Chapitre 1

— Est-ce que je serai obligée de sourire ? 

— Oui, Mademoiselle, c'est une fête et habituellement les gens sourient aux fêtes !

— Est-ce que je vais devoir parler à des personnes qui boivent du champagne et rigolent à toutes les blagues, y compris celles qui sont incompréhensibles, juste pour gagner des points auprès des hommes aux lourds portefeuilles ? Parce que, ça, c'est vraiment agaçant ! Je ne veux pas.

— J'ai bien peur que vous ne puissiez refuser aussi facilement, Mademoiselle. Mais, ne vous inquiétez, cette comédie ne devrait pas durer très longtemps. Tenez bon quelques heures.

Min-Hee soupire et bascule sa tête sur le côté sans grâce afin d'observer la route et de s'occuper l'esprit. Cette fichue soirée l'irrite déjà au plus haut point et elle n'a pas encore posé un pied dans la salle. Mark, son chauffeur attitré, n'a pas besoin de déchiffrer son expression ou de la questionner sur son état pour comprendre combien elle rêve de fuir sur une île déserte où elle n'aurait pas à faire la bise à des hommes fortunés et à la bedaine protubérante pour maintenir une certaine réputation – ce qu'elle juge inutile, superficiel et d'une perte de temps ennuyante. Il la connait trop.

Malgré cette attitude hostile envers la soirée, elle ne demande pas à Mark de faire demi-tour, ni à la déposer quelque part en route pour qu'elle y reste jusqu'au lendemain. Elle utilise souvent ces techniques pour esquiver, mais apparemment il est d'une importance capitale qu'elle se rende à cette fête. A entendre son père l'évoquer, son refus de coopérer lui coûterait cher et elle a assez perdu aujourd'hui pour jouer à la plus fière. Elle écoute donc la musique provenant du poste de radio, un air de piano composé par un musicien qu'elle apprécie tout particulièrement. Ceci la détend.

D'ailleurs, il ne s'agit pas d'une fête. Pour être très précis, son père a été convié à un gala de charité de par son don généreux à l'association organisant la soirée. Aux fêtes, elle croise des inconnus variés, tous plus différents les uns que les autres, ce qui la divertit. Au contraire, ce genre de réception ne se compose que d'un seul type de personnes : riches, barbants et m'as-tu-vu. Exactement comme son paternel, tiens ! Il raffole de ces événements car il y rencontre ses semblables et peut donc se pavaner à sa guise dans son costume de grand créateur et sa montre hors de prix. 

— Ouah, souffle-t-elle sans énergie, je m'endors alors que nous ne sommes même pas arrivés ! Cette soirée sera extrêmement longue.

— Vous n'avez pas oublié votre portable, n'est-ce pas ?

Elle lève sa main avec l'appareil et le chauffeur acquiesce machinalement, rassuré.

— Je ne pense pas avoir le droit de vous ramener à la maison n'importe quand, mais si vous vous sentez épuisée, envoyez-moi un message. J'essaierais de convaincre votre père.

— Merci, Mark.

D'origine coréenne, Min-Hee s'exprime couramment en français, mais un défaut linguistique s'accroche toujours à elle, peu importe ses efforts. Elle peine à rouler la lettre R. Certes, elle se débrouille mieux que la plupart, mais ses mots sonnent étrangement, ce qui ne lui plait pas. Elle aimerait ne plus faire aucune erreur pour que les gens cessent de pointer son côté asiatique. De toute façon, avec ce visage aux yeux bridés et une peau aussi dorée, elle ne parviendrait à berner personne. 

— Et voilà, Mademoiselle ! s'exclame Mark.

Il tente vainement de s'enthousiasmer dans le but peu subtil de lui transmettre un brin de bonne humeur, mais Min-Hee sourit de moins en moins ces derniers jours. Mark détache sa ceinture et s'empresse de contourner la voiture pour lui ouvrir la portière. Immédiatement, des personnes braquent leurs yeux dans sa direction et il serait impossible de savoir ce qu'ils regardent entre le véhicule de luxe, la tenue sublime de la jeune femme ou sa beauté en général. Le chauffeur se place devant elle pour la protéger de leur curiosité et l'escorte jusqu'à l'entrée du bâtiment.

— Dernière question, bougonne-t-elle. Qu'adviendrait-il de moi si je renversais malencontreusement mon verre sur un ami de mon père ? Par ami, je veux évidemment dire investisseur !

Mark lui lance un regard plein de reproches et elle lui renvoie un signe de paix.

— Malencontreusement ! 

Sur ce, elle ne s'éternise pas plus au milieu de l'entrée et elle pénètre dans le hall, figée sur le tapis. Les portes verrées et coulissantes se referment à son passage. Elle ne ressent plus la fraîcheur de l'extérieur, uniquement le chauffage du bâtiment. Celui-ci appartient à un bienfaiteur de l'association, il a bâti un hôtel chic. Au centre de Nîmes, une ville dans le sud de la France, Min-Hee n'aurait jamais cru qu'un tel monde existe. Dans sa ville natale, son père ne perçait pas et n'assistait pas aux galas, puisqu'il n'était pas invité. En arrivant ici, elle découvre un univers de bourgeois, pseudo-aristocrates, qui, sous prétexte d'un gros compte en banque, imposent leur propre loi dans les affaires.

— Jeju me manque.

Elle ne vivait pas sur cette île de Corée du Sud, mais sa grand-mère la gardait toutes les vacances là-bas. Min-Hee, à l'époque où elle était encore une fillette aimable et amicale, adorait la mer et les petits villages aux vieilles dames amusantes avec leur dialecte prononcé. 

— Séoul me manque aussi.

Min-Hee avait connu Gangnam quasiment toute sa vie avant de débarquer en France et bien que ce quartier riche renferme quelques noirceurs, elle s'épanouissait grandement et prêtait attention à ne pas tomber dans le piège de l'ambition ou de l'avidité. 

— Hum, Mademoiselle ?  

Faisant volte-face, Min-Hee aperçoit une employée lambda aux épaules voûtées et qui semble lui demander quelque chose. Elle ne possède pas le pouvoir de lire dans les pensées d'autrui et elle hausse un sourcil par réflexe.

— Avez-vous été invitée à la soirée ? Il me faudrait votre carton de... 

Elle ne la laisse pas terminer et lui donne le carton d'invitation. Puis, se doutant du chemin grâce aux nombreuses banderoles, elle se dirige directement vers la salle. L'employée ne la suit pas et elle s'en ravit. Moins elle échangerait de mot au cours de la soirée, mieux elle se porterait. A peine franchit-elle ce long hall que des vertiges la saisissent à la vue de toutes ces personnes et de ces bulles de champagne. Un énième soupir et une grimace exsangue plus tard, elle se résigne à se jeter dans cette cage aux hyènes et aux lions affamés. 

Bien sûr, son arrivée ne se déroule pas en toute discrétion, puisqu'elle est une jeune femme qui se remarque. Min-Hee n'a pas dépassé les vingt-et-un anniversaires et pourtant son corps ressemble à celui des fantasmes féminins et masculins. Mince, voire maigre pour quelques-uns, mais aux courbes délicieuses, elle trône sur des jambes interminables et parfaites, ornées d'une paire de talons coûteuse et majestueuse. Sa robe la moule et en dévoile bien trop à son goût, mais son père a choisi et elle n'a pu s'outrer. 

— Madame, vous êtes splendide ! 

— Et c'est parti, murmure-t-elle en coréen.

Un homme vient de l'accoster seulement dix secondes après son entrée.

— Je ne vous ai jamais vu ici. Hein, chérie ?

Son épouse hoche négativement de la tête, en retrait.

— Vous devez être nouvelle ! 

Sa patience est malmenée dès le début. Min-Hee se tourne vers lui et affiche peu à peu son regard menaçant, réclamant du silence, mais une ombre la recouvre entièrement et éteint la flamme de contrariété qui brûle en elle. Tout à coup, elle devient docile et immobile.

— C'est ma fille, Han Min-Hee ! Min-Hee, voici le député de notre région, celui dont je t'ai parlé !

Faux, il n'a pas mentionné de député, mais elle accepte sa perche tendue et sourit poliment en serrant la main de cet homme. Heureusement que son père se positionne face à ce couple et entame une discussion, car au moins Min-Hee n'a pas à le faire elle-même. Elle n'écoute pas réellement et s'intéresse plutôt à la salle. Tous s'interrogent à priori sur cette nouvelle et la fixent sans détour. Cela la met mal à l'aise et elle tire sur sa robe.

Régulièrement, les gens ont du mal à discerner le lien de parenté entre elle et son père, c'est pourquoi ils la détaillent autant. Il est peut-être né en Corée du Sud et son paternel était à moitié coréen, mais son affiliation à ce pays s'arrête là – un quart en termes d'origine. S'il n'avait pas épousé une femme asiatique, elle n'aurait pas ces yeux noirs mystérieux et ses beaux cheveux tout aussi sombres et lisses. Rien en elle ne le rappelle et il s'est longuement diverti en plaisantant sur son véritable géniteur, autrement dit il sous-entendait qu'elle n'était probablement pas sa fille biologique. Min-Hee, longtemps traumatisée à cause de ceci, en avait voulu à sa mère et n'avait pas compris la boutade là-dedans. En se rendant compte du sarcasme déplacé, elle avait détesté cet homme.

— En tout cas, votre fille est sincèrement charmante ! 

Sa mâchoire se contracte de nouveau. Elle n'attend plus que son père intervienne et explique l'embarras procuré par ce genre de commentaires. Il réagit de manière identique à son habitude et flatte sa fille telle une marchandise, un bien à prendre ou à laisser. Son plus terrible cauchemar est qu'un jour il la vende véritablement à un vieillard répugnant. Il en serait totalement capable et cela l'effraie, ce qui justifie en partie sa haine des réceptions. 

— Nous devrions la présenter à mon fils, ils s'entendraient bien ! 

— Mais, oui, quelle merveilleuse idée !

— Min-Hee, mon fils est sûrement dans le hall, va le voir !

L'air enjoué du député l'incommode de plus en plus. Elle opine néanmoins du chef et commence à s'éloigner distraitement, quand une main encercle son bras avec brutalité. Son père se penche au-dessus d'elle et chuchote en maintenant son sourire hypocrite pour les apparences :

— Le député dépense énormément pour ses amis les plus proches et son fils compte beaucoup pour lui, alors tu connais la suite. Fais tout ce que ce gamin désire. Compris ?

— Oui père.

La voici vendue ! Elle n'imaginait pas que ce serait si tôt. Ni déception, ni colère ne l'assaillent, puisqu'elle est accoutumée à ce comportement égoïste et mauvais. Min-Hee se dégage lentement de sa prise et sort de la salle. Le marbre tapisse les murs et les sols de cet hôtel, lui offrant un raffinement rare qui aurait pu l'attirer dans d'autres circonstances. Si elle fuit les personnes fortunées pour son bien-être mental, elle se passionne d'architecture d'un point de vue artistique et déambule de temps en temps dans ce genre d'endroits. Tout aurait pu la séduire ici, dommage.

En regagnant le hall, elle ne cherche pas tout de suite le jeune homme et profite quelques secondes du calme. Une œillade vers la gauche lui permet de distinguer son chauffeur, crispé. Il se questionne sûrement sur sa raison d'avoir quitté la salle si vite. Elle le rassure d'un bref signe de main. Mark représente tout pour elle, en France. Son unique allié et pilier, un homme marié à une femme qui ne souhaite pas devenir mère. Pour lui, Min-Hee est une fille, celle qu'il n'aurait jamais et cela lui suffit largement. Toutes les nuits, il se voit la sauver des griffes de son cruel géniteur, mais au réveil il se rend compte de l'impossibilité de ce songe et de l'impuissance qui l'empêchent d'agir et de la secourir.

Min-Hee s'apprête à obéir aux ordres de son père, quand la voix de ce dernier retentit dans son dos et elle se retourne. Il est monté sur l'estrade et tapote le microphone pour tester le son. Il rayonne sous les projecteurs et sourit allègrement à cette foule de snobinards. Son don à plusieurs zéros compte tellement pour l'association qu'il a droit à son propre discours. Par réflexe, elle se mord la lèvre inférieure en assistant à cette déblatération d'inepties. 

— Mesdames et Messieurs, c'est un réel plaisir pour moi de vous parler ce soir. Je voudrais remercier les organisateurs de cette soirée et également le propriétaire de cet hôtel sans qui cette somptueuse réception n'aurait pas été pareille. Pour ceux qui ne me connaissent pas encore, je m'appelle Lionel Han et je suis le Vice-Président de la société Capitole Management Corporation. Cette association m'a toujours tenu à cœur et je l'ai soutenu depuis ses débuts par de petits dons. Au fil des années, mon entreprise a eu la chance de grandir et de se développer à l'internationale. Je suis très heureux de faire des donations plus signifiantes et j'espère être en mesure de contribuer à la cause autant que possible ! 

Quel menteur, se dit Min-Hee. Faut-il d'abord qu'il se renseigne sur le combat mené par l'association. La réalité de son implication ternirait son nom pour le restant de ses jours et comporte deux principales raisons. Premièrement, il obtient des rendez-vous aisément avec son image altruiste et atteint davantage de personnes, dont des investisseurs ou des politiques locaux ; deuxièmement, il se sert de ses dons pour établir une couverture. Qui soupçonnerait un père violent et un homme d'affaires véreux sous ce masque de philanthrope ? Il donne clairement envie à la jeune femme de vomir.

En secouant la tête d'un air désapprobateur, elle note qu'un regard est rivé sur elle et Min-Hee pivote souplement. Jeune homme d'à peu près son âge, en costume débraillé, les mains dans les poches, décoiffé et deux orbes pervers. Ce ne peut être que le fils de ce député et puisqu'elle n'a aucune chance récemment, il est probablement aussi dépravé que son père. Elle en a déjà marré d'être reluquée de la sorte, sans gêne, et elle doit en plus s'approcher volontairement de lui. Elle souffle, l'air s'extirpant de ses poumons. Pourquoi n'a-t-elle pas bu ? Le moment aurait possiblement été moins pénible. 

Plus elle comble l'espace entre eux, plus ses yeux luisent de malice et il semble aussitôt s'inventer des situations peu appropriées avec elle. Min-Hee devine le contenu de ses pensées rien qu'en le zieutant. Peu encline à s'associer à cet énergumène, elle se poste à trois mètres de distance de sécurité et lance sur un ton morne en arborant de la nonchalance :

— Tu es le fils du député ? Est-ce qu'il y a un endroit ici où je serai débarrassée des piaillements incessants de ces bourgeois ? 

La bouche bée et avec très peu de classe, il glisse une main sur ses hanches et la pousse délicatement jusqu'à une pièce à l'écart. Sur les trois ampoules au plafond, deux ne fonctionnent plus, créant ainsi une ambiance tamisée. Un canapé dans le fond et une étagère constituent le seul mobilier. Min-Hee n'attend pas qu'il lui propose de s'asseoir, ses pieds enfermés dans ses talons la font souffrir. Il la rejoint et s'avachit.

— Pourquoi ai-je mis de nouvelles chaussures, ce soir ? marmonne-t-elle, en coréen. Qu'est-ce que je peux être stupide parfois !

— Oh, tu es bilingue ! s'extasie le fils du député.

Elle lui répond par un sourire horizontal et se retient de l'applaudir de façon ironique pour sa perspicacité. 

— C'était quelle langue ? Du chinois ! Oui, bien sûr, tu es chinoise ! Qu'est-ce qu'une fille comme toi vient faire en France ? Tourisme ? 

Tant de bêtises en une poignée de phrases.

— Je suis originaire de Corée du Sud, mais je vis en France. 

— Pas de tourisme ? insiste-t-il, incrédule.

— Pas de tourisme, du tout. Je préférerais être partout plutôt qu'ici ! 

Le fils du député saute sur l'occasion pour prendre place juste à côté d'elle, soit collé, et lui susurrer à l'oreille dans un but à priori sensuel :

— Je peux t'amener au septième ciel, si tu veux.

Elle ne réplique rien, ne gaspillant pas son énergie pour lui. Min-Hee couvre un maximum de sa peau en réajustant sa robe noire ; elle allonge notamment ses manches jusqu'à ses poignets et saisit l'élastique qu'elle avait pris en sortant de chez elle. Se décalant pour être libre de ses mouvements, elle attrape les premières mèches et les attache afin de dégager son visage. Tout le long, les yeux scrutateurs du jeune homme ne la lâchent pas et augmentent sa frustration. Elle respire discrètement et prend soin à ne produire aucun bruit, se croyant face à un prédateur et jouant son rôle de proie. 

— Tu n'as pas chaud ? s'enquiert-il, subitement. Des manches longues pour un mois de septembre, ce n'est pas judicieux ! Tu peux enlever ta robe.

Min-Hee mordille à nouveau sa lèvre inférieure qui risque de saigner à cette allure et le toise en biais. Le jeune homme ricane bêtement et déclare :

— Tu l'enlèves et je te prête ma veste. Regarde, elle est immense, tu y rentrerais trois fois dedans.

Il a essayé de fuir le pétrin, mais son excuse ne passe pas auprès de Min-Hee. Elle se rapproche quelque peu de lui et avant qu'il ne puisse s'en exciter, elle gronde :

— Quel est l'intérêt d'ôter une robe à manches longues pour enfiler une veste à manches longues ?  

Le fils du député glousse, se gratte l'arrière du crâne et est gêné. Pour la plus grande satisfaction de la jeune femme, il se tait et elle s'appuie tranquillement sur le dossier du canapé, bien décidée à ne pas lui reparler de toute la soirée. Mais, il ne parait pas d'accord avec ce plan, puisqu'il se redresse brusquement et bondit devant elle, ses lèvres étirées jusqu'à ses oreilles. Son expression de malaise persiste et Min-Hee amorce un geste pour le dissuader de prononcer le moindre mot, mais il la devance.

— Et si nous faisions un jeu ? s'écrie-t-il, tout content de lui. Un classique ! Action ou vérité. Les coréens connaissent ou pas ? 

Elle tique à la question et ferme les paupières durant une bonne minute sous les explications du jeune homme. Il la prévient qu'en cas d'échec lors d'une action ou de l'absence de réponse lors d'une vérité le joueur doit subir un gage. 

— Le gage ne me convient pas ! affirme-t-elle.

— Tu ne sais même pas ce que je vais te donner !

— Eh bien, tu as l'air fasciné par ce qu'il y a en dessous de ma robe. Je suppose que les gages tourneront autour de cette thématique. Non ?

Cette fois, il pouffe et revient s'asseoir très près d'elle.

— Aller ! C'est amusant ! Et puis, avec ce jeu, nous apprenons des choses sur l'autre. N'est-ce pas génial ? 

Elle secoue la tête négativement et le fils du député soupire lourdement. Son regard se transforme et se charge soudainement de ténèbres. 

— T'es pas marrante du tout, la chinoise ! Relaxe ! Le bâton dans l'arrière-train, ça sert à rien ! 

Min-Hee est à deux doigts de l'assommer. Elle l'aurait fait si la voix tonitruante de son père n'avait pas résonné dans son esprit. Le fils du député pourrait tout raconter et la relation entre leurs deux géniteurs serait tachée à cause d'elle. La jeune femme se contente d'inspirer et d'expirer sans s'énerver. Le mieux pour l'instant est d'adopter la stratégie du mutisme. Elle ancre ses yeux sur un point invisible au plafond et se met en transe, plongeant dans ses pensées bruyantes pour ne plus l'entendre. Technique qui porte ses fruits au début. 

Toutefois, il dépasse les bornes. Le fils du député s'autorise à poser sa grossière main sur sa cuisse dénudée. Elle ne bronche pas et patiente dix secondes très exactement pour qu'il se rétracte de son propre chef. Non seulement il continue de caresser sa peau de son pouce, mais en plus il remonte progressivement vers son intimité. Avant qu'il n'ait pu frôler la robe, Min-Hee empoigne violemment son avant-bras et y plante ses ongles manucurés. Il pousse une exclamation de surprise et se sépare immédiatement. 

— Non mais ça va pas ! hurle-t-il. 

Il examine son bras et ses yeux s'écarquillent. 

— Putain, je saigne ! 

N'importe quoi. Sa peau ne rougit presque pas. Min-Hee ne le contredit toujours pas, ce qui le rend instantanément furieux. Il repose sa main sur sa cuisse et serre.

— N'est-ce pas mon père qui t'envoie ? Si c'est le cas, tu n'as rien à dire ! Tu es nouvelle dans ce milieu, donc je t'octroie une dernière chance. Laisse-moi t'informer du fonctionnement. Quand les hommes veulent quelque chose, les femmes n'ont qu'à écarter les jambes. A ton avis, pourquoi ? Parce que vous n'êtes utile qu'à cela ! Ta mère ne te l'a pas enseigné ? 

Avec son caractère, il s'en sort avec beaucoup de chance. Elle aurait pu lui cracher à la figure ou lui broyer son entrejambe d'emportement. Au lieu de cela, Min-Hee se dirige vers la porte, déterminée à retourner au gala. Au pire son père lui crierait dessus de retour à la maison. Le fils du député n'hésite pas à l'insulter une fois de plus et à la poursuivre. Il agrippe son épaule et la tire en arrière. Son attitude change complètement et s'assombrit. D'une désinvolture insoutenable, il s'en prend à sa robe qu'il tente de soulever. Au bord de l'explosion, elle le gifle avec la moitié de sa force en guise d'ultime avertissement.

Il lève haut sa main pour lui retourner le coup et la porte s'ouvre à ce moment-là dans un grincement désagréable. Les deux font volte-face en même temps et dévisagent l'intrus. Un jeune homme d'une tranche d'âge similaire, aux cheveux plaqués au gel et à la tenue...extravagante pour ne pas utiliser d'autres mots plus vexants. Selon Min-Hee, ce mauvais goût ne pourrait pas être pire. Mais, elle se désintéresse rapidement et se focalise sur le fils du député. 

— Oh pardi ! crie l'intrus sur un ton délibérément théâtral. Mon vieux, il ne faut pas frapper les femmes, voyons ! Pousse-toi de là, vil...euh...je ne sais pas comment terminer... Zut ! 

Tandis que le fils du député ouvre la bouche, prêt à gober les mouches, Min-Hee s'empare de cette opportunité et heurte de plein fouet ses côtes avec son genou. Il se plie en deux et recule automatiquement. Sa prise sur son épaule se raffermit et il la repousse pour la presser contre l'étagère. Une planche en bois s'enfonce dans son omoplate, mais elle ne montre rien. 

— Sale garce ! tonne-t-il.

L'intrus peste et accourt vers eux dans le but de corriger le comportement exécrable du jeune homme, mais Min-Hee s'en charge à sa place. Elle l'a épargné pour limiter plus tard les dégâts avec son père, mais il ne mérite pas sa retenue. Entre ses touchers et sa provocation sur sa mère, elle ne tient pas davantage et balance son genou dans son entrejambe. Il braille de douleur et contre toute attente, l'autre homme l'imite, les mains devant sa bouche et les yeux exorbités. 

— Aouch ! fait l'intrus. J'ai mal pour toi, mon vieux !

Min-Hee ne patiente pas sagement pour sa vengeance et sort de cette étroite salle en bousculant l'intrus. Celui-ci la suit par réflexe, voulant s'assurer qu'elle n'était pas blessée. Elle considère le gala sans ralentir, mais refuse de revoir son père de la soirée. La jeune femme trottine et l'air s'engouffre vivement dans sa chevelure ébène, lui redonnant de l'oxygène. Mark s'angoisse de son état et la bombarde de questions. Le pauvre chauffeur ne peut rien pour elle. S'il la ramenait maintenant et outrepassait les ordres, il s'aventurerait sur un terrain dangereux. Elle entraperçoit du coin de l'œil une voiture, arrivant promptement.

Ce véhicule lui offre une parfaite porte de sortie. Ni une, ni deux, elle s'élance pendant que le conducteur se garde habilement à l'entrée de l'hôtel. Sans se présenter, ni lui adresser un mot, Min-Hee lui fonce dessus, lui prend ses clefs de voiture et grimpe. L'homme n'a pas le loisir de l'en empêcher, puisqu'elle démarre et disparaît sur-le-champ. Mark demeure entre les deux, pantois et embarrassé. Le conducteur ne réagit pas et il faut que l'intrus se rue sur le chauffeur pour qu'il reprenne contenance.

— Chris, calme-toi ! 

Christopher, l'intrus, cesse de remuer le chauffeur pour obtenir des réponses et Nicholas n'a pas besoin de lui poser clairement de question. Mark s'incline instinctivement pour demander pardon et certifie :

— Mademoiselle ne se sentait probablement pas bien. Cela n'excuse pas son...emprunt. Transmettez-moi des coordonnées, je vous la rapporterai avant l'aube. C'est promis !

— Un emprunt ? répète Nicholas. J'appelle ceci du vol dans mon jargon. Et toi, Chris ?

— Un odieux vol ! complète Christopher.  

Derrière eux, les martèlements de talons retentissent sur le goudron. Les deux jeunes hommes reconnaissent la démarche de leur amie par ce son et ils pivotent pour la saluer tout en surveillant le chauffeur. La troisième de ce trio infernal arrive enfin au gala. Evi Van Der Meiden marche jusqu'à eux sur ses échasses de douze centimètres. Sa robe rose bonbon à froufrous interpelle tous les passants et elle leur sourit d'une manière hautaine. Elle profite systématiquement de ces réceptions pour se pomponner et mettre en valeur sa chevelure violette aux reflets bleutés. 

— Que se passe-t-il encore ? Vous vous fourrez toujours dans des situations pas possibles tous les deux ! Qu'ai-je fait pour recevoir des amis aussi poisseux ! 

— Eh ! rétorque Christopher. Ce n'est pas notre faute ! Une folle a volé la voiture de Nicholas sous nos yeux ! 

Mark s'immisce dans la conversation pour défendre sa protégée.

— D'une part, Mademoiselle n'est pas folle du tout. D'autre part, elle a emprunté la voiture. Je vous laisse mes coordonnées et si je mens, vous n'aurez qu'à contacter la police. Est-ce que ça vous va ?

Evi ignore le chauffeur et se pend au cou de Nicholas, inquiète pour sa voiture adorée – il l'a récemment acheté et l'a chéri plus que tout. 

— Tu vas bien ?

— J'ai failli faire une crise cardiaque, maugrée-t-il.

Nicholas tient son torse à l'emplacement de son cœur qui palpite si fort. Les trois sondent impitoyablement le chauffeur pour déterminer le vrai du faux. Mark insiste pour les tempérer, s'excuse pour la centième fois et préserve l'image de sa protégée en réfutant bec et ongles leurs accusations de folie. Soudainement, Christopher se souvient de ce qui est advenu dans la salle étroite et en fait part à ses amis.

— Elle fuyait un connard qui a voulu abuser d'elle.

Evi tape son ami et jure contre lui, en lui reprochant de ne pas avoir parlé plus tôt. Nicholas ne quitte pas la route des yeux et boude en songeant à sa voiture. Quant à Mark, il se pétrifie et s'égosille en pleine rue :

— Abuser ? Où est ce type ? Je vais lui refaire le portrait à celui-là ! 

La jeune femme apaise aussitôt le chauffeur.

— Il a dû partir entre temps. Si Chris le revoit, ils lui casseront la gueule. D'accord ?

— Mademoiselle..., chouine Mark.

Nicholas soupire, mais ne peut s'outrager plus longtemps. En fin de compte, Mark leur promet une dernière fois de rapporter la voiture sans une égratignure et ils le laissent se remettre du choc. Il repense à la phrase du jeune homme et éprouve une tenace colère envers l'homme responsable de sa fuite. Il envoie plusieurs messages à Min-Hee qui répondra lorsqu'elle se sera garée chez elle. La soirée s'écoule à une lenteur terrible pour lui qui jauge méchamment tous les garçons qui sortent fumer. 

Le trio entre dans le bâtiment et apparaît brièvement à la soirée pour le faire plaisir de leurs parents. Ils se lassent, abonnés à ces galas ennuyeux. Ils se rendent moins d'une heure après leur arrivée dans la salle de repos étroite de tantôt. Sur le chemin, les deux jeunes hommes se moquent gentiment de la robe d'Evi qui les réprimande pour chaque raillerie. Elle les pourchasse dans tout le hall pour les frapper. Quelques employés se statufient à leurs beuglements enfantins, d'autres rient de leur bêtise.

— Elle est moche, il faut l'avouer ! 

Suite à ses paroles audacieuses, Christopher lui tire la langue. N'étant pas le moins du monde entravée par ses talons, elle parvient à l'attraper et le propulse contre la porte pour le frapper davantage, mais le jeune homme enclenche la poignée et trébuche dans la salle. Il arrête de s'amuser et croise le regard du fils du député. Evi ne le constate pas et lui donne un coup à sa cheville qui le fait chanceler et il s'accroche difficilement à une étagère pour ne pas chuter. S'esclaffant, vainqueur de ce petit combat, elle referme sa bouche en un claquement de dents en pointant le garçon affalé sur le canapé.

— Est-ce que c'est...?

— Oui ! coupe Chris. Le connard qui ne sait pas traiter correctement les dames ! Devrions-nous lui inculquer le respect, mec ? 

Nicholas pousse la porte avec son pied et décale Evi pour menacer le fils du député de toute sa grandeur. Un mètre quatre-vingt de politesse et de haine vis-à-vis des abuseurs. 

— Faites attention, chuchote Evi. N'oubliez pas qui est son père.

— Devrions-nous renoncer alors ? s'étonne faussement Christopher.

Le fils du député n'écoute pas les menaces qu'il présume vaines. Evi sourit malicieusement et ajoute sur le même ton dramatique : 

— Non, non, non. Vous devez simplement viser des parties du corps qui ne se voient pas, c'est tout !

Maintenant, il a peur. Le fils du député se redresse à leur approche.

— Oh, c'est bon ! essaie-t-il. El-Elle était d'accord ! 

— Mais quel connard, râle Evi. J'ai changé d'avis. Je ne veux plus le reconnaître quand vous aurez fini ! 

Les deux jeunes hommes acquiescent et se précipitent sur lui. Le fils du député pousse un hurlement de crainte et court jusqu'à la porte en la faisant cogner contre le mur et en évitant Evi qui est égayée par le ridicule de sa réaction. Elle se tord de rire, suivie par ses amis. Hilare, elle se laisse tomber sur le canapé et ils s'assoient de part et d'autre d'elle.

— Ce lâche, critique Christopher. J'espère pour lui que nous ne le recroisons plus jamais ! 

— J'espère surtout que ma voiture sera garée sur le parking de ma résidence demain matin, se renfrogne Nicholas.

Evi stoppe ses rires à cet instant et note à quel point il semble attristé par le vol, ou l'emprunt, de sa voiture. Elle s'allonge de tout son long ; sa tête repose sur les cuisses musclées de Nicholas et ses jambes sur son autre ami. Christopher s'empresse d'effleurer doucement sa peau en une caresse qu'elle aime beaucoup, mais elle n'a d'yeux que pour le châtain. Avec ses mèches noires, il ne rivalise pas contre le charme du plus grand. 

La soirée se déroule ainsi. Elle déploie tous les efforts nécessaires pour réconforter le propriétaire de la voiture qui se lamente une heure de plus avant d'oublier la situation et de s'amuser. Christopher fait le pitre et les distrait. Ils créent une ambiance sympathique avec de la musique et Evi débute une danse endiablée, puis ils la charrient et l'obligent à se tenir tranquille. En résumer, ils attendent la fin du gala pour se montrer une dernière fois sans se douter que leur histoire est désormais liée à celle de Han Min-Hee. 

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