Chapitre 3


Louis n'aimait plus les gens. Il ne savait pas s'il les avait déjà aimés. Tout du moins, il ne s'était jamais posé la question. Aujourd'hui pourtant, cette pensée effleurait de plus en plus son esprit. Au quotidien, tous ceux qu'il croisait se ressemblaient dans leur attitude. Le même regard, la même curiosité, la même envie, la même jalousie le suivaient incessamment.

Il avait l'impression d'être devenu une autre personne. C'était comme s'il n'était plus Louis, car Louis n'importait pas, après tout. C'était ce qu'il avait compris. Lorsqu'il n'était que Louis, il était invisible, un parmi tant d'autres. Peut-être en voulait-il trop ? Peut-être était-ce impossible d'avoir la magie et la solitude, le calme ? Peut-être qu'être un Doté valait acceptation implicite de perdre son intimité, sa vie privée, son autonomie ? On lui demandait incessamment de les divertir avec sa magie, de leur montrer ce qu'ils ne pouvaient pas faire eux-mêmes. On venait le voir pour lui demander de l'aide, des services insipides.

Montrer sa magie, dire oui, leur donner encore et encore ce qui était à lui... C'était ce qu'on lui demandait. On ne lui disait pas tout mais il devait accepter. Lui, il souhaitait simplement s'émerveiller de ce don qui l'aurait choisi. Mais ses choix à lui, ses envies ne comptaient plus. Louis n'existait plus.

Son Reflet avait aujourd'hui deux ans. Il sentait cet être un peu plus fort qu'avant. L'idée que le lien soit plus intense à mesure qu'il grandisse le rendait fébrile. Il avait parfois tellement hâte qu'il lui était incapable de penser à autre chose. Il restait le corps immobile et l'esprit en voyage, son imagination l'emportant dans des scènes qu'il souhaitait créer. Il ferait de ses espoirs des souvenirs réels.

Quand on lui demandait de faire étalage de ses pouvoirs, c'était à ce désir ardent qu'il s'accrochait. Quand son instructrice le poussait dans ses retranchements et qu'il échouait ou qu'il réussissait dans la souffrance et l'acharnement, il se répétait mentalement son objectif. Il pouvait y arriver. Il s'appelait Louis et il y arriverait. Il franchirait tous les obstacles, il surpasserait tous ceux qui tenteraient de le flouer, il ferait tous les sacrifices nécessaires et même plus s'il le fallait. Il accepterait ce contrat implicite tant que, un jour, son Reflet vivrait à ses côtés, tous deux épanouis dans leur utilisation de la magie; et libres.

Une pensée le traversa soudain, alors qu'il se dirigeait vers sa salle d'entraînement et qu'il marchait sous le regard inquisiteur de tous : il ne réagissait pas comme un enfant. Un enfant ne penserait pas comme lui. Mais il n'en était plus un même s'il en avait l'âge. Ce sacrifice, aussi, il l'acceptait.

Pour le moment, Louis s'inquiétait. Son Reflet était en vie, il le savait. Son tatouage était intact, les traits qui le composaient intenses et bien remplis. Et s'il était rassuré que cet être restait loin de tout, son absence n'était pas normal. Pourquoi cette personne était-elle introuvable ? L'idée que quiconque lui ait causé du tort créait chez lui un tel sentiment de colère que son estomac se contractait douloureusement.

-Le Doté est censé pouvoir contacter, d'une façon ou d'une autre, son Reflet. Mais aucun document n'indique la marche à suivre, déclara son instructrice d'une voix déçue. Vous n'avez rien d'autre à me donner ?

Le documentaliste qui lui faisait face eut un air désolé.

-Nous n'avons pas plus.
-Comment se fait-il qu'il n'y ait pas davantage d'informations sur les Dotés ? Vous devriez avoir quantité de documents à nous fournir. Les Dotés ne représentent pas un sujet nouveau que je sache.
-Cela a toujours été comme ça.
-Vraiment ? J'ai toujours cru, pourtant...

Le documentaliste la coupa.

-C'est une croyance. La réalité est toute autre.

L'instructrice plissa les sourcils.

-Je vois... Comment cela fait-il que... ?
-Bonne journée, Madame. Bonne journée, Maître Louis.

Louis et Celestine regardèrent tous deux l'homme de manière interloquée, chacun pour une raison différente. "Maître Louis" ? pensa-t-il alors que l'expression sonnait étrangement dans sa tête. Quant à Celestine, celle-ci paraissait étonnée car l'homme avait abruptement mis fin à la conversation. Son étonnement fut vite mis de côté car elle eut un petit rire en voyant l'expression du visage de Louis.

-Je suis sûre que ça ne sera pas la dernière fois qu'on t'appellera comme ça.

Louis n'était pas franchement ravi. Quant au quelconque document que Celestine cherchait, même s'il en existait un qui précisait une méthode pour remonter le lien et remonter jusqu'au second Doté, il aurait fait semblant de ne pas y arriver devant les autres et aurait attendu d'être en privé pour le faire. C'était intime et secret, et ça ne concernait que lui et son Reflet.

***

Ce fut dans un village reculé, où vivait uniquement une poignée d'individus que, pour la première fois, la magie du second Doté fut entendue. Elle sonna comme un coup de fouet et fit voler en éclats une partie du village. Lorsque la police arriva sur les lieux, elle s'aperçut qu'aucun des corps trouvés sur les lieux n'appartenaient à ceux des villageois. L'endroit était vide. Ils étaient tous partie dans la précipitation, laissant derrière eux leurs modestes demeures mais aussi leur vie toute entière.

Le village du Loup Perdu. Un endroit presque inconnu, peu fréquenté. C'était donc là que Louis se rendrait. Il voulait se rapprocher de l'endroit où la magie de son Reflet avait résonné si fort. Était-ce la première fois que cet être si jeune usait de sa magie ? Pouvait-il sentir Louis ?

Tant de questions tournaient en boucle à l'intérieur de sa tête. La curiosité mais aussi la fierté l'emplissaient. Car cela ne faisait aucun doute pour lui : son Reflet s'était défendu. Et puissamment, en plus ! Il avait hâte de le voir à ses côtés, de porter cet enfant ses bras. Il serait celui que son Reflet voudrait, celui dont son Reflet aurait besoin. Il remplirait tous les rôles. Il s'accrochait à cette pensée tous les jours. Plus le temps passait et plus elle devenait son leitmotiv. Il lui fallait cette branche à laquelle il pouvait se tenir.

Il ne pourrait pas s'y rendre physiquement. Le village était bien trop loin et son absence ferait tomber son masque. Mais Louis commençait à présent à transcender son corps, ses limites corporelles. Il avait son esprit et cela suffisait. Il se demandait souvent jusqu'où il pourrait aller et s'il rencontrerait une quelconque limite un jour.

Aujourd'hui, seule son endurance physique constituait un frein. Il lui arrivait souvent de ne plus être en capacité de faire appel à ses pouvoirs après plusieurs heures d'utilisation. Mais à mesure que les années passeraient, jusqu'où pourrait-il pousser cette endurance ?

Cette pensée de limites inexistantes l'effrayait, parfois. Cette absence de structure, de vision, lui donnait la sensation d'évoluer en roue libre. C'était comme s'il s'envolait mais sans jamais pouvoir regagner la terre ferme. C'était comme s'il prenait toutes les directions simultanément, mais qu'il rebroussait toujours chemin car, en réalité, il ne savait pas où aller. Il était perdu et seul. Alors, il pensait à son Reflet, tout le temps; encore et encore, comme un mantra, une prière.

Sentir la magie de son Reflet lui était nécessaire pour se rassurer mais c'était aussi un besoin vital. Il en avait besoin pour se régénérer, se ressourcer, pour reprendre des forces, pour se redonner du courage.

Pourtant, il devait rester là, le corps immobile et l'esprit sage. Si celui-ci devenait peu à peu une arme, il lui fallait encore la façonner. Il ne pourrait pas s'y rendre grâce à sa seule force mentale. Il devait patienter, une fois encore.

Cette pensée lui était insupportable. Cette attente lui était insupportable. Pourquoi se trouvait-il dans une telle situation ? Il voulait qu'elle change, et tout de suite. Pourquoi devait-il passer par cette période de souffrance, sans même savoir quand elle se terminerait ? Il pourrait vivre avec cette peine, la sensation d'avoir perdu un organe, de fonctionner à moitié pendant six mois, six ans sans jamais savoir s'il y parviendrait. Cette pensée aussi était terrifiante.

Non. Non, il ne devait pas lâcher prise, il ne devait pas s'enfermer dans cette spirale. Il y arriverait. Bien sûr qu'il y arriverait. C'était évident. Il ne pouvait en être autrement. C'était à lui de faire en sorte que ce rêve se réalise.

Il s'endormit d'un sommeil agité où la détermination et la peur se battaient l'une contre l'autre sans jamais qu'une gagnante ne puisse être acclamée.

***

Le mannequin vola en éclats alors que la magie brute de Louis la frappait avec précision. Le silence qui retomba ensuite semblait assourdissant. Personne dans la pièce n'avait été prêt à l'étalage d'une telle puissance. Tous regardaient les lambeaux du mannequin en plastique, éparpillés sur le sol.

Louis ne semblait pas surpris ou, plutôt, il ne partageait pas cette expression de pur étonnement que Celestine et les autres individus portaient. Il se demandait plutôt qui étaient tous ces gens. Jour après jour, Celestine amenait des personnes avec elle et, sans jamais les présenter ou qu'ils se présentent eux-mêmes, ils le regardaient, l'observaient sous les moindres détails. Enivré par le tumulte quotidien de ses émotions et l'énervement d'être ainsi épié sans jamais une explication, sa magie agissait en conséquence. Et à en croire les expressions de surprise autour de lui, il leur donnait plus que ce qu'ils espéraient.

Mais qu'ils continuent de saliver, ce pouvoir était à lui et personne ne le manipulerait. Cependant, s'il pouvait se défendre contre cette manipulation mentale, il n'en était rien pour son Reflet. Il devait agir. Il devait sortir de cette soumission factice et agir. Il ne savait simplement pas comment.

-On peut dire que tu as... progressé, fit remarquer Celestine. Louis se tourna vers elle. Il ne sut pas quel regard il lui offrit mais il lui sembla que la femme en fut déstabilisée. Il le savait, le sentait : son masque se fissurait. Il n'arrivait plus à faire semblant. Ses désirs et ses aspirations devenaient trop dures à cacher. Il était devenu trop dur de faire semblant. Seule une espèce de statu quo maintenait cette façade, ce jeu stupide auquel lui et Celestine, et les gens qui l'entouraient, s'adonnaient.

Mais il savait qu'il devait agir. Son corps ressentait les effets que l'urgence de la situation suscitait en lui. Cependant, son corps n'était pas habitué à une telle vague d'effroi. Tout se mélangeait, tout son être criait et il ne lui était plus possible de distinguer les différentes émotions qui le traversaient jour après jour, minute après minute. C'était comme vivre quotidiennement avec un poumon écrasé, la cage thoracique comprimée, le ventre contracté. Cette souffrance physique perpétuelle était trop difficile à gérer et il ne savait plus comment la surpasser, la surmonter. Les montagnes russes vécues par son esprit le déstabilisaient chaque jour un peu plus.

-Louis ? s'étonna Celestine.

Quelque chose bougeait. Ou quelqu'un. La pièce, peut-être, songea-t-il un bref instant.

-Louis ? s'exclama Celestine, à mi-chemin entre la peur et le choc.

Comme si son corps et son esprit ne répondaient plus en même temps, il restait immobile, les mots de l'adulte ne l'atteignant pas. Il ne pouvait pas accepter ça. Il ne pouvait pas les laisser faire. Son Reflet était en danger. Il était en danger. Cette vie qu'il avait construite dans sa tête, à laquelle il se raccrochait chaque jour, était en danger. Plus rien d'autre ne comptait.

Il serra les dents alors qu'une colère sans nom l'envahissait. C'était une colère froide, qui ne demandait qu'à se déchaîner. Louis n'avait jamais été un enfant. Il ne réagirait plus jamais comme tel. Cela faisait tellement longtemps qu'il avait perdu ses réactions enfantines, ce ne serait pas bien compliqué de tirer définitivement un trait dessus. Il était bien plus que cela, bien plus qu'un âge, bien plus qu'un corps.

Sa magie se déversa autour de lui comme un tsunami. Elle grandit, se déchaîna, avalant tout sur son passage. Elle n'accepterait aucune résistance, aucune tentative de fuite. Elle pouvait enfin, librement, se dévoiler et faire ce qu'elle avait toujours eu envie de faire. Louis se promit alors de ne plus se cacher, de ne plus cacher sa magie, l'étendue de ses pouvoirs.

Aujourd'hui, alors qu'il se libérait, il comprenait enfin à quel point rester dans l'ombre l'avait affecté. "Plus jamais !" Et, en même temps que les corps tombaient autour de lui, il se répéta cette promesse. Il n'avait pas besoin de regarder la scène. Il savait déjà sans y penser ce qui se produisait autour de lui. Le plus important, c'était ce qu'il se passait en lui. Et cette sensation de pouvoir tout accomplir, de se délester de tout n'avait pas de prix.

Enfin, après un temps qu'il ne saurait définir, il posa son regard au sol. Devant lui, le corps de Celestine gisait, inerte. Son visage était déchiré par l'effroi. Elle était morte, la peur dans chacune de ses pensées. Ses membres comme désarticulés, ses yeux étaient vides.

Louis se demanda ce qu'il devait ressentir. Louis se demanda s'il ressentait quelque chose. Mais il resta là, sans bouger, simplement à regarder cette personne qui l'avait accompagné deux ans durant. Elle s'était tenue à ses côtés, elle l'avait guidé, elle l'avait félicité. Il posa sa main sur ses propres cheveux en se rappelant que, cela, elle l'avait fait aussi. Elle était restée près de lui, sans jamais disparaître.

Mais elle l'avait fait pour des raisons égoïstes. Louis n'avait pas compté pour elle. Il n'avait été qu'un réceptacle, qu'un corps avec des pouvoirs et non une personne à part entière. Alors, oui, il ne sut pas quoi penser. Et puis, il se demanda si cela valait la peine. Le temps qu'il passait ici à s'interroger valait-il la peine ?

Relevant les yeux, il décida que non. Tout ceci était terminé. Celestine relevait du passé, les sentiments qui lui étaient associés aussi. Acceptant l'idée qu'il pouvait vivre avec cette question sans réponse, il se mit en mouvement. Ses pieds le guidèrent jusqu'à la sortie de la salle. Il passa à côté du corps de Celestine, le regard rivé sur la porte. Il l'ouvrit calmement puis la referma derrière lui.

Fin de la partie I

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