Chapitre 8


Les applaudissements se firent entendre durant de longues minutes. Des exclamations ravies, des poignées de mains sincères, des tapes dans le dos ponctuèrent cet instant de félicité.

Louis regarda la scène, un sourire au coin des lèvres. Il aimait l'effervescence de ses hommes et de ses femmes après une victoire. Il avait le sentiment du devoir accompli. Et, dans un sens, c'était ce qu'il avait fait : il avait accompli son devoir. Ou, du moins, le devoir qu'il s'était fixé. Il avait tant réfléchi à son don et à ce qu'il devait en faire. 

-Maître, merci infiniment pour cette fête. 

"Maître" et non plus "Maître Louis"... Disons qu'il avait eu la folie des grandeurs. Mais, après tout, lorsqu'on avait son pouvoir, n'était-ce pas justifié ? Lorsqu'on avait accompli ce qu'il avait accompli, n'était-ce pas mérité ?

Louis inclina la tête, toujours souriant. Il se mit à déambuler parmi ses invités. Il les entendit parler, exprimer leur joie d'avoir annexé une ville de plus sous leur autorité. La noble ville de Paris avait tant résisté, se souvint-il. Elle avait éludé le combat autant que possible puis son peuple s'était soulevé pour lutter contre Louis. 

Lui aussi avait essayé de repousser le combat. Une fois qu'il usait de sa magie, il était déjà terminé. Personne ne pouvait rivaliser avec sa puissance et chaque bataille n'en était que le simple rappel. 

"Vous ne devriez pas utiliser vos pouvoirs pour un tel dessein." Ce furent là les paroles prononcées par la maire, avant qu'elle ne doive abdiquer pour préserver l'intégrité de la ville et de ses citoyens. Car là où Louis discutait sagement précédemment, il avait vite compris qu'il lui fallait utiliser son tatouage et le pouvoir sur les gens qu'il conférait.

C'était difficile d'oublier cette phrase tant ceux qu'il avait rencontrés l'avait prononcée. Mais cette magie lui appartenait. Il était le seul juge de ce qu'il en faisait. Personne n'avait un droit de regard sur ses pouvoirs. 

Il quitta la fête après avoir salué ceux et celles qui la composaient. Il se mit en direction de sa salle de réunion. Il espérait que l'issue de cette réunion ne brise pas cet élan de satisfaction qu'il ressentait. Malgré tout, il avait quelques doutes. Et ses soldats lui prouvèrent rapidement qu'il avait eu raison de se montrer méfiant, prudent. 

Sa magie flottait dans l'air et terrorisait chaque soldat dans la pièce. Assis sur son siège, il les regardait un à un, conscient du danger qu'il faisait planer. Un seul mouvement de sa main et ils ne seraient plus que souvenir. 

Que c'était grisant ! Savoir qu'aucun d'entre eux ne possédait ce même don, que leur force ou leur sagesse ne pouvait rivaliser avec sa magie. Car il était le seul à pouvoir matérialiser un tel pouvoir, à maîtriser l'énergie, à la rendre tangible et acérée. Elle pouvait tant créer mais aussi tant détruire.

-Encore un échec, cingla-t-il.

Les corps se figèrent, les muscles contractés, le souffle court. Ils n'osaient pas parler, répondre ou se défendre. Ils n'arrivaient pas à la trouver, la Dotée, son Reflet. Lizzie parvenait toujours à leur échapper. Et s'il se sentait fier, il était aussi et surtout énervé. 

Cela faisait bien trop longtemps qu'elle l'avait fui, fui leur domicile et leur salle d'entraînement. Cela faisait bien trop longtemps qu'il sentait sa partie du lien comme un faible écho, toujours présent mais insidieux, moins fort, moins véritable. Elle s'était cachée à lui. Et en se faisant, il avait senti la colère prendre la place vacante. C'était comme s'il lui manquait quelque chose pour convenablement respirer, comme si ses poumons étaient perpétuellement obstrués. Vivre dans cet état était rageant et douloureux.

Comment vivait-elle la situation ? pensait-il souvent. Qu'il avait hâte de la trouver, de la retrouver. Il lui ferait à jamais passer l'envie de s'éloigner de lui, voilà ce que sa rage lui dictait.

***

C'était une période étrange que celle qu'elle vivait actuellement. Elle se sentait en confiance et, en même temps, elle savait qu'elle était vulnérable. Pendant que Louis menait sa barque en tant que maître, elle essayait de comprendre et de survivre. Le temps pressait, pourtant rien n'avançait comme elle le souhaitait.

Elle avait fermé le lien ou, plutôt, elle avait tu sa partie du lien. Elle ne voulait pas que Louis puisse l'entendre de quelque façon que ce soit. Mais elle avait vite compris l'étendue des dégâts que cela pouvait causer. Un lien, leur lien n'était pas fait pour être refermé. Et si Louis ne l'entendait plus, elle l'entendait. Elle entendait sa rage, comme en cet instant. Grimaçant alors que la douleur éclatait en elle, elle se mordit la lèvre de toutes ses forces et elle serra sa main tatouée contre son coeur. 

La douleur était devenue une compagne constante. Elle était l'écho de ce que Lizzie ressentait mais surtout de ce que Louis ressentait. Ils avaient tous deux besoin de sentir leur lien ouvert, de se sentir mutuellement. Et Lizzie les avait privés de ça. Mais elle craignait qu'en l'entendant, il sache où la trouver, il sache ce qu'elle faisait. Et ça, elle ne pouvait se le permettre. 
Elle voyait, entendait et observait à distance ce que Louis faisait. Et elle ne pouvait s'empêcher de ressentir de la culpabilité. La violence dans laquelle il tombait, n'était-ce pas dû à sa désertion, à la fermeture de leur lien ? 

Se forçant à quitter le tumulte des émotions de Louis et son propre état conflictuel, elle reporta son attention sur le livre qu'elle tenait. Elle se souvenait avec clarté de la situation qui l'avait amenée jusqu'ici. 

Elle se souvenait du documentaliste. Usant de sa magie de la plus mauvaise des façons, elle l'avait fait parler de cet endroit, cette toute petite bibliothèque que personne ne connaissait.

-Il y a longtemps, une dame nommée Celestine était venue avec Louis. Ils vous cherchaient, avait-il dit. Ils voulaient en savoir plus sur le lien pour vous localiser. Mais Horace et Lillie m'avaient fait promettre de ne rien dire.

Elle avait tiqué à la mention de ses présumés parents. Mais lui non plus ne savait pas s'ils étaient bien ses parents. Elle n'avait pas cherché à creuser le sujet, de peur d'ouvrir de vieilles blessures. 

-Je vous ai protégée ! avait insisté le documentaliste. Je ne leur ai pas parlé de cet endroit, pour vous garder loin d'eux, loin de tout ça.
-Je vous donne l'impression d'être reconnaissante ? avait claqué Lizzie.

Le documentaliste, blessé, hagard, éreinté avait baissé les yeux et elle l'avait laissé là. Ou, plutôt, il la laissa en quittant l'endroit. Qu'il parle ou qu'il se taise, qu'il raconte sa venue, ça n'avait plus d'importance. Elle était là, dans cette bibliothèque, avant tout le monde, avant Louis. Et des livres, il y en avait si peu. 

-Ce n'est pas normal, se murmura-t-elle. 

La lecture qu'elle mena l'horrifia, la plongea dans un océan de ténèbres. Elle fourra tous les livres dans son sac et brûla l'endroit, espérant brûler avec lui les souvenirs de ce qu'elle venait de lire sur les Dotés, le Miroir, et elle-même.

***

Elle établit son refuge dans la grande ville de Paris. Louis avait annexé sous son joug cette ville et, même si elle apercevait des soldats, c'était l'endroit le plus sûr actuellement. L'invasion était déjà passée, la violence était déjà terminée. Pourtant, cette halte ne dura qu'une poignée de semaines. L'arrondissement dans lequel elle se trouvait fut sommé de se réunir sur la place publique. 

En hauteur, sur un toit, cachée derrière un pan de mur, elle fixait la scène d'un oeil interdit. Rester calme et impassible. Elle devait rester calme et impassible. Il y avait forcément une solution. Ce n'était pas encore perdu. Il ne pouvait en être autrement.

 -Une à une, vous allez vous présenter sur l'estrade et montrer votre main droite. Comme vous le savez, nous recherchons une jeune femme de 23 ans. Même si nous connaissons son apparence, elle peut user de magie pour la modifier. Vous allez donc toutes vous soumettre au test. Si vous coopérez, aucun mal ne vous sera fait, annonça le soldat. 

Un murmure de soulagement traversa l'assemblée.

 -Néanmoins, nous nous interrogeons. Comment cela est-il possible que aucun d'entre vous n'ait prévenu les autorités de la présence du partenaire de notre maître ? Oh, madame la maire, vous avez une précision à apporter ?

La maire, debout sur l'estrade, se racla la gorge.

 -Nous n'étions pas au courant de sa présence, assura-t-elle.
 -Mensonges !
 -Je vous l'assure, nous n'étions pas au courant. A cette époque de l'année, de nombreux habitants mettent des gants. Cette personne peut tout aussi bien mettre du maquillage pour cacher son tatouage.
 -Pourtant, votre ville fait l'objet de spéculations depuis quelques semaines déjà. Des choses étranges, vraisemblablement de la magie, se seraient produites. Il y a donc, ici, des individus qui auraient vu cette personne à l'œuvre. Mais ils seraient restés silencieux. 

 La maire la regarda, visiblement inquiète. Lizzie aussi l'était. Faisait-elle de la magie sans s'en rendre compte ? Elle se réveillait parfois la nuit avec la sensation d'être plus fatiguée que nécessaire.

-Mais nous en reparlerons après. Pour le moment, occupons-nous du plus important. Je déconseille à quiconque de s'enfuir, toutes les entrées et sorties sont occupées par notre armée. Bien, commençons, voulez-vous ?

Il fit signe à la première jeune adulte qu'il aperçut. Celle-ci monta sur l'estrade. Ses yeux étaient une porte ouverte sur sa peur mais son allure ne souffrait d'aucun ralentissement. Elle tendit sa main droite. Le soldat attrapa alors la serviette posée à côté de lui, la mouilla copieusement dans la bassine prévue à cet effet. Il la pressa enfin sur la main tendue, dos et paume confondus. La main resta vierge.

-Au suivant ! dit-il sans tarder.

Il dépassa la jeune femme. Ce n'était pas la personne qu'il cherchait, elle ne lui était donc d'aucune utilité.

 Adulte après adulte, elle les regarda défiler. Cachée derrière le pan d'un mur, en hauteur, elle observait la scène. Elle craignait ce qui arriverait quand ils se rendraient compte que la personne qu'ils cherchaient n'était pas parmi eux. Et le « maître », était-il présent ? 

S'il ne l'était pas, elle pourrait se permettre d'agir, d'user de sa magie. Mais s'il était présent dans la ville... Elle redoutait le moindre contact de leurs mains. Elle tira sur sa capuche, vérifiant pour la énième fois qu'elle était bien mise sur sa tête. Cela dura une éternité mais, enfin, la dernière personne qui remplissait les critères passa le test. 

-Il semblerait que ce ne soit aucun d'entre vous.

Cela la frappa immédiatement : il ne paraissait pas surpris, il ne semblait pas déçu.

-Bouh ! 

Son corps se figea. Ses mains gantées se crispèrent contre le mur auquel elle était accolée. Elle resta immobile, comme soudain privée de la capacité de bouger. Elle entendit derrière elle le bruit de pas qui se rapprochaient.

Son sang ne fit qu'un tour. Son corps se mit en mouvement, presque par instinct. Elle savait qui était derrière elle. Elle se retourna et tendit violemment les bras. La neige sous leurs pieds trembla puis s'éleva. Elle forma un mur de glace entre eux deux. À cet instant précis, ce fut comme si tout s'arrêta, comme si ce fut la fin de tout. 

Derrière le mur de glace, son regard rencontra celui du maître. Celui-ci la détailla mais il n'y avait pas grand-chose à voir. Elle avait pris soin de masquer son visage. Seuls ses yeux étaient visibles. Leurs postures étaient identiques mais pas leurs regards.

-J'attends ce moment depuis si longtemps. Je n'ai pensé qu'à une chose cette année : te retrouver. 

Elle resta silencieuse, ne désirant pas l'interrompre. Elle avait redouté ce moment. Mais elle savait qu'il arriverait. Parler, ce serait accélérer les événements. C'était tout du moins l'impression qu'elle avait.

-Et te voilà. Après tous ces mois passés à me demander ce que je te dirais ou ce que je ferais quand je te retrouverais, te voilà enfin. Tu as été imprudente ou simplement aveuglée. Je sentais ta magie davantage qu'il y a quelques mois, comme si elle parlait pour toi. Tu as vu quelque chose que tu ne voulais pas voir.

Soudain, il y avait tant de choses qu'elle aurait aimé dire, lui dire. Il n'était pas le seul à avoir attendu. Les livres dans son sac semblaient peser une tonne. Elle devait lui en parler, elle devait leur en parler. Mais elle redoutait tout cela, cette conversation, les conversations futures, les implications. Elle ne voulait pas de cette vie. Pourquoi ne pouvait-elle simplement pas profiter de ce don ? Celui qu'on appelait « le maître » posa doucement sa main sur la glace. 

-Tu as peur de ça. 

Il retira le gant de sa main et la lui montra bien en évidence, cette main était ornée de tatouages. Elle était identique à la sienne, ces mêmes traits qui semblaient taillés dans sa peau. Les traits étaient épais, d'un noir profond et s'entrelaçaient sans forme particulière.

-Tu as peur de ce que ça implique. Tu as peur de moi.

Il reposa la main sur la glace. Et celle-ci se mit à fondre. La panique la saisit lorsqu'elle vit la barrière disparaître peu à peu. Bouger, elle devait bouger. Mais les émotions et la peur la figeaient sur place.

-Tu ne peux pas échapper à ça. 

La barrière disparut complètement.

-Tu ne peux pas échapper à notre vie.

Le bras tendu, la paume grande ouverte, elle fit la première chose qui lui traversa l'esprit, que lui intima son corps : elle tira avec sa magie. Elle attaqua.

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