2. Lena

Je cours depuis presque cinquante minutes, enchaînant les tours de piste à un rythme plus soutenu que d'habitude. Mes jambes tirent, mes poumons me brûlent et ma gorge me supplie de lui donner un peu d'eau mais bizarrement, tout ça me détend et m'évite de trop penser à ce qu'il s'est passé plus tôt dans la journée. Quand ça ne marche pas, même pour quelques secondes, je me sens aussi choquée que mortifiée à l'idée d'avoir perdu le contrôle dans un lieu si public. Jamais encore, ça ne m'était arrivé.

Ces derniers mois, les crises de larmes se raréfiaient tellement que je pensais en avoir fini avec tout ça. Quelle naïveté ! Aujourd'hui m'a prouvé que j'ai eu tort de m'imaginer guérie. La vie est sournoise. Elle attend que vous pensiez aller mieux pour vous rappeler vos erreurs, spécialement lorsque vous ne vous y attendez pas. Le texto enjoué de Kim, hier soir, m'a fait mal. Affreusement. Pourtant, je n'ai pas pleuré. Je ne me suis pas non plus effondrée, cachée derrière ma porte close. Quand on y pense, il y avait peu de chances pour que ça arrive parce que je sais que je ne fonctionne pas comme ça. Aussi vive puisse être la douleur, j'ai appris à la museler. Je l'étouffe avant qu'elle ne le fasse. Ça ne marche pourtant pas toujours. Parfois, comme tout à l'heure, elle me rattrape et se venge, me laissant plus anéantie que si je l'avais laissée immédiatement agir. La seule chose qui me console est de me dire que je suis quand même parvenue à être seule au bon moment. Le constat n'a rien de glorieux, mais ça reste moins honteux à penser.

Je parcours encore trois tours de piste avant de m'arrêter, mon corps demandant grâce pour ce dur traitement, trop longtemps infligé. Je change ma musique avant de commencer mes étirements et remarque deux nouveaux messages. Priant intérieurement pour qu'aucun ne soit de ma sœur, je grimace de soulagement en lisant les appels à l'aide de ma colocataire.

✉ Sms de « Anna » à « Lena »

17h17 : Urgence à l'appart ! Code Red ! Rentre dès que tu peux !!!

17h17 : Euh ... stp ! ;)

Le code Red équivaut à un problème vestimentaire, rien qui ne nécessite une demande d'intervention vitale selon moi, mais Anna reste très à cheval sur la mode et les tendances ! Je ne me plains pas, ça aurait pu être pire ! Personnellement, je ne suis pas fan du bleu qui signifie « J'ai ramené le mauvais mec à la maison, sors-moi de là !». Non pas que nous ayons l'habitude de l'utiliser, mais notre adhésion à ce pacte est sacrée et j'ai déjà dû stopper en urgence une séance d'épilation du maillot pour voler au secours de ma meilleure amie. Très peu pour moi, à l'avenir !

Bien consciente que je vais le regretter dans quelques heures, j'abrège la fin de ma séance de sport et, avant de rassembler mes affaires, lui réponds que je rentre. La nuit commence à tomber quand je rejoins le parking du campus. Je croise quelques personnes sur mon chemin, même s'il n'y a plus grand monde à cette heure. Je n'ai pas peur, donc aucune raison de presser le pas. Ma mère hurlerait de me savoir si désinvolte, Kim me traiterait d'irresponsable et Anna d'inconsciente. Si elles savaient ...

Grâce à la fluidité de la circulation et des dix minutes de voiture qui nous séparent du campus, le trajet jusqu'à chez nous se fait rapidement. Nous avons de la chance de pouvoir vivre si près de la fac, privilège que nous devons à mes parents et à leur investissement dans ce petit trois-pièces pour l'entrée de Kim à l'université, quelques années avant moi !

Anna, qui occupe la seconde chambre depuis plus de deux ans, m'interpelle dès que je franchis la porte.

- Lena ? 

Qui d'autre ?  demandé-je en posant rapidement mes sacs, avant de suivre le son de sa voix jusqu'à son antre.

- Johnny Depp venu me faire une surprise, par exemple...

J'arrive à peine à sa porte qu'elle se retourne vers moi avec un grand sourire.

- Mais toi, c'est bien aussi !

Je lui tire puérilement la langue, avant d'examiner la pièce. Le sol et le lit sont presque entièrement recouverts de vêtements, son bureau plie sous une montagne de paperasse et sa peluche fétiche semble demander grâce, à moitié étouffée par un de ses soutien-gorge.

- Comment il s'appelle ? 

- Qui ça ? 

- Le cyclone qui vient de retourner ta chambre... 

Son reflet me rend ma grimace, tandis qu'elle finit de se mettre du mascara.

- Viens m'aider à choisir ma tenue pour ce soir, s'il te plaît.

Je parcours les quelques mètres qui me séparent de son lit, à grand renfort de prudence et de larges enjambées, avant de libérer Mickey du morceau de dentelle maléfique. Anna, qui surprend mon geste, lève les yeux au ciel avant de se désintéresser de son maquillage pour sortir deux cintres de son armoire.

- Bizarre, j'avais pensé que l'intégralité de tes fringues étaient déjà par terre, je lui lance, en m'asseyant sur le bord de son lit.

- J'ai des ressources cachées, tu le sais bien, me répond-elle, en battant des cils. Alors, la robe rouge ou ta jupe en jean avec ton super petit top noir ?

- La robe rouge, je décrète aussitôt.

Elle laisse retomber les cintres le long de sa taille avec un soupir.

- Tu dis ça seulement parce que l'autre tenue t'appartient ! se plaint-elle.

- Honnêtement ? Oui ! Je ne comprends même pas pourquoi mes affaires sont aussi dans ton armoire. Il y a d'autres cadavres à moi dans ce cimetière vestimentaire ?

- Peut-être un ou deux soldats morts vaillamment au combat mais pas plus, promis !

Je la fixe quelques secondes avec insistance, attendant qu'elle craque. S'il y a bien une chose qu'Anna ne supporte pas, hormis les oursons à la guimauve et les fashion faux pas, c'est le silence !

- Promis ! elle répète, innocemment. Allez, s'il te plaît, je peux les prendre ce soir ? me supplie-t-elle, en brandissant ma jupe et mon haut devant elle avec une petite moue.

Je laisse passer deux secondes pour la torturer encore un peu et hoche la tête. Elle sautille sur place, avant de retourner à son maquillage.

- Alex sera là ?

Son sourire répond pour elle.

- Oui, normalement, je le vois là-bas. Tom m'a plus ou moins assuré qu'ils allaient y faire un tour. Il m'a d'ailleurs demandé si toi, tu comptais y faire un saut ...

- Tom ? m'étonné-je.

- Lui-même ! Je crois que tu lui as tapé dans l'œil !

Et nous y voilà !

- Pitié, Anna !

- Quoi ? demande-t-elle d'un air innocent. Vous vous entendez bien et il est gentil !

A croire que ces deux pauvres raisons devraient me suffire pour me convaincre de l'épouser !

- Oui, justement ! je rétorque. Trop gentil pour que je lui brise le cœur ... 

- Il serait toujours mieux que ce gars avec qui tu traînes...

J'hausse les yeux au ciel en l'entendant marmonner.

- Je t'entends, tu sais ! Franchement, Harry n'est pas si mal quand on le connaît un peu !

- Tu veux dire dans le genre sarcastique, colérique et légèrement hautain ?

Elle se baisse une seconde avant de recevoir Mickey en pleine tête. Décidément, il ne fait pas bon non plus d'être une peluche, aujourd'hui !

- Il ne me prend pas la tête et franchement, ça suffit à mon bonheur ! Tout le monde ne peut pas être aussi parfait que ce fameux Alex dont tu n'arrêtes pas de parler !

Elle se laisse tomber sur le lit à côté de moi avec un soupir à fendre l'âme.

- Parfait n'est pas un mot assez fort pour le décrire ! Je crois que je suis amoureuse !

Comme d'habitude... J'ose demander l'inimaginable dans son fantasme de la soirée à venir.

- Et s'il ne vient pas ce soir ?

- Alors je tomberai sans doute amoureuse de quelqu'un d'autre...

J'éclate de rire tout en lui tapotant la cuisse.

- J'admire la constance de tes sentiments !

Elle hausse les épaules avec désinvolture.

- Carpe Diem Lena et advienne que pourra !

- Carpe Diem Anna, je répète, avant de me lever et de me diriger vers la porte. Sa proposition cependant m'arrête.

- Tu es sûre que tu ne veux pas venir ?

- J'adorerais, mais je dois dîner chez mes parents. Kim et Ethan seront là aussi.

Le triple « ouch » qui me parvient successivement à l'évocation de mes parents, de ma soeur et de mon beau-frère m'arrache un sourire.

- Ma mère ne me laissera sûrement pas repartir, alors je pense dormir là-bas.

- Et tu y vas parce que ? m'interroge-t-elle d'une voix trainante.

- Mon chien me manque !

On rigole en même temps de ma remarque avant qu'elle n'ajoute les bras levés au ciel :

- Puissent tes parents remercier le Seigneur d'avoir envoyé dans leur foyer le bon vieux Toby !

- Amen, je réponds, en sortant de sa chambre pour la laisser finir de se préparer.

Je retourne à l'entrée chercher mes sacs et vais déposer le tout sur mon lit, avant de filer sous la douche. L'eau chaude me fait du bien. Pourtant, elle ne parvient pas à atténuer la tension qui me vrille le cou. Je guette d'éventuelles larmes, mais je doute de pleurer à nouveau aujourd'hui. La crise dans la salle de biologie et mon footing m'ont vidée, je me sens épuisée et peu encline à supporter la soirée qui m'attend. Je regrette de ne pas pouvoir moi aussi aller à la fête, je regrette même de ne pas avoir le temps de voir Harry, autant dire que toutes les perspectives pour m'éviter ce dîner familial seraient les bienvenues !

Je suis en train de me sécher lorsque la voix d'Anna me souhaitant une bonne soirée me parvient, suivi du claquement de la porte d'entrée. En arrivant dans ma chambre, mon réveil affiche déjà dix-huit heures. Je ne suis absolument pas prête et j'ai cinquante minutes de voiture qui m'attendent. Je vais me faire tuer ! Un gémissement m'échappe alors que je me précipite vers mon armoire. Aucune chance que je sois à l'heure comme d'habitude. Ma mère me répète sans cesse que trois jours après la date du terme, je ne voulais toujours pas sortir et que tous les médicaments du monde pour déclencher l'accouchement n'y ont rien fait. Lorsque j'ai enfin daigné pointer le bout de mon nez, ça a été au bout de presque quarante-huit heures de travail intense. Autant dire que, même pour ma propre naissance, j'avais du mal à respecter les horaires...

La perspective des remontrances maternelles fait pourtant des miracles. En à peine quinze minutes, je m'habille, me maquille et me prépare à partir. J'enfile à la hâte mes bottes et rassemble mes cheveux encore mouillés sous ma casquette avant de mettre ma veste. Mon portable vibre dans ma poche lorsque j'arrive à la porte d'entrée. Je m'en empare, en même temps que mes clés, et déverrouille l'écran, avant de jeter un coup d'œil au message qui m'attend.

✉ Sms de « Kim » à « Lena » :

18h19 : Ramène vite ta fraise, j'ai hâte de te voir ! On doit TOUT organiser !!!:) <3

Mes clés tombent à terre avec un bruit sec et je rattrape mon portable avant qu'il ne suive le même chemin. Sans parvenir à le contrôler, mes mains commencent à trembler, ma respiration s'accélère et presque immédiatement, le salon se met à tourner. Je me laisse doucement glisser le long de la porte en m'efforçant de prendre de grandes inspirations. Les minutes passent sans que j'arrive à me décider à bouger. L'amertume m'envahit, la déception aussi. J'ai été folle de croire que je pouvais y arriver. Je ne peux pas me rendre à ce dîner, rien que de l'imaginer me coupe littéralement le souffle ...

Je m'efforce de maîtriser le tressaillement de mes mains pendant que j'écris un message rapide à ma mère.

✉ Sms de « Lena » à « Maman » :

18h28 : Dsl maman, je ne vais pas venir ce soir, je ne me sens pas très bien ... Saleté de nouilles chinoises ! :( Excuse-moi auprès de tout le monde. Jtm.

J'appuie sur « envoi » et me prépare mentalement à ce qui va suivre. Moins d'une minute plus tard, mon portable sonne. J'envisage une seconde de renvoyer l'appel sur mon répondeur, mais ma propre lâcheté me fait honte. Je réponds d'une voix que j'espère convaincante.

- Salut maman ...

- Comment ça tu ne viens pas ? me coupe-t-elle d'une voix contrariée.

- Je te l'ai dit, je suis malade.

- Lena, tout le monde t'attend ! Ta sœur et Ethan ont fait deux heures de route pour ce dîner !

- Je viens de vomir à l'instant, je ne peux pas conduire ce soir.

Elle ne me répond pas tout de suite et je peux presque l'entendre hésiter sur la conduite à suivre : se fâcher ou s'inquiéter. Je reste son bébé, la petite dernière de la famille et malgré mes vingt ans passés, elle continue de trop me couver.

- Tu as mangé chinois ?

- Ce midi, dans un petit resto près du campus. Les nouilles me donnaient envie.

Au moins, cette information est correcte. Un jour, j'ai entendu dans un film qu'un bon mensonge se forge autour de deux règles d'or : ne jamais trop s'éloigner de la vérité et en dire le moins possible. Jusque-là, ça a toujours marché pour moi.

- Anna est avec toi ?

- Oui, dans sa chambre. 

Deuxième mensonge en deux minutes de conversation, bravo Léna ...

- Ta sœur va être très déçue, elle se faisait une joie de ce repas, reprend ma mère dans un soupir.

- Je sais, excuse-moi auprès d'elle. Dis-lui qu'on se verra bientôt, promis. Mais là, ça ne passe pas. Je vais aller me coucher, je pense.

- Si tu ne te sens pas mieux demain, prends rendez-vous chez le médecin, d'accord ?

Son ton s'est radouci, manifestement je l'ai convaincue.

- D'accord. 

- Je t'appelle demain pour prendre des nouvelles. 

- Pas trop tôt, j'aimerais essayer de récupérer un peu de la semaine. 

- Très bien, à demain, ma puce. Je t'aime.

- Moi aussi, je t'aime. 

Je la laisse raccrocher la première pour ne pas lui donner l'impression de couper court et envoie aussitôt un message à ma sœur dans l'espoir de limiter les dégâts.

✉ Sms de « Lena » à « Kim »

18h33 : Dsl ! On se voit vite ! Encore félicitations à vous deux ! :) <3

Il est évident que ça ne suffira pas et qu'elle va hyper mal le prendre. Je vois d'ici sa tête contrariée ! Il y a de grandes chances pour qu'elle boude pendant tout le repas et je m'en veux vraiment à l'idée de gâcher sa joie. Je sais que je suis égoïste, mais je n'arrive pas à combattre le nœud qui m'oppresse la poitrine depuis ce matin. La sensation de malaise que je ressens reste trop récente, trop forte.

Je m'attarde vingt minutes par terre à m'auto-flageller pour mon comportement. Le silence m'étouffe bien que d'habitude, je l'apprécie. J'hésite à écrire un message à Harry pour prendre la température. Cependant, j'étais peut-être trop optimiste sous la douche puisque je réalise que je n'ai aucune envie de le voir ce soir, même face à cette solitude oppressante. Je voudrais qu'Anna soit là pour me changer les idées. Je souris en l'imaginant à cette fête, cherchant partout son fameux Alex. J'avoue qu'elle m'a intriguée à me le peindre dans toute sa perfection depuis presque deux semaines.

Je ne suis pas vraiment habillée pour me rendre à une fête, mais je suis quand même prête à sortir. Sans prendre la peine de réfléchir plus longtemps, je récupère mes clés et me lève, bien décidée à voir par moi-même de quoi il a l'air.


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