Chapitre 2


Cela ne dura qu'une seconde mais il eut le temps d'observer le regard que son instructrice porta sur sa main. Lorsqu'elle aperçut le tatouage, ses yeux montrèrent l'étendue de sa déception. Peut-être ne l'aurait-il pas remarqué s'il n'avait pas connu le vrai visage de l'adulte. Aussitôt, elle se ressaisit et afficha un énorme sourire.

-Je suis tellement heureuse pour toi, Louis ! Ton Reflet est enfin né ! Tu dois être impatient de le rencontrer ! Dès que nous saurons qui il est, ce sera chose faite !

Soudain, Louis prit peur. Ce n'était encore qu'un bébé. Il était né la veille. Lui avait dix ans et cela faisait quand même deux ans qu'il apprenait à se servir de ses pouvoirs. Il pouvait se défendre, mais pas son Reflet. Il ne voulait pas que son instructrice et les Ombres se servent de ce bébé. Il ne voulait pas qu'ils se l'approprient.

Il baissa la tête, faisant semblant de regarder sa main. Mais la réalité était toute autre : il tentait tant bien que mal de masquer l'expression de peur qui devait se refléter sur son visage. Car la terreur l'envahissait. Personne n'avait le droit de blesser cette personne qui représentait la seconde moitié de son être.

-Louis ? Tout va bien ?

Il acquiesça vaguement.

-Je... je suis sous le choc, balbutia-t-il en guise d'explication.
-Oh Louis... C'est normal. Tu dois être excité, nerveux et heureux à la fois !

Elle ne se trompait pas. Ce mélange si intense d'émotions fatigua son corps et il se sentit nauséeux. La colère se mit à éclore brusquement : c'était de sa faute ! Louis serra les dents alors que cette colère le faisait sien. L'apparition de son tatouage n'aurait jamais dû être teinté de peur. C'était un événement heureux.

Et pourtant... Le voilà, avec cette terreur au fond du cœur, le ventre contracté et son esprit s'imaginant que, peut-être, il aurait mieux fallu que son tatouage apparaisse plus tard, que leur rencontre intervienne plus tard. Et cette pensée le déchirait. Coincés dans sa gorge, les mots luttaient pour sortir, la tristesse et la colère se battant l'une contre l'autre.

-Louis ? Louis ?!

Il redressa soudain la tête. Il aperçut alors le visage plein de choc de son instructrice. Et il comprit rapidement pourquoi. La pièce avait changé. Elle était devenue un lieu de terreur, à l'image de ce qu'il ressentait. L'air était plus lourd, moins sain. Les ténèbres avaient grignoté la lumière en le prenant pour centre. Seuls les recoins de la pièce n'avaient pas encore été touchés par cette vague de noirceur.

Il s'écroula sur le sol, le visage en sueur, le corps chaud. La pièce s'illumina de nouveau, l'air devint à nouveau respirable. Éreinté, l'esprit vide, il ne tenta pas de bouger. Il le savait, il en était incapable.

Durant quelques secondes qui parurent durer une éternité à ses yeux, seules sa respiration et celle de son instructrice se firent entendre. Et puis, parce qu'ils ne pouvaient rester indéfiniment ainsi, les bras de la femme entourèrent son corps et il fut relevé.

Lorsque leurs regards se rencontrèrent, Louis se demanda quelle expression, quels mots transmettaient son visage. Ni lui ni elle ne prononcèrent une parole. Il avait peur d'elle, de ce qu'elle pourrait commettre et elle avait peur de lui, de ce qu'il venait de commettre. Tous deux l'avaient bien compris.

***

-Que fait-on ?

Louis ne connaissait pas leurs noms. Il avait tout simplement attribué des numéros à chaque membre des Ombres afin de les différencier. C'était Ombre 1 qui avait posé la question fatidique. Une fois encore, il flottait dans la pièce tandis que son corps restait immobile, inhabité sur son lit, en sécurité dans sa chambre.

-Le garçon ne te fait pas confiance ! dit Ombre 5 sur un ton de reproche.

L'instructrice serra les dents.

-Je ne comprends pas pourquoi, avoua-t-elle. J'agis comme un parent le ferait.
-Peut-être qu'il a senti que tu mentais sur toute la ligne.

Elle fusilla du regard Ombre 1.

-Ce n'est pas possible.
-Il nous a peut-être entendu, avança Ombre 2.
-Impossible. Nos conversations sont toujours privées et toujours loin de sa chambre.
-Et s'il était dans la pièce ? proposa soudainement Ombre 1.

Un silence suivit sa question. Celle-ci fit son chemin dans leurs esprits. Ils pensèrent aux conséquences ou plutôt elles s'imposèrent à eux. Imaginer que l'enfant se trouvait dans la pièce, sous quelque forme que ce soit, était terrible.

-Louis ? demanda Ombre 1.

La femme à côté de lui le frappa aux côtes. Elle le regarda, ne comprenant pas comment il avait pu dire ça. Il soutint son regard.

-Si Louis nous a découverts, ça ne sert plus à rien de faire semblant.

Ils patientèrent, regardant tout autour d'eux comme si l'enfant allait surgir de nulle part. Mais rien ne vint troubler le silence. Il s'éternisa, comme se jouant d'eux. L'instructrice en eut assez.

-Bon, ça suffit ! Nous sommes en train de nous faire peur et je ne peux pas l'accepter ! Il n'a que dix ans. Il est fort, c'est vrai. Mais ça reste un enfant. Je pense plutôt que vous avez peur d'échouer. C'est parce qu'on touche au but ? se moqua l'instructrice.
-Je pense plutôt que tu te voiles la face, répliqua Ombre 1. Tu es trop arrogante pour voir quand tu rates.

Louis, bel et bien dans la pièce, observa cet homme plus longtemps qu'à l'accoutumée. De toute évidence, c'était l'un de ceux qui parlaient le plus lors de ces réunions. Les bras croisés, son regard était plein de mépris. Visiblement, il n'appréciait pas la conversation.

L'instructrice plissa les yeux.

-Surveille le ton que tu prends avec moi, Alexandre.
-Et quoi ? Ce n'est pas comme si tu avais les pouvoirs de Louis !

La femme se figea, comme heurtée.

-Allez, on le sait tous que tu meurs d'envie d'avoir ses pouvoirs ! Tu vis ta vie par procuration, poursuivit Ombre 1.
-Il me semble que tu es présent toi aussi dans notre petite confrérie. J'imagine que tu partages ce doux rêve, s'exclama-t-elle.
-Absolument pas ! Je suis très bien comme je suis. Tant qu'on a accès à sa magie, que ce soit la mienne ou la sienne, je m'en contrefous. À vrai dire, je préfère qu'il la garde. Au moins, ce sera à lui de se taper tout l'effort !

L'esprit de Louis disparut de la pièce. Son corps, à plusieurs mètres de là, se réveilla en sursaut alors qu'il regagnait la conscience. Tremblant, il replia ses genoux contre sa poitrine et posa sa tête sur eux. Il ne voulait pas en savoir davantage, il en avait déjà trop entendu. Il serra plus fort ses genoux contre lui, cherchant à se cacher, à disparaître.

Pourquoi la magie l'avait-il choisi si tous ceux qui l'entouraient souhaitaient se l'approprier ?

"C'est ma magie, laissez-moi tranquille !" pensa-t-il ardemment.

Mais il connaissait la terrible vérité : cela n'arriverait jamais. On projeterait constamment sur lui les rêves et les espoirs des autres. On lui demanderait de montrer ce qui lui appartenait, de se dévoiler, de répondre aux attentes.

Montrer ses pouvoirs, c'était comme montrer son corps. Cette partie de lui était si intime, si précieuse. Il pleura cette nuit-là, dans le silence et dans le noir. Une fois encore, sa magie avait aspiré toute lumière de la pièce. Il ne fit rien pour la rétablir.

***

La nouvelle se répandit comme une traînée de poudre. La dernière pièce du puzzle était enfin apparue : le second Doté était né. Partout, on tendit l'oreille, on observa les mains des bébés, cherchant trace du tatouage. Mais de ce bouche-à-oreilles, rien de positif n'en ressortit. Les mains restaient vierges, les recherches vaines.

Louis attendit autant qu'il redouta. Il continuait de s'entraîner, mais pas seulement sur sa magie. Chaque matin, il se postait devant le miroir et travailler ses expressions. Il devait garder la main, c'était là sa seule pensée. Il devait garder le contrôle sur la situation, ne pas se faire repérer, passer pour l'enfant qu'il n'était plus et endormir les soupçons de son instructrice et des Ombres. Tant qu'ils resteraient dans le doute, il garderait l'avantage.

Il ne comprenait pas pourquoi ni comment son Miroir pouvait rester indétectable aux yeux de tous. Mais il se sentait soulagé. Le soir, lorsqu'il se couchait et qu'il faisait face au plafond, il s'imaginait cette personne, ce qu'ils pourraient faire ensemble, accomplir ensemble et découvrir ensemble. Il était le premier Reflet à être apparu. Quand il y songeait, il sentait monter en lui l'envie d'être responsable. Ce serait à lui de guider son Reflet. "Et je lui apprendrai à utiliser ses pouvoirs !" pensait-t-il toujours de manière extatique.

Il serait un bon professeur, se promit-il. Il ne mentirait pas, il ne tromperait pas, il ne manipulerait pas. Il se préparait toujours à s'endormir avec cette volonté, celle que la personne avec qui il passerait sa vie entière ne subirait jamais ce qu'il vivait lui ; il se battrait de toutes ses forces et n'hésiterait jamais à le faire pour accomplir cet objectif. C'était pourquoi il mettait plus d'ardeur à l'entraînement. Ce n'était certainement pas pour faire plaisir aux autres mais pour devenir plus fort.

-C'est très bien Louis ! le félicita son instructrice à la prochaine séance.

Louis flottait en effet dans les airs, à quelques centimètres au-dessus du sol. Cet exercice le fatiguait beaucoup. Il n'avait jamais pensé que s'élever ainsi pouvait demander autant d'énergie à son corps. La sueur coulait sur son front et ses mains étaient moites. Il n'avait qu'un besoin : reposer ses pieds sur le sol et reprendre sa respiration. Il tomba plus qu'il ne descendit. Il perdit quelque peu l'équilibre mais parvint à le faire avant que son instructrice n'ait le temps de l'aider.

Malgré son état de fatigue et la nécessité de se reposer, il n'oubliait pas les impératifs qu'il s'était fixés. Il se redressa et regarda Celestine. Enfin, il lui adressa un petit sourire un peu timide, comme si ses félicitations l'avait réjoui. La femme lui sourit en retour. Tant qu'il maîtriserait ses actions, ses pensées et ses paroles, tout irait bien.

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