'amuse autant qu'il a égayé la journée de sa famille. Embarrassé et déconfit, le jeune homme se décompose dans sa voiture, pétrifié par son choix de mots. Cette première expérience, en termes d'aveux, s'est soldée par une gêne qui le pourchassera minimum une semaine !
L'asiatique se ressaisit, reprend contenance et évite soigneusement la mine défaite du châtain pour ne pas rire derechef. Elle démarre le moteur et roule en direction de l'espace culturel pour ne pas être en retard. Ne se remettant pas de cet instant court mais intense, il apaise les palpitations effrénées de son organe vital tout en gesticulant à cause du silence perturbant. Il veut chasser le malaise de son esprit au plus vite, mais ne pense à aucun sujet de conversation et il n'a pas le loisir d'en chercher un, puisqu'ils atteignent rapidement le magasin accueillant Min-Hee.
Elle sort de la voiture et saisit le carton, fermant le coffre d'un coup de main agile. Nicholas, à l'allure d'un pantin de bois inerte, s'extirpe soudainement de sa léthargie, se remue et rattrape la jeune femme en deux grandes enjambées. Il s'empare habilement de ses livres et les porte jusqu'au magasin. Le soleil tape fort aujourd'hui et Min-Hee ne se plaint pas de ce côté gentleman. Elle se focalise sur les pavés au sol et à ses talons qui glissent, tout en hissant sa robe pour ne pas marcher dessus.
En arrivant à l'espace culturel du centre commercial, elle se présente à l'accueil. Le nouvel employé, ou le stagiaire, cligne plusieurs fois des yeux et arbore des traits perplexes. Il ne s'attendait pas à une jeune femme aussi bien vêtue et encore moins au léger accent asiatique. Sa réponse ne vient pas immédiatement et elle envisage de contourner le comptoir pour s'asseoir à la place qui lui est réservée. Une caissière, qui travaille ici et dans d'autres magasins du supermarché en étant multitâches, rangeait des livres dans les rayons et stoppe tout en discernant le manque de réaction de l'homme. Elle accourt et la désigne :
— C'est Han Min-Hee, je t'ai prévenu qu'elle arriverait à dix heures !
L'homme se penche sur sa collègue et chuchote assez fort pour que l'asiatique entende :
— Mais...est-ce qu'elle est française ?
La caissière soupire de lassitude.
— Bien sûr qu'elle est française, espèce de gros bêta ! Suivez-moi, Mademoiselle Han. Vous repartez, comme d'habitude à dix-huit heures ?
Min-Hee jette un dernier regard un brin méprisant au nouveau et emboîte le pas de la caissière. Elle opine du chef.
— Parfait ! Vous avez changé de chauffeur ?
— Mark me tenait régulièrement compagnie pour ne pas que je me sente seule, précise-t-elle à Nicholas. Non, j'ai...déménagé. Je ne possède donc plus de chauffeur. Mais, il se pourrait que lui aussi reste avec moi pour la journée. Sauf si je trouve le bon argument pour m'en débarrasser !
Elle plaisante à moitié, mais la caissière glousse quand même. Nicholas réplique par un rictus sardonique et pose sèchement le carton sur la petite table carré mise à la disposition de l'écrivaine. Il commence machinalement à placer la nappe et les livres, tandis que Min-Hee remercie la caissière et s'exécute à son tour. Elle arrange dix romans de chaque dans une forme qui lui plait, créant une sorte de pyramide tournoyante. Le châtain l'observe en silence ; elle est précise et rapide, montrant qu'elle a l'habitude des séances de dédicaces. Cette fille l'impressionne. Une étrangère, parlant extrêmement bien la langue française, étudiante et auteure en simultané, une situation familiale compliquée et pourtant une battante déterminée à vivre comme elle le désire.
— Tu comptes ne pas bouger pendant les huit prochaines heures en me fixant ou est-ce que tu vas te décider à t'asseoir ?
— Je... Je réfléchissais !
— Et à quoi ton cerveau si occupé réfléchit ?
— Les réflexions ne devraient pas être traduites à voix haute constamment. N'est-ce pas ? Mieux vaut en garder un peu pour nous.
Ses orbes se mettent à paniquer et à se diriger dans tous les sens hormis sur elle. Il se hâte de tirer la chaise rembourrée et d'y prendre place pour dissiper sa gêne.
— Dis-le concrètement que tu n'as pas envie d'en parler, au lieu de déballer des sottises !
La séance de dédicaces débute officiellement et Nicholas comprend progressivement que cette journée peut être soit très agréable et intéressante, soit ennuyante et insolite. Au fil de la fin de matinée, il en déduit que ce sera extraordinaire sordide et incroyablement singulier. Pendant d'interminables minutes, parfois une demi-heure, personne n'entre dans l'espace culturel et par logique personne ne s'arrête à son stand. Quand un individu défile devant eux, Min-Hee les interpelle avec politesse et délicatesse afin de ne pas les brusquer, leur explique brièvement ses romans et leur tend un flyer contenant les résumés. La plupart des gens passent seulement et s'en vont.
— Qu'est-ce que tu fais le midi ? s'enquiert-il, ayant bien besoin d'un café.
— Je mange là-bas. A treize heures, il y a peu de clients. Je m'absente à ce moment-là.
— Parce que tu trouves qu'il y a eu beaucoup de clients ce matin ?
Elle acquiesce et il se dépite.
— Je vends plus et rencontre davantage de personnes dans des magasins spécialisés autour des livres ou des loisirs culturels, ou dans des librairies. Ici, nous sommes dans un centre commercial où généralement les gens font un tour dans l'espace culturel en regardant plutôt les biens audiovisuels. Pour éviter qu'ils snobent les rayons littéraires, je me présente dès leur entrée au cas où ils seraient finalement curieux après mon discours. Quelques-uns cèdent et reviennent me voir avant de rentrer chez eux. Là, j'essaie au maximum de leur vendre. Rares sont ceux qui, dans ce genre d'endroit en tout cas, m'adressent la parole de leur plein gré. Ce problème disparaît totalement dans les librairies, puisque les clients aiment la lecture, sinon ils ne seraient pas là.
— Pour être un écrivain publié, il faut également être un commercial ! récapitule Nicholas.
En effet, et cela a toujours rebuté la jeune femme d'une certaine façon. En rédigeant ses prémices de créations, quelques phrases et une poignée de mots sans fond, ni but, elle n'avait pas du tout prévu de terminer des romans entiers et qui plus est de devenir une écrivaine publiée. En signant ses deux contrats, elle n'avait pas anticipé la phase obligatoire : la vente. En débarquant sur le lieu de sa première convention littéraire et en découvrant son livre fraîchement imprimé, toute innocente et fière de son accomplissement à seize ans à peine, elle s'était retrouvée mécontente et boudeuse le soir.
Une dizaine d'heures pour deux livres vendus. Au fur et à mesure, elle s'y est faite et ne finit plus contrariée de ses chiffres. Toutefois, elle n'apprécie pas ce côté commercial. Elle n'a pas signé pour cela, du moins elle ne s'y est guère préparée. En y repensant, la jeune femme se juge bien stupide de ne pas s'être davantage projetée. Min-Hee sourit âprement, expose une attitude avenante qui la fatigue énormément et est obligée de parler avec des gens – ce qui, vous l'aurez deviné, l'agace et l'épuise.
Avec six ventes ce matin, elle peut en espérer une quinzaine ou une vingtaine d'ici dix-huit heures. De temps à autre, la jeune écrivaine invente de nouvelles techniques ou teste les tactiques des auteurs avec qui elle a pu discuter par le passé. Elle se lève et erre entre les rayons, en particulier ceux qui concernent les genres de ses romans. Elle harponne l'attention des gens en leur mettant les livres sous le nez. Ou elle guette leur passage et se rue sur eux le plus naturellement possible pour leur proposer ses histoires. En somme, elle les force à les écouter.
Cela fonctionne assez bien. Quatre de ses ventes sont dues à cette tactique. Le métier d'écrivain ressemble à un champ de bataille ; elle incarne le général, chef militaire qui doit prédire le déplacement de l'adversaire, attaquer et le faire faiblir par tous les moyens. Elle fomente dans son coin une stratégie et l'applique méticuleusement. Elle doit notamment analyser les potentiels lecteurs, en constatant les rayons où ils traînent le plus ou le type de livres qu'ils prennent en main. Min-Hee n'avait pas considéré tous ces aspects-là.
— Min-Hee ? murmure Nicholas.
En pivotant vers lui, un bruyant gargouillement s'évade de son ventre.
— Ne rajoute pas plus, j'ai compris ! ricane-t-elle.
D'un même mouvement, ils se lèvent et quittent momentanément l'espace culturel pour déjeuner. Nicholas s'inquiète pour la table où ses livres sont empilés et elle le rassure en pointant du doigt les employés. Nul ne partira avec ses romans sans les payer d'abord. Ils mangent tranquillement et il lui pose de nombreuses questions sur sa passion, son procédé d'écriture et cherche à entretenir la conversation, pendant qu'elle essaie de profiter de son repas dans le calme. Min-Hee se surprend de cette scène. Sans Mark à ses côtés, elle a ressenti un vide au début, mais le châtain se révèle être de bonne compagnie. Sa présence ne la dérange pas.
Ils regagnent assez vite l'espace culturel et Nicholas s'ennuie fermement aux alentours des quinze heures. Les passants ignorent les bonjour polis et dédaigne l'écrivaine ; d'autres l'interrogent longuement pour ne rien acheter ; et certains la draguent ouvertement. Pour ceux-là, il les bouscule et les chasse subtilement. Une femme se ramène les bras chargés de douze livres, il les a comptés, et repart avec les deux siens. Un homme lui raconte ses problèmes de famille et d'existence, sort du magasin et réapparaît dix minutes plus tard pour lui prendre ses romans, se sentant coupable de l'avoir accaparée si longtemps. Un individu saugrenu enchaîne les blagues sans pour autant respecter Min-Hee et les laisse dès qu'il se rend compte qu'elle ne rétorquera rien.
— Ils sont toujours comme ça ?
— Cela varie de l'endroit et dépend des jours. Dans cet espace culturel, en majorité, les gens sont d'une impolitesse inouïe, ce qui m'insupporte ! C'est dur, mais vendre importe le plus. Il faut oublier l'égard et le respect, choisir la sérénité et l'humilité, et penser aux personnes qui liront les livres, les apprécieront et passeront un bon moment. Je n'écris pas pour les gens irrespectueux et grognons qui se contentent de me mépriser du coin de l'œil sans raison. J'écris pour les rêveurs et les amoureux de la littérature, ceux qui plongent dans mes univers et s'en émerveillent. Enfin, je devrais plutôt dire que j'écris pour moi-même selon mes envies et mes idées, mais j'ai choisi de publier mes livres et de les vendre pour les lecteurs.
— Comment sélectionnes-tu tes inspirations et tes concepts ? Est-ce juste une question d'envie ?
— Je peux te donner un exemple très concret qui concerne mon roman en cours. J'ai visionné une vidéo qui a engendrée plusieurs pistes d'histoire dans ma tête. Je souhaitais écrire un livre à propos d'un gars, un aventurier, qui a perdu son meilleur ami, son pilier, avant le début de l'intrigue. Il était impératif que tout au long du récit des flash-backs témoignent de leur amitié passée. Et j'étais aussi sûre d'un événement, quelque chose de primordial qui renverserait toute l'histoire. Mais, si tu veux savoir, tu n'auras qu'à lire le livre à sa sortie ! Pour simplifier, je possédais trois idées : l'aventurier, le meilleur ami mort avec les flash-backs et le retournement de situation à la fin. J'ai dû ensuite construire toute l'intrigue, les autres personnages, les décors pour coller avec ces trois idées. Tous mes romans se basent et fonctionnent sur ce principe. Soit ce sont des idées, soit des thèmes qui me tiennent à cœur, ou un personnage à développer.
Nicholas est absolument fasciné par sa façon de parler. La jeune femme dégage une maturité et une authenticité basiques, amplifiées par sa voix grave et sa posture. En l'examinant, vous pouvez facilement douter de son âge. Grande, élancée et habillée à la mode aristocrate, les gens se méprennent souvent et la présument dans sa trentaine, ou au minimum en pleine deuxième partie de sa vingtaine. Nul ne la voit en première année d'université. Son air flegmatique, son sarcasme et sa distanciation machinale, ainsi que son pragmatisme et ses diverses tirades éloquentes lui octroient l'aura d'une sage, celle qui faut admirer de loin sans jamais approcher.
Il l'aurait encore questionné et l'aurait autorisé à l'hypnotiser avec sa voix ensorceleuse, mais tous les potentiels lecteurs se sont rués dans l'espace culturel et Min-Hee a tout à coup été débordée. Nicholas lui a donc glissé entre deux conversations animées sur la littérature qu'il serait quelque part dans le centre commercial et qu'elle n'avait qu'à lui envoyer un message quand la séance de dédicaces se terminerait. A la seconde où il pose un pied dans le hall, le châtain contacte ses amis et invite également Lucie. Bien que les professeurs les aient ensevelis sous les devoirs et les exposés à préparer, il espère qu'ils pourront se libérer.
Un à un, il reçoit leurs réponses positifs et ne peut s'empêcher de sourire. En les attendant, il rejoint lentement la principale entrée et s'accroupit non loin du coin fumeur. Nicholas zieute sur toutes les cigarettes et songe à l'effet agréable que la fumée lui procurait. A une rue du centre commercial, il se souvient d'un tabac. Le besoin de la nicotine se fait péniblement ressentir et même s'il prétend avoir très vite arrêté sans addiction, il ment aux autres et se ment aussi. Une poignée de minutes s'est écoulée depuis qu'il a quitté Min-Hee et il résiste en s'efforçant de visser son regard sur son portable, vérifiant l'heure à chaque seconde.
— Quelque chose ne va pas ? Tu as l'air stressé !
Il se redresse promptement, surpris par l'arrivée de Lucille qu'il n'avait pas entendu. Nicholas secoue négativement la tête avec un sourire plus détendu. Tant qu'il ne pense pas à la cigarette et qu'il est entouré, le manque le laisse tranquille.
— Tu accompagnes Min-Hee à ses séances dédicaces ! Je lui ai demandé si je pouvais venir et elle ne m'a même pas répondu.
— J'ai sauté dans la voiture avant qu'elle démarre ! Toute la journée, elle m'a lancé des œillades de travers pour me faire comprendre que je n'étais pas vraiment le bienvenu !
— Du Min-Hee tout craché ! La cohabitation se passe bien ? Je préfère largement les jours à l'université où elle était encore là. Sans elle, c'est monotone.
— J'ai l'impression de vivre avec le fantôme d'une noble asiatique hantant la maison !
Lucille éclate de rire à cette métaphore et Nicholas insiste :
— Je te jure ! Elle ne bouge pas de la chambre, surtout aux horaires de cours. D'après mon frère, elle ferme à clef et met le son du casque à fond pour qu'il ne l'importune pas. Quand je rentre, elle me salue à peine et ne vient dans les zones communes de la maison que pour manger, se laver et faire ses besoins. A l'exception de ces quelques rares occasions, je ne la vois pas ! Honnêtement, c'est angoissant. Elle surgit parfois d'un couloir dans sa longue robe blanche de pyjama la nuit et elle ressemble à un esprit maléfique ! J'ai réveillé mes parents une fois en criant, tellement elle m'a fait peur.
Pendant que Lucille essaie de tempérer son rire et s'imagine très bien une Min-Hee en ample robe de nuit effrayant le pauvre garçon à moitié endormi, Nicholas aperçoit Evi et Christopher s'avancer dans leur direction, apparemment gênés l'un à côté de l'autre et ne s'adressant pas la parole. Ils se sont probablement croisés au parking. Depuis le jour de sa dernière crise d'angoisse, le brun évite le sujet et détourne systématiquement les yeux pour ne pas avoir de contact visuel avec leur amie. Ne sachant pas pourquoi il agit de la sorte et bien décidé à mettre un terme à leur confusion, le châtain cherche une excuse pour qu'ils soient seuls tous les deux. Subitement, il se souvient que la blonde n'est pas au courant.
— Je m'apprête à obliger ces deux-là à avoir une conversation constructive et sérieuse. Pour la faire courte, Christopher a expérimenté le pire des divorces de parents possible et il...
— Il a des crises d'angoisse ? coupe-t-elle. Je l'ai vu une fois.
Étonné, il hausse les épaules et ne commente pas. Les deux amis arrivent enfin à leur hauteur et Evi retrouve le sourire en saluant joyeusement Lucille et le châtain. Christopher révèle plus de pudeur ; il semble troublé de leur avoir confié la part la plus sombre de toute sa vie et ne parvient plus à se comporter normalement avec eux.
— Pourquoi le centre commercial ? Et pourquoi Min-Hee n'est pas avec toi ?
— Justement, elle fait une séance de dédicaces, mais je commençais franchement à me lasser d'être assis sur une chaise depuis six heures sans me lever. Je voulais vous proposer de traîner dans le centre commercial jusqu'à ce qu'elle finisse, mais Lucie et moi avons...des choses à nous dire !
Lucille se statufie sous le regard suspicieux d'Evi, mais elle opine vigoureusement du chef pour appuyer les propos du châtain.
— Que de mystères, raille la tête violette. Ça tombe bien, il me fallait du nouveau maquillage !
Elle se tourne vers Christopher et attrape son bras, dissipant la tension absurde entre eux. Le brun n'a pas le temps de répliquer et ne peut que suivre la jeune femme.
— Ce n'était pas si compliqué ! marmonne Nicholas. Tu as soif ? On peut prendre un verre et prier pour qu'ils discutent rapidement !
— Je meurs de soif ! confirme-t-elle.
Ils se dirigent automatiquement dans un bar du centre commercial et durant les minutes suivantes, Nicholas ne cesse de songer à ses deux amis. Vont-ils se parler à cœurs ouverts ? Saisi par ses méditations, il ne remarque pas tout de suite que Lucille se mordille la lèvre inférieure et boit son soda en triturant ses doigts. Il pressent que, pareillement à chaque membre de ce groupe, elle a besoin de conseils. Min-Hee, qui paraissait être la moins stable d'eux tous avec un père abuseur, est en réalité la plus solide. Elle devrait se reconvertir en psy pour écouter leurs histoires. Elle en ferait un roman intéressant, pour sûr.
— Tu ne t'exprimes pas beaucoup sur ta vie personnelle ! note-t-il.
Elle relève des yeux écarquillés, prise de court.
— Je profite d'une vie privée depuis cette année seulement. Auparavant, je ne sortais jamais avec des amis, ni ne pratiquais d'activités sociales comme vous.
— Et maintenant que tu as des amis, pourquoi ne pas tenter le petit ami ?
Ses joues rougissent brusquement et il comprend avoir bien visé. Nicholas ne pipe mot, offrant à Lucille le choix de se livrer ou de se cacher. En fait, cette mention touche davantage le mille qu'il ne le présage. La blondinette se préoccupe de plus en plus de son célibat. En plus de rechercher l'aspect charnel d'une relation, les hormones en ébullition, quelque chose bouille dans son corps et menace d'exploser. Elle refoule ce sentiment sordide, mais ne peut pratiquement plus le réprimer tant il l'obsède.
— J'ai...
Elle hésite. Nicholas a beau émaner la bienveillance, elle le connait réellement depuis peu. Néanmoins, il a fréquenté de nombreuses jeunes femmes et pourrait l'aider à y voir plus clair.
— De la rentrée à aujourd'hui, j'ai couché avec trois gars et aucun ne m'a...inspiré quoi que ce soit.
— Inspiré ? Tu n'as pas aimé, c'est ça ?
— Plus ou moins. Au-delà de ne pas aimer, je n'ai rien éprouvé.
— Je vois... Quel est ton goût en matière de partenaire, exactement ?
Une logique très précise à l'esprit, il peut aisément devenir la réponse à cette question. Au lycée et désormais à l'université, Lucille ne s'est pas une fois rapprochée des garçons, ni n'a démontré une volonté de le faire. Nicholas suspectait à l'époque qu'elle dissimulait un secret. Il constate aujourd'hui qu'elle ne trompe pas que les autres, elle se dupe elle-même. Son but est de lui ouvrir les yeux sans la chambouler. Repousser autant d'années la vérité, sa vérité, amène la personne à se convaincre du mensonge jusqu'à ce qu'elle ne parvienne plus à dénicher la portion de réel. La blonde se liste mentalement son type d'homme, mais peine à rassembler les traits qui l'attirent chez un partenaire.
— Je pense savoir ton style, déclare-t-il. Un caractère affirmé, de l'indépendance, de la force de caractère, une opinion bien tranchée, une éloquence raffinée, une élégance déconcertante et une certaine lueur dans les yeux.
— Oui, totalement ! Comment est-ce possible que j'apprenne à me connaître à travers toi ?
— Cette description ne te rappelle pas quelqu'un ?
Lucille fronce les sourcils et se répète les caractéristiques. Au bout d'une minute, elle se fige, pâlit à vue d'œil et sa respiration se bloque dans sa poitrine. Elle a compris, conclut Nicholas. Il s'adosse nonchalamment à la chaise du bar et patiente afin qu'elle assimile l'information.
— Je suis... Je suis lesbienne, merde !
Nicholas renifle, tandis que tous les regards se braquent sur eux. Elle vient de hurler cette phrase, paralysée par cette découverte. Un homme dans le fond juge la jeune blonde avec mépris et le châtain lui renvoie une grimace, le défiant d'insulter son amie. Ne tolérant à priori pas de partager l'espace avec une femme clamant haut et fort son orientation sexuelle, il paie et quitte le bar en rageant.
— Je suis complètement pour que toutes les orientations soient respectées et assumées, mais ne le crie pas non plus sur tous les toits.
— Non mais ! s'exclame-t-elle, en chuchotant. Depuis quand ?
— Sérieusement ? Eh bien, de ta naissance à tes vingt ans, à peu près ! Ou alors, tu peux être bisexuelle, mais...à en croire tes propres mots, les hommes ne te procurent aucune sensation. Si tu veux le confirmer, nous pouvons coucher ensemble !
Il joue avec ses sourcils comme Christopher le fait et se rend compte d'à quel point il parait stupide. Lucille n'en revient pas. Elle a étouffé ses attirances tout ce temps et s'est menti encore et encore. L'évidence la frappe de plein fouet. Outre son intérêt pour les jolies filles, incluant Evi, son style idéal s'avère être Han Min-Hee, la femme envers laquelle elle voue le plus d'admiration. Hormis ce fait suffisamment perturbant pour l'estomaquer, elle rajoute un détail crucial qui la cloue sur place : elle n'est pas l'unique personne à contempler la belle asiatique à la dérobée à cette table. Ses yeux remontent lentement sur Nicholas qui n'a pas bronché.
— Au lieu de coucher avec moi, tu devrais te concentrer sur la femme qui a capturée ceci.
Elle pointe l'emplacement de son cœur. Nicholas pouffe.
— Je n'aime pas Min-Hee.
— Mais, bien sûr ! Je n'ai pas mentionné de nom.
— Quand bien même, Min-Hee et moi sommes amis et cohabitons pour son bien, c'est tout.
— Et moi, je suis hétéro !
Elle frissonne à son ironie et bredouille :
— C'est bizarre de plaisanter à propos de...ça.
— Tu t'en remettras ? s'enquiert-il.
Lucille se racle la gorge, dépitée.
— Non. Quoi que... Je suppose que je le savais, mais... je n'ai pas envie d'être lesbienne...en quelque sorte.
— Ce n'est pas un choix, Lucie. Il n'y a rien de mal. A mon avis, tu as paniqué. Au lycée, tu as entrevu ton orientation sexuelle, mais tu fuyais déjà tant de problèmes liés à l'adolescence. Entre les moqueries qui redoubleraient et la stigmatisation, tu as pris peur. Ce qui est tout à fait normal. Dorénavant...
Il se penche et serre délicatement son main.
— Tu n'es plus seule et aucun lycéen ne te pourrira la vie pour une orientation.
Lucille le gratifie d'un faible sourire.
— Je n'arrive pas à croire que tu m'ais vraiment suggéré de coucher avec toi !
Elle se dégage aussitôt de sa poigne et affiche un faux dégoût. Nicholas ricane et ils continuent leur conversation dans un calme absolu. Contrairement à Evi et Christopher. A l'instant où elle l'a tiré dans un magasin de maquillage, ils n'ont pas émis le moindre mot. La tête violette slalome entre les allées de fard à paupières et de rouge à lèvres, le brun l'imite mais montre visiblement sa lassitude. Son portable vibre dans son sac à main, signe qu'elle a reçu un message. Elle vérifie et il ne peut s'empêcher de zieuter sur l'écran. Il lit un prénom dont il ne se souvient pas et cogite un moment.
— Le Pervers ?!
A son exclamation, deux employées sursautent et pivotent vers eux. Evi tape son épaule et lui indique de se taire.
— Tu as gardé son numéro ? Pourquoi ? Ce type... Je le déteste, voilà ! Il n'est pas digne de confiance, j'ai un bon flaire dans ce domaine. Supprime vite son numéro.
— Ton comportement est excessif, maugrée-t-elle en écrivant un message.
— Tu lui réponds ? Eh, Evil, prend mes conseils en note pour une fois et ignore-le !
Puisqu'elle manifeste sa plus royale indifférence à son égard, Christopher soupire lourdement et couvre sa main pour qu'elle s'arrête. Evi rive deux yeux agacés dans les siens. L'attention des employés toujours sur eux, il saisit son portable et entremêle vivement leurs doigts en la conduisant sans crier gare à l'extérieur. Elle rechigne et se plaint de vouloir acheter du maquillage, mais il ne cède pas et la tire jusqu'à un endroit discret, à l'abri des regards curieux. Dès qu'il la lâche, elle croise les bras et se renfrogne.
Dans leur dos, Lucille et Nicholas marchent sereinement pour regagner l'espace culturel. Les dix-huit heures s'approchent et ils ont tous les deux hâte d'inviter tous leurs amis à dîner ce soir. Seulement, le châtain intercepte un éclat de voix. Il suit le son et les identifie sans mal. De ce qu'ils dégagent au loin, ils se disputent, ce qui n'augure pas grand-chose de bon. Néanmoins, il ne s'inquiète pas. Il faut quelquefois des cris et des larmes pour que tout s'arrange. Il ne se joint donc pas à eux et reprend sa conversation avec la blonde.
— Je fais ce que je veux ! grogne Evi suite aux accusations du brun. Il me paie beaucoup de vêtements et est désespéré de faire plaisir à nos mères ! Pourquoi est-ce que je le bloquerais sur les réseaux ?
— Parce que tu ne dois pas faire confiance aux mecs de son genre ! Aujourd'hui, il se montre patient pour vos mères ; demain, il en aura marre de tout payer et exigera tes faveurs ! Tu veux coucher avec ce gars peut-être ?!
— Et pourquoi pas ?!
— Oh, Evil, nous savons tous les deux que tu es vierge ! Tu ne coucherais jamais avec lui.
Une partie de son affirmation ne peut pas se réfuter. Par contre, la tête violette blêmit d'un coup et elle se met à trépigner en fixant un point invisible au mur. Christopher s'immobilise, impossible de passer à côté de son changement d'attitude.
— Non ! scande-t-il, abasourdi. Toi et lui, vraiment ? J'ai raté un truc ?
— Lui et moi, rien du tout ! gronde Evi.
Avant qu'il ne comprenne, elle essaie de s'enfuir, tourne les talons et amorce un pas vers l'espace culturel, mais Christopher atteint la conclusion très rapidement et la rattrape.
— Tu n'es plus...? Bref, ça ne me concerne pas de toute façon ! Même si...j'aimerais bien connaître l'heureux élu ! Mais..., hum...tu as déjà fait ta première fois ?
Malgré sa tentative pitoyable pour ravaler sa déception, son visage révèle toute sa désillusion. Evi adore proclamer sa virginité. Au lycée, elle en était fière et réconfortait les jeunes adolescentes qui ne se dégotaient pas de petits amis. Pas plus tard qu'il y a deux semaines, elle rassurait une étudiante, encore chaste à vingt ans. Il ne s'imaginait pas qu'elle ne l'était d'ores et déjà plus. Confus, il se plonge dans un mutisme, mal à l'aise.
— Ceci non plus, tu ne m'en as jamais parlé..., susurre-t-il, la gorge serrée. Que tu es omis cette horrible fête chez Nathan par gêne ou honte, je peux le concevoir... Mais, ça, n'est-ce pas une discussion banale entre deux amis ? Est-ce que Nicholas le sait ?
Il obtient la réponse à son regard fuyant.
— Pourquoi Nicholas, et pas moi ? Je t'ai avoué tellement de détails sur moi et...
— Tu m'as tout juste admis ta peine et tes crises d'angoisse ! contredit-elle avec précipitation.
— Oui, c'est vrai ! Mais, Nicholas l'ignorait autant que toi et excuse-moi d'avoir supprimé pendant plus de dix ans mon trauma. Une première fois..., pourquoi ne pas le dire ? Je ne saisis pas... Je...!
Il a haussé le ton et son rythme cardiaque a également augmenté. Christopher se maîtrise et complète :
— Je tiens à toi, mais tu ne te fies pas à moi. Tu ne communiques pas, tu me traites de crétin à longueur de journées et, la cerise sur le gâteau, tu mens ! Evi, c'est évident que tu ne me considères pas comme ton ami.
Elle fait volte-face et le dévisage d'un air blessé. Christopher attend qu'elle nie tout, mais Evi valide ses propos en se tenant stoïque, les yeux embués. Il est bousculé par un rire nerveux et hoche la tête en regardant le plafond du centre commercial. Son cœur se broie et il se situe au bord de la crise d'angoisse. Or, la consternation et la tristesse lui permettent de ne pas s'écrouler.
— Tu sais quoi, Evi ? J'en ai ma claque ! Pour moi non plus, tu n'as pas été mon amie ! Jamais en trois ans ! Tu as été une des personnes les plus importantes, plus qu'une amie, une motivation pour me réveiller le matin et me battre contre mes notes catastrophiques. J'avais si peur de te perdre, Nich et toi, si je redoublais ! J'ai fourni tous les efforts imaginables pour rester avec vous, parce que je vous aime tous les deux ! Toi, tu as été ma meilleure amie, un de mes piliers et même ma crush !
A cet aveu, Evi réagit instantanément et l'enlace, en posant son front sur son épaule. Christopher ne lui rend pas l'étreinte, les poings sur les hanches.
— L'amitié ne nous réussit pas, concède-t-elle à mi-voix.
Il balaie sa colère d'un revers de main et affirme distinctement :
— Je ne veux surtout pas te contraindre à dire quelque chose que tu as si bien gardé secret tout ce temps, mais...est-ce qu'il existe une véritable explication à ce mensonge que je trouve inutile et douteux ?
Il la sent soupirer contre lui. Evi se détache et recule de trois pas afin de remettre une distance entre eux. A contrecœur, elle acquiesce. Ses mains tremblent ; son amitié avec lui compte malgré tout et elle ne la terminerait pour rien au monde. Elle en appelle à son courage et prononce un mot, un nom. La tête baissée, elle refuse de le voir se décomposer.
— Nicholas.
Il fait tous les liens, le mensonge se justifie et sa déception implose. Christopher la scrute longuement, pétrifié et énervé. Toutes les émotions se mélangent dans son esprit ; autant la rage que le chagrin. Qui des deux l'a le plus trompé ? Evi et ses yeux doux ou Nicholas et sa pseudo-amitié. Il repense à ces trois dernières années et se demande quand est-ce que cela s'est passé. Sont-ils en couple ? Ont-ils eu une relation ? Se sont-ils moqués de lui ? En la regardant maintenant, il en oublie combien elle est une fille sincère et gentille.
Contre toute attente, il virevolte et s'avance d'un pas déterminé vers l'espace culturel. Les yeux exorbités, Evi l'appelle et court derrière lui pour le stopper avant qu'il ne commette une erreur qu'il regrettera. Cependant, il accélère et dépasse l'accueil. Christopher aperçoit Min-Hee assise derrière sa table à signer un livre, Lucille qui sourit par son amie et Nicholas qui est appuyé contre un rayon. L'acheteuse remercie la jeune écrivaine et sautille jusqu'à la caisse pour payer son achat. Tant mieux. Il ne voudrait pas embarrasser l'écrivaine devant une de ses lectrices.
Lorsque les trois remarquent le brun furieux et une Evi profondément désolée, Nicholas fait quelques pas vers les deux, interloqué. Christopher lui fonce dessus, empoigne brutalement son col et lève son poing. Par réflexe, le châtain ferme les yeux, mais le coup ne vient pas. Il rouvre les paupières. Son ami vacille et rabaisse mollement son bras, en le relâchant. Le brun se mord violemment la langue pour se retenir de lui refaire le portrait. Sur un ton dur et vrombissant, il crache :
— La seule raison qui m'empêche de te foutre mon poing dans la figure, c'est la séance de dédicaces de Min-Hee. Si elle n'était pas là à vendre ses livres, j'aurais déjà fait tout un drame.
Il se retourne, prêt à partir. Evi contracte sa mâchoire pour ne pas pleurer. Elle ne verse pas des larmes tous les jours, mais elle ne peut se contrôler. Plusieurs phrases lui montent à l'esprit, mais elle ne trouve pas celle qui calmera Christopher. Ce dernier observe l'espace culturel une minute et constate l'absence de clients. Finalement, il retire ses mots et heurte sans chanceler Nicholas.
— Je vais sûrement m'en vouloir pour ce geste, mais, avant que je ne m'excuse, je te signale que tu le mérites ! Et toi, Evi...
Il la pointe du doigt, les yeux humides.
— Je ne comprends vraiment pas ce qui a pu mal tourner. Tout allait si bien.
Sur ce, il ne reste pas plus longtemps. Lucille, n'ayant pas la moindre idée de ce à quoi elle a assisté, s'alarme d'une possible crise d'angoisse et court après Christopher pour vérifier qu'il ne suffoque pas quelque part. Evi s'effondre au sol et Nicholas jette un regard à la jeune asiatique. Celle-ci joue distraitement avec son stylo, se questionnant sur ce qu'elle vient de voir. Ce trio parfait dévoile leur part de noirceur. Cela la surprend et ne la surprend pas à la fois.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top