Chapitre 1
Il regarda ses mains, toujours vierges de tout tatouage. La personne qui lui permettra d'être enfin entier, complet n'était toujours pas née.
Les voix autour de lui, les personnes autour de lui s'étaient succédées, chacune avec sa vision de la magie et de ce qu'il devrait en faire. Les visages devinrent flous. Seul compta son pouvoir. Les langues, les mathématiques, l'histoire...Comme un être ordinaire, son professeur particulier les lui enseigna. Il apprenait ce qu'on lui disait d'apprendre. Ses leçons de magie suivaient ensuite. Le jour, il utilisait sa magie comme on le lui demandait, comme on le lui apprenait; il ne faisait que le strict nécessaire. La nuit, il était enfin Louis et dansait au rythme de sa magie qu'il libérait.
Mais ses mains restaient désespérément vides. Il restait désespérément vide.
***
-Respire. Un, deux... C'est ça. Ton objectif, avec l'autre Doté, est de préserver l'équilibre de tout ce qui nous entoure, en particulier les individus. Si tu n'es pas capable de garder ton calme, ton sang-froid lorsque tu utilises intensément ta magie, tu ne pourras pas atteindre cet objectif.
Louis avait depuis peu une instructrice, Celestine. Elle le regardait s'entraîner, lui donnait des exercices ou rectifiait sa posture et sa respiration. Il ne la connaissait pas beaucoup mais ce n'était pas ce qu'on attendait de lui. "C'est une professeur d'exception, Louis. On ne compte plus ses années d'enseignement ! Et c'était une ancienne militaire. Elle s'y connaît !".
-Allez, on recommence, dit son instructrice.
Louis, le dos bien droit, le regard ferme, les bras tendus, avait les mains grandes ouvertes. Il pensa à ce que devait contenir sa main gauche. À l'intérieur de celle-ci, une forme se mit à apparaître. Elle se matérialisa par couches successives. Enfin, la fleur anémone à laquelle il avait pensé apparut pleinement dans sa main. Il pouvait sentir son poids, sa texture contre sa paume. Elle était réelle et il pouvait l'offrir, la contempler ou humer son parfum.
Il se tourna vers sa main droite cette fois. Il pensa à l'humidité dans la pièce, à l'eau dans son corps. Il savait ce qu'il voulait tenir, là, maintenant, entre ses doigts. L'instant d'après, cinq gouttes d'eau de la taille d'une pièce prirent vie au-dessus de chacun de ses doigts. Simultanément, la fleur dans sa main gauche diminua de taille.
-Tu fais tout trop vite. N'invoque pas tout en même temps. Tu n'arriveras pas à tout faire d'un coup.
Et pourtant, c'était ce qu'il voulait. Il voulait tout, tout comprendre de sa magie, tout savoir de ses capacités et connaître enfin la personne avec qui il passerait le reste de sa vie à découvrir leurs pouvoirs, à se confier leurs forces.
-Recommence !
Il recommencerait autant de fois qu'il le fallait, mais certainement pas pour son instructrice, pour ses camarades, pour tous ces inconnus qui scandaient déjà son nom, pour ceux qui rédigeaient déjà des articles sur lui. Il ne les lisait pas, hors de question qu'il perde du temps avec de pareilles futilités. Il ferait tout ça pour lui. Et pour la personne avec qui il serait lié.
Il avait développé ses pouvoirs seulement quelques mois auparavant. Pourtant, le vide qu'il ressentait, jour après jour, était immense. C'était comme s'il lui manquait constamment de l'air, comme s'il avait toujours froid malgré plusieurs couches de vêtements sur lui, comme s'il n'arrivait jamais totalement à apaiser sa faim ou sa soif.
Peut-être était-ce seulement l'effet de son imagination. Mais tout son être était dans l'attente. Et ce poids ne disparaîtrait qu'une fois que cette personne ferait son apparition.
Qu'il avait hâte !
***
Il eut un sourire alors que la main de Celestine ébouriffait affectueusement ses cheveux. Plus il réussissait et plus elle le félicitait. Les doigts de l'adulte glissèrent encore quelques instants entre ses mèches puis cette chaleur le quitta. Lui qui se sentait éternellement seul et vide, cette chaleur était bienfaitrice. Elle était devenue familière, une constante.
-Je te laisse, Louis. Va donc te reposer.
Mais il ne voulait pas qu'elle parte. Autour de lui, il n'y avait que des individus sans visage. Il ne se souvenait pas de toutes ces personnes qu'il rencontrait car elles ne faisaient que se succéder et se ressembler. Tout le monde voulait lui serrer la main et observer sa main. "Toujours pas de tatouage. Ce doit être horrible !", lui disait-on souvent. Comme s'il avait besoin qu'on le lui rappelle une telle information.
Mais Celestine était un point d'ancrage dans toute cette masse d'être humains. Il la voyait tous les jours, il écoutait ses conseils, elle l'aidait à grandir et à évoluer. Elle agissait comme un parent l'aurait fait, du moins c'était sa façon de voir les choses.
La silhouette de l'adulte s'éloigna alors qu'elle empruntait un couloir. Il n'hésita que quelques secondes avant de suivre le même chemin qu'elle. Il lui demanderait d'allonger la séance d'entraînement. Il avait encore de l'énergie, il pouvait encore utiliser sa magie. Il ne désirait pas s'arrêter maintenant.
Il arriva près de la porte de la pièce dans laquelle était entrée la femme. Mais alors qu'il s'apprêtait à frapper, il entendit plusieurs voix à l'intérieur. C'était le moment idéal de faire quelque chose pour laquelle il s'était entraîné de son côté. Il ferma les yeux, prit une grande inspiration et s'imagina sortir de son corps.
-Où en est le garçon ?
Lorsqu'il rouvrit les yeux, il n'était plus derrière la porte mais devant. Son enveloppe corporelle se trouvait toujours dans le couloir, debout mais instable.
-Ses pouvoirs progressent vite, répondit Celestine.
Son esprit, invisible aux yeux de tous, survolait toutes les personnes présentes dans la salle. Ils étaient une dizaine, assis dans des fauteuils ou sur un canapé. Ils semblaient tous heureux, satisfaits. C'était lui qui leur donnait cet état de béatitude, comprit-il vite.
-Donc on pourrait commencer à...
-Non, c'est trop tôt ! dit son instructrice. Je ne le sens pas encore assez réceptif à mes paroles. Il faut qu'il se sente redevable envers nous, qu'il se sente proche de nous. Nous devons créer ce lien pour le rendre dépendant. L'affectif, c'est ce qui le rendra soumis à nos exigences.
Un sentiment étrange apparut à l'intérieur de Louis. Ce sentiment se propagea à travers son corps. Il n'aurait rien dû ressentir. Après tout, il n'avait jamais créé de vrais liens avec son instructrice, malgré les tentatives de cette dernière. Ce fut du moins ce qu'il tenta de se convaincre. Il appréciait seulement la chaleur de cette main qui félicite, qui réconforte. Rien de plus.
Pourtant, elle était devenue une constante dans sa vie. Mais chacun de ses gestes n'était, en réalité, que factice, simple manipulation. Alors pourquoi avait-il envie de pleurer ? Quand ses pouvoirs s'étaient manifestés, il avait été extatique. Il avait tant gagné. Mais il n'avait pu imaginer tout ce qu'il perdrait, la confiance en premier.
***
Ces hommes et ces femmes entrèrent ensuite dans sa vie. "Ce sont des gens qui sauront t'aider ! Fais-leur confiance" lui raconta Celestine. Ils assistèrent à ces entraînements, lui demandèrent s'il était capable de voler, de guérir, de viser précisément un objet devant lui.
-Tente ! disait toujours Celestine. Tu ne sauras pas si tu n'essayes pas !
Mais il savait pourquoi elle voulait qu'il essaye. L'information était pour eux, pas pour lui. Il obéit, ne sachant que faire d'autre. Il était seul et eux tellement plus nombreux, plus sûrs d'eux. Il patienterait. Courber l'échine un temps, long, très long mais pour mieux éclore le jour opportun. Ils voulaient jouer sur son dos. Finalement, ce serait lui qui les bernerait. Il leur donna un nom : les Ombres. Il restait un enfant et ce nom sortit de son imagination enfantine. Puisque ces hommes et ces femmes l'entouraient, le suivaient, le guidaient depuis les ombres, alors ce serait de cette manière qu'il les surnommerait.
La main de Celestine glissa dans ses cheveux à la fin de l'entraînement. Il avait réussi à accomplir tout ce qui lui avait été demandé. Il avait invoqué un mur, réduit une table en morceaux, créé une flamme dans le creux de sa paume et fait évaporer l'eau contenue dans un verre. Il ne ressentit aucune chaleur suite à ce contact humain. Cette main avait perdu sa valeur. Elle ne représentait plus rien de positif. Il se força à sourire. Ce fut lui qui se dégagea en premier. Il salua les trois Ombres présentes dans la salle et se rendit dans sa chambre.
Une fois la porte fermée, le soulagement le saisit. Il se rendit alors compte que son ventre était contracté. Son corps était crispé, sa mâchoire était serrée. Il se laissa tomber sur son lit et tenta de respirer calmement. Mais la boule au ventre ne partait pas. Il s'endormit ainsi, le corps douloureux et en proie à un sommeil agité. Ses pensées le tourmentèrent, l'assaillant.
Ce fut une soudaine douleur qui ramena son esprit dans son corps. Il avait l'impression qu'on arrachait son esprit pour le remettre de force dans son enveloppe charnelle. Se réveillant en sursaut, les émotions en émoi, la sueur coulant sur son front, il posa ses yeux sur l'origine de sa douleur. Un sourire immense illumina son visage. Les larmes qui coulaient sur ses joues n'étaient plus dues à la peine mais la joie. Hoquetant, tremblant, il leva sa main droite jusqu'à son visage.
Là, un tatouage noir serpentait tout autour de sa paume, passant à travers ses doigts et glissant jusqu'à son poignet. Les longues lignes sans forme particulière maculaient sa main, la marquant à tout jamais. Enfin, il n'était plus seul.
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