chapitre 1
Un vent glacial sifflait entre les bâtiments de Times Square et les rêves de Joshua s'étiolaient un peu plus chaque soir, emportés par les bourrasques qui le frigorifiaient. Depuis des semaines, il s'efforçait de rester dans ce quartier où s'amoncelaient les magasins et restaurants qui, à l'heure où tout le monde terminait le travail ou les cours, se retrouvait assailli par la foule. Malgré le flot de passants qui animait les rues, il ne s'était jamais senti aussi seul. Il avait la sensation de ne pas exister, de n'être qu'un simple décor et encore, il semblait déranger celles et ceux qui étaient pressés. Nombreuses étaient les fois où il se faisait malencontreusement bousculer par quelqu'un qui préférait garder les yeux rivés sur son téléphone, ou par les groupes d'amis qui discutaient entre eux. Pour un oméga il était plus grand que la moyenne, mais pas bien épais. Un simple coup d'épaule pouvait lui faire perdre l'équilibre, et s'il s'agissait en plus d'un alpha à la carrure imposante, il pouvait se retrouver sur les fesses en un rien de temps.
Il soupira quand une femme l'ignora complètement alors qu'il lui présentait un flyer d'une main, l'autre servant à tenir son écharpe contre son visage. Plein de bonne volonté - et surtout appâté par le gain -, Joshua ne perdait pas espoir et tendait le bras avec entrain dès que quelqu'un passait à proximité. Parfois, quand il se sentait trop oppressé, il faisait quelques pas pour changer de place, comme si les gens allaient faire preuve d'un peu plus de considération quelques mètres plus loin.
Après un moment, il fit craquer ses cervicales douloureuses. Rester debout dans cette cohue et par des températures aussi basses lui faisait quelque peu tourner la tête. Et les différentes odeurs de ses congénères venaient ajouter davantage de difficultés à sa tâche. Certains effluves de ruts ou de chaleurs lui titillaient les narines et bien qu'il fût sous suppressants pour faire taire ses hormones, il restait tout de même sensibles à celles des autres. Après tout, il avait toujours des envies, des besoins, comme tout un chacun, et les parfums parfois prononcés des alphas avaient le don de l'émoustiller. Cependant, il n'y pensait pas bien longtemps et se concentrait à nouveau sur son travail.
Gagner de l'argent était devenu sa priorité, alors hors de question de se laisser perturber par son instinct primaire. Il avait besoin de travailler pour sa survie, mais aussi pour pouvoir payer ses études et son studio. Alors quitte à se fatiguer, à rester dans le froid malgré l'indifférence, il persistait pour ne pas se retrouver à la rue. Son objectif était de finir l'université avec un diplôme en poche, même s'il avait conscience qu'en tant qu'oméga, il devrait davantage faire ses preuves pour trouver une entreprise qui voudrait bien l'embaucher à la sortie de ses études.
Encore à ce jour, sa classe était moins bien considérée que les autres et il était plus compliqué pour eux d'obtenir une bonne place dans la société et dans le monde du travail. Pourtant, il était intelligent, il avait soif d'apprendre et faisait preuve d'énormément de détermination. Il voulait s'en sortir. Il voulait montrer qu'il était capable d'évoluer et surtout de ne pas ressembler à son père. En vérité, c'était plus un défi qu'il se lançait à lui-même plutôt qu'une volonté de prouver au monde sa valeur.
Emmitouflé dans son épaisse écharpe de laine, il marcha un peu comme s'il cherchait à se réchauffer, puis s'arrêta à proximité d'un magasin de baskets. Il jeta un coup d'œil à la vitrine, les modèles étaient magnifiques, mais hors de prix. Il avait déjà bien du mal à s'acheter de la nourriture ou même ses suppressants, alors espérer glisser ses pieds dans des paires aussi chères n'était qu'un doux rêve. Des chaussures confortables — pas forcément jolies —, lui auraient été d'une grande utilité pour rester debout autant de temps, mais il se contentait de vieilles converses usées qu'il avait récupérées d'un cousin qu'il n'avait plus vu depuis près de trois ans. Depuis le décès de son père.
Sa situation, c'était à cause de lui. Même s'il n'était plus de ce monde, Joshua lui en voulait encore terriblement. Il l'avait lui-même mis dans cette galère en tombant dans des jeux d'argent qui avaient tout détruit. Sa santé, physique et mentale, sa famille, sa vie tout entière. Il en était mort, et avait laissé une veuve et un orphelin. Mais aussi d'importantes dettes. Et quand les huissiers étaient venus saisir tous leurs biens dans le petit appartement qu'ils louaient du côté de Chinatown, Joshua avait assisté à la décadence de son monde. Les meubles emportés un à un, les souvenirs de famille dispersés comme des feuilles balayées par le vent. Il se rappelait encore du regard désespéré de sa mère, tentant de cacher ses larmes, puis de son teint de plus en plus livide au fil des jours. Pendant quelques semaines, elle n'avait été que l'ombre d'elle-même et s'était mise à errer d'un coin à un autre de l'appartement, sans but.
Mais elle avait fini par se reprendre, pensant à son fils qui n'avait même pas terminé le lycée. Oméga elle aussi, elle avait eu l'opportunité de trouver un petit emploi chez une famille fortunée. Elle faisait le ménage, la cuisine, et quelques autres tâches qui lui permettaient de survivre. Elle assurait à Joshua un avenir un peu plus clément malgré les dettes et c'était pour cela qu'il avait décidé de faire des études, afin d'avoir un diplôme et un emploi qui leur permettrait d'avancer.
Mais sa mère aussi avait craqué sous le poids trop lourd de l'argent qui lui était réclamé. Tout cela avait eu raison d'elle. Bon nombre d'hommes s'étaient succédés à leur appartement, et elle s'était finalement enfuie avec l'un d'eux. Où, quand, comment ? Joshua l'ignorait. Lorsqu'il était rentré de sa semaine de cours, il n'avait trouvé qu'un simple mot sur sur un bout de papier accroché au réfrigérateur.
« Je pars, j'ai besoin de souffler. Je ne sais pas quand je rentrerai. Prends soin de toi. »
Aujourd'hui, ses études et son travail acharné étaient ses seules armes contre les épreuves qui avaient marqué son passé. Pourtant, même s'il s'efforçait de se concentrer sur l'avenir, les images de ce pan de vie compliqué le hantaient. Les regards condescendants de certains alphas, les obstacles supplémentaires auxquels les omégas faisaient face dans cette société, tout cela pesait aussi sur ses épaules. Mais la détermination dans son regard ne faiblissait pas.
Il secoua la tête, chassant ces pensées sombres qui revenaient bien trop souvent le perturber, et d'autant plus lorsqu'il se trouvait là, au milieu de cette foule qui semblait l'engloutir. Devant lui, les passants continuaient leur course effrénée, indifférents à son sort, n'imaginant même pas pourquoi il se tenait là dans le froid, chaque soir.
Joshua souffla, un petit nuage de fumée s'échappant d'entre ses lèvres pour s'évaporer. Il se redressa et resserra l'écharpe autour de son cou pour reprendre son activité. Il continua d'offrir des sourires chaleureux à qui voulait bien lui prendre un flyer. Chaque fois qu'il en distribuait un, c'était comme une victoire personnelle, une avancée vers un avenir qu'il s'efforçait de construire malgré les vents glaciaux de l'adversité.
Son téléphone sonna, interrompant brièvement ses pensées. C'était un rappel pour demain, un rendez-vous avec une autre entreprise, et un frisson d'excitation parcourut son corps. C'était peut-être une opportunité pour se faire un peu plus d'argent, car il en avait grandement besoin. Tant pis s'il devait cumuler les emplois ennuyeux et ingrats, il ne pouvait pas faire le difficile.
Il rangea son téléphone dans la poche de son blouson puis capta le regard d'un étudiant qui semblait intéressé par ce qu'il distribuait. Presque euphorique, il tendit le bras dans sa direction dans l'espoir de lui confier un flyer quand un homme passa au même instant et le heurta de plein fouet. Sous le choc, il ferma les yeux et lorsqu'il les rouvrit, il constata avec effroi que ses petits prospectus s'étaient éparpillés sur le sol, et que certains étaient déjà en train de s'envoler.
— Putain ! pesta-t-il.
Il se baissa tout en grommelant d'autres injures dans son écharpe et essaya de rassembler les feuilles qui cherchaient à s'échapper. Si son patron apprenait qu'il avait fait tomber quelques-uns de ses précieux flyers, il passerait un sale quart d'heure.
— Je suis vraiment navré.
Joshua ne prit même pas la peine de répondre ou de relever la tête. D'un geste brutal, il arracha simplement ce que l'homme qui venait de le bousculer lui tendait et continua à ramasser le reste. Une fois qu'il eut récupéré tout ce qu'il put, il se releva, non pas sans difficulté. Les douleurs horribles qui lui tiraillaient le dos à force de rester dans la même position le faisaient atrocement souffrir. Il eut un mouvement de recul quand il se trouva nez à nez avec une carrure imposante, des épaules larges et un visage mâture encadré par des cheveux blonds comme les blés. Une bourrasque les fit virevolter, dévoilant son front et ses yeux d'un bleu perçant.
Un alpha, aucun doute possible. Et ce parfum entêtant de café corsé...
Joshua resta immobile durant quelques secondes, le regard planté dans celui de l'homme face à lui. La prestance qu'il dégageait le rendait intimidant, mais il y avait de la douceur en lui. Une douceur que l'oméga n'avait que rarement constatée chez les alphas qui l'entouraient. Certes, il n'en avait pas cotoyé beaucoup, et un seul intimement, mais ils étaient tous plus ou moins hautains et froids avec les personnes de sa classe. La vie était une jungle où la loi du plus fort - et aussi des plus fortunés - était toujours d'actualité.
Et dans ce regard céruléen duquel il ne parvint pas à se détourner, il aperçut une fêlure accentuée par le fait que l'homme semblait avoir pleuré. Ou était-ce le vent glacial qui lui avait tiré quelques larmes ?
Joshua secoua la tête pour se reprendre et il fronça les sourcils, toujours remonté contre l'alpha. Quelques prospectus jonchaient encore le sol et cela le rendait amer. Non seulement pour cette pauvre planète qui subissait déjà beaucoup trop la pollution, mais aussi car il avait à cœur de bien faire son travail - bien qu'il l'eut détesté.
L'alpha jeta un rapide coup d'œil à sa montre, un bijoux qui devait valoir une petite fortune au vu de la marque que l'oméga réussit à capter sur le cadran.
— Je suis vraiment désolé, répéta l'homme en récupérant un autre flyer qui manquait de s'envoler.
Joshua soupira, agacé. Il ne savait pas à quoi il s'attendait de la part de son vis-à-vis, il n'allait pas non plus lui faire un laïus pour s'excuser en long, en large, et en travers. Et puis, un homme comme lui avait sûrement mieux à faire que de s'appitoyer sur le sort d'un pauvre oméga frigorifié.
Un dernier regard, l'alpha lui confia le papier qu'il venait de ramasser pour ensuite tourner les talons. En une fraction de seconde, la foule engloutit sa silhouette.
— C'est ça ! cria Joshua. Casse-toi !
Un frisson le secoua tout entier et il se renfrogna, la tête enfoncée dans ses épaules et l'écharpe dissimulant la moitié de son visage. Il renifla, saisit par la froideur de l'air. Avec son mince blouson sur le dos, pas de bonnet ou de gants, il commençait à avoir les doigts engourdis ainsi que les pieds congelés.
Il s'efforça tout de même de distribuer le reste des flyers.
La nuit était finalement tombée mais Times Square restait le théâtre d'une agitation humaine illuminée par les néons colorés des différentes enseignes. Ne pouvant plus supporter le froid, Joshua se dirigea vers le restaurant de dim sum dans lequel il avait quelques réductions grâce à son travail. Ça ne payait pas super bien, et il avait toujours du mal à joindre les deux bouts, mais il pouvait au moins se réjouir du rabais de quelques dollars sur certains plats. Les repas hors de son petit studio se faisaient rare, mais il en ressentait le besoin parfois, peut-être pour se donner l'illusion qu'il était comme tout le monde.
Et puis, cette cuisine lui rappelait les plats que sa mère avait l'habitude de préparer quand tout allait bien dans leur vie. Quand son père n'avait pas encore commencé à dilapider tout leur argent.
Joshua avala un dim sum tout rond et essaya de chasser ce passé qui venait constamment le narguer. Comment leur famille s'était-elle retrouvée dans cette situation ? Comment avait-il pu tenir bon alors que le monde l'avait abandonné ? Il s'était retrouvé livré à lui-même dans cette jungle impitoyable, avec des factures qu'il était désormais obligé d'assumer seul. Il n'avait pas eu le choix que de s'en sortir, de survivre, de se battre. Il s'était reposé sur sa volonté, ses ambitions, sa rage de vaincre et de prouver que même s'il n'était qu'un oméga, il pouvait réaliser ses rêves.
Cependant, plus le temps passait et plus il se demandait où tout ça allait le mener.
Il soupira en observant les passants se succéder devant la vitrine du restaurant ; des couples, des amis, des parents avec leur enfant. Parfois, il enviait tous ces gens, mais il savait mieux que quiconque que les sourires sur leurs visages n'étaient pas forcément sincères. Tout le monde avait son lot de problèmes, ses casseroles à traîner, et tout le monde essayait d'avancer malgré tout. Mais il arrivait que Joshua se dise qu'il avait lutté depuis trop longtemps, et il se décourageait.
Il ignorait de quoi son avenir serait fait et, même s'il ne voulait pas se laisser dominer par la peur, cela faisait plusieurs jours qu'il s'endormait en sachant pertinemment que seuls les cauchemars l'accompagneraient jusqu'à son réveil.
•••
J'espère que ce petit extrait vous aura donné envie d'en découvrir davantage sur la vie de Joshua, et sur ses aventures à venir 🩷
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