Chapitre 9


Les bras écartés, les paumes ouvertes, elle regarda ses mains. Elle n'avait pas besoin d'utiliser sa magie pour la sentir. Elle coulait dans ses veines en même temps que son sang. Elle l'accompagnait à chaque instant, comme une amie ou une maladie. Un jour, elle la détestait. Le lendemain, elle la remerciait d'exister en elle. 

Ce n'était pas de sa faute, après tout, si on l'utilisait pour répandre la désolation, pour blesser ou détruite. Elle n'était ni bonne ni mauvaise, elle était ce qu'on faisait d'elle. Elle était d'abord un don.

Elle était son don. C'étaient Louis, les autres qui en avaient fait une malédiction. Et, en même temps qu'elle referma les poings, elle se rappela sa promesse, si souvent malmenée ; celle de se battre pour garder le droit d'utiliser sa magie comme elle l'entendait.

Elle se releva, son corps entier se redressant. Si elle s'était surprise elle-même en étant si féroce en attaquant Louis, il l'avait surprise en répondant encore plus vicieusement. Le toit sur lequel ils s'étaient retrouvés avait été complètement détruit. La foule s'était dissipée, des maisons étaient tombées, des immeubles aussi. Lizzie contrôlait sa magie mais pas le combat.

Louis l'attendait toujours, le regard serein et imperturbable. Il semblait ne jamais douter, suivant le chemin qu'il avait décidé, créé pour lui-même. Eh bien, c'était son tour. Ils représentaient chacun une face d'une même pièce qui tournoyait sans cesse. Aucune face n'était plus importante que l'autre, elles avaient chacune besoin de l'autre.

Elle s'approcha de lui. Ce fut comme si tout avait mené à cet instant, mais ce fut surtout comme si, enfin, elle savait ce qu'il lui restait à faire. Son corps se détendit comme jamais, son esprit résolu et sa magie prête à valser.

Et valser, elle le fit. Sans rien attendre, sans prononcer un mot, elle laissa sa magie vivre sans plus aucune barrière. Qu'elle tournoie, qu'elle vole, qu'elle fuse ou qu'elle prenne son temps... Elle n'en avait cure, c'était son choix et sa volonté. Si Louis et elle formaient une seule et même unité, c'était également le cas pour elle et sa magie.

Et cette unité lui importait plus que tout. Elle se battait pour elle. Sa magie gronda. Louis en fit de même. Il sentait le danger, il savait que les lions étaient lâchés. 

-Je vais mater ta rébellion une bonne fois pour toutes et nous pourrons enfin avancer main dans la main, cingla-t-il.

Elle ne répondit pas. Elle n'en ressentait pas l'envie et ne chercha pas à se forcer. La glace fondit dans un bruit craquelant jusqu'aux pieds de Louis. Il ouvrit les mains et usa de sa magie pour se propulser dans les airs.

Mais elle le suivit de la main, sa magie faisant de même. Le corps de Louis volait pour échapper à cette glace assassine, aussi fluides et rapides l'un que l'autre. Il tournoyait sans cesse, mais elle le suivait à la trace. 

Sa glace fusa et claqua comme un coup de fouet. Elle s'enroula autour du pied de Louis et elle le fit redescendre sur terre. Avant qu'il ne s'écroule, il fit face au sol et tira ses bras vers lui. La neige le suivit alors et lui offrit un épais coussin de manteau blanc. 

La magie de la Dotée l'atteignit de plein fouet sur son côté droit et son corps quitta le sol. Il s'écroula lourdement sur la neige, la main crispée sur sa blessure. Contre sa main, à l'intérieur de son corps, il sentit l'essence de cette femme. Sa magie parlait pour elle : emplie de détermination, jamais prête à plier. 

Leurs magies ne se complétaient pas. Elles se ressemblaient. Siècle après siècle, des duos de sorciers étaient nés. Leurs pouvoirs constituaient leur lien mais il n'était jamais le même d'une période à l'autre. 

Il se releva, un sourire béat aux lèvres. Il sentit plus qu'il ne vit la boule de magie qui volait jusqu'à lui. Il connaissait le pouvoir qu'elle contenait et l'objectif qu'elle poursuivait. Seules quelques minutes lui avaient suffi pour comprendre le langage de cette inconnue. 

D'un geste vif, il attrapa la boule et annihila son pouvoir avec le sien. La femme sembla se figer et il devina sa stupeur. Toujours souriant, il ouvrit sa main et offrit à leurs regards cette puissance qu'il avait stoppée. Il fit tournoyer la boule tout autour de sa main. Il se permit même de faire sauter la boule d'une main à l'autre.

Elle n'en revenait pas. Le choc était total. Comment avait-il pu la contrer si facilement et faire sien sa propre magie ? Plus de puissance, elle avait besoin d'y mettre plus de puissance. Elle le vit refermer brusquement la main et la boule, dans laquelle elle avait mis tant de sa force, éclata sans résister. Serrant les dents, elle sentit la colère monter en elle. Il se jouait d'elle.

Autour d'eux, l'agitation commençait à monter. La suite de leur combat avait attiré l'attention là où le début les avait effrayé. Elle haleta en voyant la population, les soldats, la maire et le maître les observer. Elle avait vécu dans l'ombre durant cette année. Elle avait voyagé de ville en ville, s'était cachée sous les ponts, les coins sombres. Tout s'effondrait devant elle. 

Car elle savait. Elle était en train de tout perdre. Louis, le maître lui prendrait tout. Elle ne partirait pas d'ici sans faire de dégâts. Elle ne partirait pas d'ici sans y laisser une part d'elle-même. 

-Regarde-moi.

Elle le fit. Elle regarda cet homme qui avait usé de ses pouvoirs pour prendre la plus haute place dans la plus haute sphère. Elle le regarda, le corps bien droit, la tête bien haute. Ses bras s'ouvrirent, laissant le vent, l'air et les bruits l'atteindre. Sa magie prit forme dans ses deux mains, gagnant en intensité à mesure que les secondes s'égrénaient. Ses mains s'illuminèrent de plus en plus. Elles devenaient plus chaudes, plus lourdes. 

-Regarde-moi ! cria-t-elle.

L'homme fut marqué par la surprise alors qu'il entendait sa voix pour la première fois depuis si longtemps. Elle ne lui laissa pas le temps de réagir davantage. Elle bondit jusqu'à lui, usant également de sa puissance dans ses pieds. Le corps tendu vers un seul et même but, elle brandit le poing, sa colère et son ardeur. 

Il tenta de se protéger mais le poing chargé de magie le percuta bien avant. La joue brûlante, son corps s'écroula lourdement sur le sol. 

-Maître ! s'exclamèrent ses soldats.

Elle prit sa décision en une fraction de secondes. Elle frappa la neige de son second poing et celle-ci vola en éclats. Le maître un instant à terre et elle à l'abri des regards, elle disparut sans plus de cérémonie.

Elle venait de perdre la sécurité de son nomadisme. Elle n'était plus qu'une simple ombre mais une vraie cible à pourchasser. Mais elle venait de gagner ce combat. L'euphorie se propagea à travers tout son corps et cette sensation ne la quitta pas de toute la journée.

***

Louis n'était, à cet instant, qu'un être perdu au milieu de la foule. La capuche sur sa tête, le regard rivé au sol, il ressassait les mêmes images dans son esprit. Il n'était plus dans le même espace-temps que les personnes qui marchaient autour de lui. Il avait influencé leurs vies, il en était le centre, le décideur, pendant que Lizzie décidait de la sienne.

Son visage se fendit d'un sourire. Leur combat avait été si bon. Il l'avait perdu, il l'avait perdue mais leur magie qui se cognait l'une à l'autre, dansant l'une contre l'autre. Qu'importe qu'elles le fassent pour s'affronter ! Qu'importe qu'ils se blessent mutuellement avec leur don le plus précieux, tant qu'ils se reconnaissent l'un l'autre comme Reflets, comme Dotés. 

L'identité de Louis avait été forgée dans cette idée d'être extraordinaire, de posséder un don qui dépassait l'imagination, qui dépassait l'entendement. Recevoir le don de Lizzie était une bénédiction pour lui, qu'importe qu'elle l'utilise pour s'enfuir, pour le fuir, pour échapper à sa destinée, pour lui échapper, pour le blesser.

Car, au fond, Louis le savait : Lizzie et lui s'appartenaient d'une manière indescriptible. Les mots ne pouvaient déterminer, délimiter ou rendre honneur au lien qui les unissait. Alors, il n'avait pas peur. Cette certitude était aussi naturelle que sa respiration ou sa magie. Elle reviendrait. Son Reflet reviendrait. Ou il viendrait à elle. Qu'importe ! La fin était déjà écrite. 

Cette pensée bien ancrée dans sa tête, l'esprit jamais inquiété, il s'allongea dans son lit. Son corps protesta alors qu'il lui rappelait qu'il avait combattu et qu'il avait été battu. Mais Louis dormit d'un sommeil réparateur. Un contre-temps, il s'agissait simplement, tout bonnement, d'un contre-temps.

***

Allongée sur son lit de fortune, Lizzie relisait pour la énième fois les livres qu'elle avait volé à la bibliothèque gardée secrète. L'incendie qu'elle avait causé pour tout réduire en cendres avait été bien trop indiscret pour ne pas attirer l'attention. Mais personne ne put trouver de quoi il s'agissait car l'incendie avait bien réussi son objectif : ne laisser aucune trace. Visiblement, le documentaliste n'avait pas parlé.

"Relation de domination", "possession", "absence de consentement"... tels étaient les mots contenus dans les livres, décrivant les liens des Dotés précédents. Lizzie avait été informée des Miroirs qui avaient existé. Elle se souvenait encore de la voix de son professeur qui lui expliquait tout lorsqu'elle vivait encore avec Louis. 

-Cinq Miroirs ont été recensés jusqu'à aujourd'hui, le vôtre y compris. Le premier Miroir fut composé de deux femmes. De très anciennes photos montrent qu'elles portaient toutes deux des bagues de mariage, nous permettant de comprendre qu'elles vivaient une relation amoureuse. Chaque lien est différent, chaque Miroir est différent. Cela ne veut pas dire que vous aurez une relation amoureuse avec Louis. Votre lien s'étend bien au-delà de telles étiquettes. Le second Miroir fut composé d'un homme et d'une femme, qui se considéraient comme frère et soeur, si l'on en croit les échanges de lettres. En effet, ils commençaient tous deux par "cher frère" ou "chère soeur". Le troisième Miroir fut composé de deux hommes et le quatrième Miroir de deux femmes. Nous manquons d'informations à leur sujet."

Mais les informations, Lizzie les avait trouvées, et pas seulement au sujet de ces deux Miroirs. Comme Louis avait voulu lui cacher la vérité sur ce qu'il faisait de ce monde, des personnes aux visages inconnus en avaient fait de même avec la vérité sur les Dotés. Ce lien n'était pas beau, il n'était pas pur. Il poussait à l'aliénation, à la folie des grandeurs, voilà ce que Lizzie avait compris. 

Le troisième Miroir avait été le plus terrible : la relation entretenue par les deux hommes avait été une relation de jalousie. "Alexandre pensait être le meilleur Doté et, né en premier, songeait que Bernard lui devait obéissance. Si les deux hommes s'appréciaient, ils appréciaient aussi et surtout la domination qu'ils pouvaient obtenir. Tous deux sûrs que le pouvoir ne se partage pas, ils se sont faits la guerre. Alexandre tenta de tuer Bernard dans son sommeil mais celui-ci fut meilleur au combat et le tua avant. Cet épisode nous a permis d'en apprendre plus sur les conséquences de la mort d'un Doté. La mort d'Alexandre rendit fou Bernard et ce dernier mit fin à ses jours 48 heures après".

Lizzie relit encore et encore ses livres jusqu'à ce que les phrases s'imprégnent dans son esprit, jusqu'à ce qu'elle puisse les répéter sans avoir besoin du livre. C'était une thérapie douloureuse, une façon de se faire mal pour commencer son deuil. Le lien que partageait les Dotés avait toujours été encensé. Mais tout avait été factice, erroné, guidé dans cette erreur. Elle partageait un lien maudit avec un homme qui, comme Alexandre, pensait que tout lui appartenait. 

Elle voulait simplement jouir de son droit à utiliser son tatouage comme elle le désirait. Mais c'était comme si ce tatouage ne lui appartenait plus, comme si ce lien ne lui appartenait plus. Elle faisait partie d'une boucle qui, inlassablement, finirait mal et qui recommencerait avec d'autres une fois qu'elle et Louis ne seraient plus de ce monde. Ce fut comme si son esprit ne savait pas où regarder, noyé par tout et son contraire, par une multitude d'idées et encore plus de pensées. 

Son âme était en proie à l'agitation. Elle sentait sa respiration chaotique, son ventre douloureux, les muscles de son dos contractés, la chaleur qui l'envahissait toute entière. Son cerveau l'emmenait plus loin qu'elle n'était, dans des contrées tristes et moroses, dans un abysse spirituel qui la heurtait chaque seconde un peu plus. Elle voulait crier, crier à s'en faire mal car les blessures de son corps ne valaient rien aux blessures de son esprit. Elle se sentait saigner à l'intérieur, suintant de plaies profondes et invisibles aux yeux de tous. C'était comme si elle voulait lutter, mais cette lutte, elle devait la mener contre son pire ennemi : elle-même. 

C'était comme si deux êtres se battaient dans ce même et unique corps, le blessant davantage, l'entraînant plus loin dans la mort. Ces deux êtres s'arrachaient mutuellement la peau, se griffaient, se hurlaient dessus. Et elle restait ainsi : immobile et agitée, silencieuse et hurlant, respirant sans sentir l'oxygène la régénérer. Elle était devenue un être contradictoire, contradictoire entre les automatismes de son corps, le conditionnement de son esprit et sa révolte. 

Qu'elle aurait préféré rester simple. À cet instant, elle pensa que les êtres inconscients de tout étaient sans doute les plus heureux car ils se laissaient porter. Elle n'était plus capable d'une telle prouesse. Il est temps, lui sussura pourtant son esprit. Elle n'avait pas la force mentale, elle n'avait pas l'envie. Mais elle le ferait parce qu'elle n'avait pas le choix : elle avancerait, pas à pas, un pied après l'autre. 

Car même si elle souhaitait uniquement se terrer dans son coin, d'autres choses étaient attendues d'elle. Et elle savait qu'elle devait le faire. La situation actuelle ne pouvait plus durer. Rester ainsi était douloureux mais ne rien faire l'était davantage. Et s'il était plus facile de fuir, ça ne l'aiderait pas. Elle devait se battre. Et elle le ferait. Elle leva lentement le bras droit et rapprocha sa main de son visage. Elle resta un bref instant dans cette posture. Etait-ce là la vie d'un Doté ? Une vie damnée, qui ne pouvait plus lui appartenir mais qui était devenue un bien public, un objet pour son Reflet ? Parce qu'ils formaient le Miroir, ils n'existaient plus. 

Si elle avait compris une chose depuis sa naissance, c'était celle-ci. Elle retira son gant et le laissa tomber par terre. Les yeux attristés, le visage s'affaissant, elle regarda son tatouage. Quand avait-elle perdu cet enthousiasme à l'observer, observer ses traits qui dansaient sur le dos et la paume de sa main ? Cela avait été une si belle chose, un si beau cadeau, une source de joie et d'espoirs pour Lizzie. Elle avait vécu plusieurs années en étant reconnaissante pour cette énergie, ce pouvoir intarissable. 

Cet attachement n'aurait jamais du s'éteindre, il n'aurait jamais du être teinté de noirceur, de désir de possession, de domination. On lui avait retiré sa vie, son enfance, sa liberté et le plaisir d'apprécier ce qu'elle possédait, ce qu'elle était. Cela n'aurait jamais du se produire. Mais c'était pourtant ce qui était arrivé. 

Elle caressa du bout du doigt son tatouage, retraçant la ligne qui ornait son poignet. Encore une fois, se dit-elle. Encore une dernière fois et tout irait enfin pour le mieux. Encore une fois et elle retrouverait la joie de pouvoir observer son tatouage sans se rappeler de tout ce qu'il avait causé dans sa vie. Encore une fois et ce pouvoir lui appartiendrait enfin, de manière pleine et entière.

Posant son poing fermé tatoué contre sa bouche, elle appela à travers leur lien son Reflet, Louis. Elle appela Louis, cet être qui était elle autant qu'elle était lui. Lorsqu'elle se battait, c'était Louis qui se battait aussi. Lorsque Louis se regardait dans le miroir, c'était Lizzie qu'il voyait. Quand ils respiraient, ils respiraient comme un seul coeur. Ils étaient deux corps mais ils vivaient comme un seul. 

 Elle l'appela encore et encore et il lui répondit sans tarder. Ils n'étaient qu'un, qu'une. Et, ce soir, aux yeux de tous, pour des raisons différentes mais qu'ils jugeaient tous deux bonnes, légitimes, ils se battraient l'un contre l'autre. Ils utiliseraient leur don le plus pur, ce don qu'ils partageaient pour dominer l'autre. Elle ne connaissait pas l'issue de ce duel. Elle savait déjà une chose et Louis le savait aussi : en frappant l'autre, ils se frapperaient eux-mêmes. Et les séquelles qu'ils se laisseraient ne pourront jamais être guéries, effacées; oubliées.

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