Chapitre 4
Quelle étrange façon de vivre que celle-ci : se réveiller jour après jour avec la sensation que le corps est mort mais continuer à vivre tout de même. C'était ce que Louis expérimentait depuis bientôt trois longues années. Sa motivation d'alors se réduisait peu à peu et sa quête laissait un goût amer dans sa bouche. Il avait déjà tant attendu, pourquoi son objectif n'était-il toujours pas réalisé ?
Il avait surmonté tous les obstacles, ceux qui l'avaient regardé de haut, ceux qui l'avaient accusé après la mort de Celestine et de ses sbires. Trop jeune, trop inexpérimenté, les Dotés sont censés être guidés plus longtemps.
Il avait demandé à son corps et son esprit des sacrifices : toujours plus, toujours plus fort et plus rapide. On s'était alors incliné face à l'étendue de son pouvoir, de sa maîtrise, de sa domination. C'était ce qu'on attendait d'un Doté, n'est-ce pas ? Qu'il soit tout ce que les autres n'étaient pas. Il ne voulait pas d'obstacles inutiles sur sa route. Le respect, il l'avait pris de force. La mort de Celestine avait déjà joué un rôle très important dans les esprits de tous.
Et pourtant... la trace de son Reflet était toujours hors de portée. Cette situation était inédite. Jamais un Doté n'avait été porté disparu aussi longuement après sa naissance. Pour Louis, rien n'allait comme il le souhaitait. À quoi bon tant se donner si la récompense de ce dur labeur ne venait pas ? Il s'éteignait, devenait irritable. Il avait 15 ans et se sentait bien plus vieux. Cela faisait trois années qu'il s'était imposé en prenant la vie de Celestine comme premier véritable acte. Il avait tu le fait que c'était sa magie qui avait agi pour lui, en réponse à ses émotions et non pas en réponse à une véritable action de sa part. Mais ça, personne n'avait besoin de le savoir.
La pièce dans laquelle il se trouvait était la pièce principale, celle où il recevait, celle où il donnait ses ordres. Il se souvenait encore des réactions estomaquées lorsqu'il avait pris une chaise, qu'il l'avait posée au centre de la pièce et qu'il s'était assis dessus, le visage fier et la posture assurée.
-Louis, un Doté ne peut pas...
Mais il avait coupé avec une critique acerbe cet homme qu'il ne connaissait pas et qui se prenait pour un donneur d'ordres. Les ordres, c'était lui qui les donnait maintenant. C'était lui, à présent, qui choisissait et qui déterminait ce que pouvait et devait et ne devait pas faire un Doté.
Et même si tous n'étaient pas d'accord, que comptaient-ils faire face à un Doté, face à lui qui possédait la prestance de faire partie du Miroir ? Ce statut lui accordait une place de choix dans n'importe quel rapport de force. Être un Doté était sacré, après tout.
Il était assis en ce moment sur cette fameuse chaise qui n'avait pas bougé depuis qu'il l'avait installé au centre de la grande pièce.
-Je... crains de ne pas avoir bien entendu, Maître Louis, dit l'homme agenouillé en face de lui.
-Je pense avoir parlé normalement, pourtant.
-Maître Louis, notre pays vous a donné son allégeance. Mais vouloir prendre le pouvoir dans les autres pays...
-Le pouvoir... C'est bien moi qui le possède, non ?
Il posa cette question en levant sa main. Soudainement, la lumière dans la pièce disparut entièrement avant de réapparaître dans sa paume. Tous plongés dans le noir, seuls le visage de Louis et ses doigts étaient éclairés.
-Ne m'a-t-on pas élevé en me répétant à quel point j'étais extraordinaire ? Ne dois-je donc pas faire des choses extraordinaires ?
-Si, mais...
-Arrête avec tes "mais". Les dirigeants et dirigeantes des autres pays ne sont pas meilleurs que moi. Je peux tous et toutes les soumettre car je suis un Doté. Et c'est ce que je vais faire.
Il offrira à son Reflet un monde qui ne pourra jamais le blesser ou le manipuler. Il avait soumis son pays. Les autres ne dérogeraient pas à la règle.
-Préviens-les. Dis leur que je veux unir notre planète. Moi, en tant que Doté, Première partie du Miroir, je suis à même de guider chaque personne qui respire notre air. Les Dotés sont là pour donner espoir et inspirer. Je ne veux plus être un symbole passif. Et quand le second Doté me rejoindra, nous pourrons faire de ce monde un havre de paix.
L'homme agenouillé eut grande peine à faire semblant d'être convaincu. Mais Louis ne s'en offusqua pas. Il n'était qu'un pion dans un jeu d'échec bien plus massif. Il n'avait pas besoin que cet homme soit convaincu, il l'était bien suffisamment pour deux, pour dix, pour mille. Après tout, il faisait partie du Miroir. L'union, le lien entre les gens, il était bien placé pour connaître ces notions.
Il sentit que c'était une bonne journée. Son plan se mettait correctement en oeuvre, les rouages de la vie idéale à laquelle il aspirait se mettaient en place. Enfin, il avait la sensation d'agir, de tendre vers son rêve. Et cette sensation était délicieuse.
La porte s'ouvrit avec fracas en fin de journée. Louis se tourna vers l'intrus qui le dérangeait. Il comptait se rendre dans la salle d'entraînement afin de profiter d'un moment intime avec sa magie, un moment qui n'appartenait qu'à lui.
-Maître Louis...
La femme qui venait d'entrer respirait bruyamment et ses yeux témoignaient de l'agitation qu'elle ressentait.
-Que se passe-t-il ? demanda-t-il rapidement, alors que l'agitation le gagnait lui aussi.
-Votre Reflet... nous l'avons trouvé. Ou, plutôt... il s'est manifesté. En ce moment même.
Une très bonne journée, en effet, songea Louis.
***
-Arrête ça ! Vite ! Tu vas nous faire repérer !
-Lilie, je crois que c'est trop tard. Nous devons partir !
-Avec ou sans elle ? se tourna Lilie vers son mari. Avec ou sans elle, Jérémy ?!
-Je ne sais pas mais rapidement ! Il doit déjà être au courant.
Ils regardèrent tous deux l'enfant devant eux. Ils comprirent aisément que cet enfant ne les accompagnerait pas de leur plein gré.
-On fait ça pour ton bien ! Crois-moi ! insista Lilie.
Mais c'était peine perdue.
-Soit tu viens avec nous, soit on part. On n'a pas le choix ! s'exclama Jérémy. On a fait tout ça pour toi. Mais tu comprendras quand tu seras grande, quand il sera trop tard.
L'enfant les regardait toujours avec méfiance. Son corps était recroquevillé sur lui-même, comme pour essayer de se protéger.
-Lilie...
-Je sais. Je suis désolée, ma fille.
Lilie et Jérémy quittèrent la petite maison dévastée en toute hâte, prenant la fuite, espérant tous deux que la police soit suffisamment loin. Leur secret avait tenu cinq ans. Ils avaient fait ce qu'ils avaient pu. Mais le tatouage qui ornait la main de leur fille n'était pas qu'une simple décoration.
La police arriva une poignée de minutes plus tard. Les témoins s'agitèrent, pointant du doigt l'endroit par où étaient partis les deux adultes. Certains policiers se mirent à leur poursuite mais l'objet de l'attention était ailleurs.
L'enfant se tenait debout, calme. Elle regarda les policiers approcher, elle observa les passants la fixer. Les yeux se baissèrent vers sa main droite. Des lignes d'un noir profond partaient du centre du dos de la main et s'étiraient jusqu'à l'intérieur des doigts et jusqu'à l'intérieur du poignet.
-La Dotée ! s'exclama une policière.
Lorsque l'alerte avait été donnée, lorsque les multiples explosions successives avaient été rapportées, une même pensée avait traversé l'équipe de police chargée de faire l'état des lieux. Mais voir de leurs propres yeux qu'ils avaient eu raison n'était pas anodin : la Dotée, la seconde partie du Miroir se tenait debout devant eux. Elle semblait les attendre sagement alors que c'étaient eux, le monde qui l'avait attendue avec agitation durant tout ce temps. Un policier s'agenouilla devant l'enfant, indécis. Mais elle ne fit que lui sourire.
Ils restèrent ainsi un long moment, dans le silence et dans l'inconnu de connaître la suite. L'enfant s'allongea un moment, fatigué. Elle n'avait pas peur. Elle n'avait plus peur. Ses parents demeurèrent introuvables. Le policier nota d'en parler au Maître : jamais elle ne les mentionna.
On le tira par le bras. Il comprit rapidement pourquoi. Un adolescent passa devant lui, mais pas n'importe lequel. Le policier s'éloigna alors davantage, laissant à Louis ce moment. Nul doute qu'il n'appartenait qu'à lui.
Louis ne put détourner son regard. Il ne le souhaitait pas, d'ailleurs. Son ventre se nouait tant l'appréhension mais aussi l'envie le gagnaient. C'était étrange, pensa-t-il. Il avait attendu durant trois longues années, ou plutôt cinq s'il comptait le moment où son propre pouvoir était apparu, pourtant ce fut comme s'il n'avait jamais attendu. Ou, plutôt, que cette attente et toutes les émotions qui y étaient associées, n'avaient soudain plus aucune importance.
Car, enfin, ce qui était important était en face de lui. Pourquoi penser au passé quand le futur se tenait juste devant lui ?
La jeune fille s'était réveillée. Elle avait peut-être simplement entendu le bruit de ses pas et ceux du policier ou l'avait-elle senti arriver. Il s'accroupit devant la jeune fille. Il lui sourit. Elle lui sourit en retour.
-Je sais qui tu es, dit-elle simplement.
Ce fut elle qui tendit la main la première. Louis regarda cette main qui lui offrait tout ce dont il avait toujours rêvé. Serpentant entre l'index et le majeur, le majeur et l'annulaire, glissant jusqu'au poignet telle une flèche qui s'étire, le tatouage trônait fièrement.
Et fier Louis se sentait. Il était fier de son Reflet mais aussi de lui-même. Le sens du devoir accompli le remplissait tout entier. Sa main se posa sur celle de l'enfant.
Ce fut indescriptible, inimaginable, incroyablement puissant. Louis eut l'impression de naître à cet instant, comme s'il comprenait seulement maintenant qu'il était resté mort jusqu'à aujourd'hui.
Enfin, enfin ! Enfin il ouvrait les yeux, enfin il respirait librement. Le poids sur sa cage thoracique était partie, à jamais envolée. Sa magie devint complète. Il devint complet. L'émotion le gagna plus que jamais. Il avait atteint l'objectif qu'il s'était fixé et c'était salvateur.
En face de lui, son Reflet semblait proche de l'évanouissement. Son visage était si sincère dans sa béatitude. Mais ce fut presque trop pour son corps d'enfant. Il s'approche, tenant toujours sa main, et son bras libre entoura l'enfant pour la soutenir physiquement.
-Je m'appelle Lizzie, dit-elle.
Sa voix était un peu aigüe, flottante suite au choc qu'elle venait de ressentir. Il connaissait déjà son identité mais il agit comme si ce n'était pas le cas.
-Je m'appelle Louis.
-C'est avec toi que je vais vivre, maintenant ?
-Oui. Tu veux bien ?
Le sourire immense qu'elle lui adressa répondit pour elle. Gardant toujours leur main tatouée serrée l'une dans l'autre, il se releva et l'escorta jusqu'à la voiture qui les ameneraient dans sa maison, leur maison à présent.
Demain viendrait le temps des questions, de comprendre où Lizzie était passée durant cinq longues années. Mais aujourd'hui, Louis ne voulait que du calme et du repos pour cet enfant et pour lui-même. Le tumulte de leur lien enfin uni, enfin complet méritait le sommeil et le recul.
Cette nuit-là, Louis éteignit les lumières de la chambre de Lizzie après s'être assuré qu'elle était bien installée dans son lit.
-Bonne nuit, Lizzie.
La jeune fille dormait déjà, fatiguée de cette longue journée. Louis s'endormit aussi rapidement, l'esprit enfin rassuré de savoir que son Reflet dormait dans la pièce d'à côté.
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