CHAPITRE 5

L'homme se tenait sur le balcon de sa chambre, un verre d'alcool dans sa main, le regard perdu sur l'horizon. Cela faisait plusieurs jours que ses filles avaient disparu. Trois jours et douze heures pour être exact. Et aucune trace d'elles nulle part.

Naïm savait que cela n'aurait jamais dû être possible. Ses filles ne sortaient jamais dehors et c'est à peine si elles allaient dans le jardin extérieur. Non, elles passaient beaucoup de temps dans la bibliothèque pour leurs études ou dans le jardin du Sérail sous l'œil attentif des servantes et de sa chère Houriya.

Il tourna la tête vers cette dernière, endormie dans son lit, le léger gonflement de son ventre, témoin de la vie qu'il abritait. Naïm était terrifié à l'idée d'être père à nouveau. Kenza, sa femme adorée et l'ancienne reine, avait rendu son dernier souffle à la naissance des jumelles. Naïm avait été dévasté par cette perte, sombrant dans une lente dépression.

Son cœur s'était fermé et il avait rouvert le harem que son arrière-grand-père avait fermé. Il pensait ne plus jamais être capable d'aimer jusqu'à l'arrivée d'Houriya. Descendante de l'ancienne famille royale de Cheim, elle avait beaucoup souffert du rejet et des moqueries. Victime d'une alliance politique, elle avait été contrainte de rejoindre son harem à un très jeune âge, attisant encore plus la haine à son encontre.

Sa nature douce et aimante l'avait tout de suite attiré, bien avant sa beauté. Elle s'était forgé une très bonne réputation auprès des domestiques et tout le monde l'adorait. C'est grâce à elle aussi qu'il avait pu renouer avec ses filles. Elle s'occupait d'elles comme une mère, ou une grande sœur, et les petites le lui rendaient bien. Il espérait faire d'elle un jour sa reine, mais en raison de son ascendance, son souhait rencontrait une forte opposition.

Elle était présente le jour de la disparition des jumelles. À ce souvenir, la colère du roi rugit à nouveau dans ses tempes. Non seulement ses filles s'étaient faites enlevé, mais Houriya avait été blessée dans l'attaque. Heureusement, elle n'avait rien eu de grave. Seule Mariem, la domestique chargée des enfants, avait perdu la vie. Naïm s'en était fait la promesse, lorsqu'il mettrait la main sur ceux derrière tout ça, des têtes allaient tomber.

Houriya était le seul témoin conscient qui restait, mais le choc lui avait causé une légère amnésie. Kaïs, leur garde du corps, s'était rapidement retrouvé dépassé par le nombre leur assaillant et avait été grièvement blessé. Bien que ses jours ne soient plus en danger, il n'avait toujours pas repris connaissance. Houriya avait été si traumatisée qu'il lui arrivait de se réveiller en hurlant. Naïm devait alors la serrer dans ses bras pour la rassurer et la bercer jusqu'à ce que ses pleurs ne se tarissent.

Personne n'était en mesure de lui dire comment tout cela avait pu-être possible. Tout avait si bien été orchestré qu'il était sûr d'une chose : il y avait un traître dans son palais. Il avait établi une liste de tous les suspects potentiels, mais aucun ne collait. Toute cette affaire n'avait pas de sens et c'est cela qui le rendait fou.

Chaque piste qu'ils avaient finissait par un cul-de-sac. Il avait échoué dans son devoir de protéger ses filles et sa favorite. À quoi bon avoir autant de pouvoir si on n'arrive pas à retrouver ses enfants ? Un soupir passa la barrière de ses lèvres et ses yeux se posèrent sur son verre. Il le bu cul-sec, savourant la brûlure de l'alcool. Il détourna son regard vers la bouteille qui se tenait sur la petite table près de lui.

Il avait envie de boire encore. De boire jusqu'à oublier cette douleur qui lui tordait le cœur. Une goutte tomba sur sa main et sa vision se troubla. Il toucha du bout de ses doigts ses joues et se rendit compte qu'il pleurait. Laissant libre cours à son chagrin, il se recroquevilla sur le sol, sa tête posée sur l'une des colonnes de la balustrade, serrant son verre comme une bouée contre sa poitrine.

Le temps passa sans que ses larmes ne se tarissent. Une main douce et délicate se posa sur son épaule et deux bras vinrent l'enlacer délicatement. Naïm vint nicher son épaule dans la courbure délicate du cou de sa concubine et en huma son parfum délicat.

Houriya continua de le tenir dans ses bras, berçant doucement cet homme si fort et si puissant, que la vie ne cessait de mettre à l'épreuve. Il avait déjà connu tellement de peines et de souffrances, pourquoi fallait-il qu'il subisse encore ça ? Le souvenir de sa propre trahison lui déchira le cœur.

Les jumelles lui manquaient également. Elle s'était prise d'affection pour ces deux petites chipies aussi espiègles qu'intelligentes. Et tant qu'elle n'avait pas de preuves formelles, elle continuerait de croire qu'elles étaient toujours vivantes, attendant quelque part que quelqu'un vienne les sauver.

Le roi l'enlaça de ses bras et embrassa son ventre déjà bien gonflé. Une pointe de culpabilité lui vrilla l'estomac comme à chaque fois qu'il faisait cela. Elle en était sûr, le fruit de ses entrailles n'était pas du fait de Naïm. Et résultait sans aucun doute de sa seule nuit d'égarement, trois mois auparavant. Cette nuit où le roi était absent pour affaires. Cette nuit où elle avait cédé aux caresses de Kaïs et avait commis un acte impardonnable de trahison et passible de mort : l'adultère.

Lors de l'examen gynécologique, le médecin lui avait donné une date de conception qui correspondait parfaitement. Heureusement, cette datation comportait une marge d'erreur et sa faute n'avait pas été révélée, sinon ... He bien, sinon, elle ne serait pas en train de serrer son mari dans ses bras, mais plutôt dans une prison dans l'attente de son procès. Ou pire, six pieds sous terre, mangeant déjà les pissenlits par la racine.

Kaïs. Penser à cet homme lui serra le cœur. Elle l'aimait tellement. En fait, d'aussi loin qu'elle se souvienne, elle l'avait toujours aimé. Elle l'avait rencontré pour la première fois lors de son premier bal tenu au palais royal. Elle avait quinze ans et lui vingt ans. Ses yeux s'étaient posés sur lui, et elle avait été envoûtée. Il l'avait secouru, tel un chevalier en armure étincelante, alors qu'un malotru avait tenté de la violenter.

Bien que le pouvoir politique de sa famille s'était grandement affaibli à la destitution de ses ancêtres de la régence du royaume de Cheim et de sa fusion avec Shamsen, elle restait un pilier majeur dans le paysage politique de cette époque. La descendance d'Emilira bint Mufasa Al Cheim, ancienne princesse du royaume de Cheim, avait réussi à redorer le blason de la famille Al Cheim et à retrouver peu à peu de son influence d'antan.

Suite au décès de la reine et l'ouverture du harem royal, ses parents avaient vu une opportunité à saisir afin de se hisser encore plus haut dans l'échelle sociale. Ils n'avaient pas voulu attendre sa majorité légale pour proposer sa main au roi, préférant sécuriser leur position et ainsi renforcer leur domination.

Houriya se rappelait encore de la terreur qu'elle avait ressenti à l'annonce de la nouvelle. Elle avait toujours été une petite fille rêveuse passant plus de temps la tête dans un bouquin que connecter au monde qui l'entourait. Elle avait fantasmé sur ce chevalier, dont elle ignorait tout de lui, plusieurs nuits durant, espérant dans le secret de son cœur épouser un homme comme lui.

Mais ces rêves avaient volé en éclats, et c'était avec le cœur lourd d'un condamné à l'échafaud, qu'elle avait marché jusqu'à l'hôtel, scellant ainsi son destin. Quand elle avait relevé les yeux, elle l'avait aperçue, lui, le sujet de ses fantasmes d'adolescente. Un fol espoir l'avait saisi, espérant secrètement qu'il allait s'opposer à cette union. Mais son immobilité et le sourire de satisfaction de sa mère lui ouvrirent les yeux. Elle avait eu l'impression que le sol s'ouvrait sous ses pieds, la plongeant dans un gouffre de désespoir.

Et alors, elle avait compris. Elle avait compris à quel point elle était impuissante, qu'elle n'était qu'une simple marionnette entre les mains de sa famille. Pure produit d'une société patriarcale empêtrée dans des siècles de tradition.

Elle se souvient avoir pleuré durant la semaine qui avait suivi son arrivée au sérail. Incapable de s'opposer à ce destin sinistre qu'elle entrevoyait, elle s'y était pliée, espérant trouver un peu de bonheur dans cette nouvelle vie, très loin de ses contes de fée et autre fantaisie.

Mais malgré toute sa volonté et ses efforts, elle n'avait jamais pu oublier cet homme qu'elle avait aimé en premier. Le voir continuellement dans les couloirs du palais, n'avait pas arrangé les choses. Bien qu'ils ne se parlaient jamais, ils s'étaient mutuellement observés. Écoutant chaque rumeur, chaque histoire les concernant, faisant grandir dans leur cœur cet amour parfaitement interdit.

Houriya avait trouvé de la joie en s'occupant des jumelles royales, abandonnées dans ce sinistre château. Elle s'était liée d'amitié avec elle, prenant beaucoup de plaisir à les instruire et leur parler du monde extérieur qu'elles n'avaient jamais eu l'occasion d'explorer. Elle leur avait partagé sa passion pour la littérature et se retrouvaient toutes les trois quotidiennement dans la bibliothèque du palais pour vivre de nouvelles aventures.

Quand Naïm avait eu vent de cette étrange alliance, il s'était alors intéressé à sa plus jeune concubine qui jusqu'alors faisait simplement partie du paysage de son harem. Elle ne l'avait jamais attirée car elle était beaucoup trop jeune et innocente.

Il avait été obligé de l'épouser pour le bien d'une alliance plus que profitable pour son pays. Il avait pesté contre ses parents de vouloir la vendre ainsi en échange d'un profit politique. Il s'était juré de ne jamais l'approcher. Jusqu'à ce qu'il la voit dans la bibliothèque rire avec ses enfants.

D'aussi loin qu'il s'était souvenu, il ne les avait jamais vues aussi heureuses. Elle était devenue très belle, et le passage à l'âge adulte l'avait rendue particulièrement épanouie. Pour la première fois, depuis son arrivée, cinq ans plus tôt, il avait vu la femme en elle.

Quelques jours plus tard, Naïm l'avait convoquée pour qu'elle remplisse son rôle d'épouse. Houriya en avait été dévastée, et si son corps lui appartenait, son cœur se trouvait entre les mains d'un autre. Quand le roi avait découvert qu'elle était souvent victime de brimades en raison de son affection pour elle, il lui avait attribué Kaïs, son plus loyal garde, pour la protéger.

Cela lui avait fait l'effet d'un uppercut dans l'estomac particulièrement dur à encaisser. Passer toutes ses journées au côté de l'homme dont elle était éprise et devoir rejoindre chaque nuit le lit d'un autre, l'avait plongé peu à peu dans une spirale infernale. Tiraillée entre son cœur et son devoir, elle avait finalement dû faire un choix.

Soit elle continuait ainsi, et finirait par se laisser aller au désespoir. Soit elle prenait enfin sa vie et son destin en main et se ressaisissait. Il lui avait fallu beaucoup de temps, d'énergie et de volonté pour y parvenir, mais elle avait réussi à sceller ses sentiments pour son beau garde du corps au plus profonds de son cœur, tout en s'acquittant la nuit de son devoir d'épouse.

Elle chérissait chacun des instants qui lui était accordé de passer en sa compagnie, comme le plus précieux des trésors. Naïm lui avait facilité la tâche, il était doux, aimant et attentionné envers elle. Il prenait soin d'elle et veillait sur son bien-être même lors de ses déplacements loin du palais. Si bien qu'elle avait fini par nourrir beaucoup d'affections à son encontre et fit naître en elle un profond respect envers sa personne.

Tout allait bien jusqu'à cette nuit, il y a trois mois. Les brimades auxquelles elle devait souvent faire face avaient été particulièrement violentes ce jour-là. Naïm absent, ses autres concubines s'en donnaient à cœur joie pour maltraiter la favorite. Houriya étant la plus jeune, avec un soutien extérieur des plus pauvres, sa famille l'ayant abandonné dès sa nuit de noces passée, elle manquait d'armes pour se défendre.

Alors qu'elle s'était enfuie au fin fond du jardin pour épancher sa peine et laisser libre cours à sa rage face à son impuissance, une pluie diluvienne s'était mise à tomber. Elle s'était rapidement retrouvée trempée de la tête aux pieds, alimentant sa rage et sa frustration.

Trouvant refuge dans une cabane abandonnée, elle avait rapidement été rejointe par Kaïs qui avait été également surpris par la pluie. Elle se souvenait très bien de l'étonnement qui avait marqué ses traits alors qu'il la reconnaissait.

Ils avaient fait un feu dans la cheminée, avec ce qu'ils avaient sous la main, pour se réchauffer. Kaïs avait déniché des couvertures, ils s'étaient enroulés dedans après s'être dévêtus pour faire sécher leur vêtement. Le trouble avait saisi Houriya. Se retrouver quasiment nue avec l'objet de son plaisir à quelques pas d'elle seulement, dont la nudité n'était dissimulée que par une fine couverture, était un vrai supplice.

Voyant qu'elle avait pleuré, il l'avait interrogé sur la raison. Il avait écouté sa peine avec beaucoup d'attention, la prenant finalement dans ses bras pour la réconforter. Elle s'était calmée sous la caresse de sa large main puissante qui montait et descendait dans son dos. Elle avait levé les yeux vers lui et s'était à nouveau perdue dans son regard.

Le désir avait légèrement coloré ses joues et sa respiration s'était faite haletante. Il avait déposé ses lèvres charnues sur les siennes. Un appétit vorace l'avait transpercé et chacune des barrières soigneusement dressées autour de son cœur avait volé en éclats.

Une chose en avait entraîné une autre, et ils s'étaient retrouvés à partager la plus belle nuit de passion qu'ils leur avaient été donnée de vivre. Mais quand leur cerveau recommença à fonctionner, l'horreur de la situation les avait frapper de plein fouet. Ils avaient cédé à cette passion mutuelle, commettant ainsi une impardonnable trahison.

Chacun d'eux s'était rhabillé en silence, Kaïs l'avait raccompagné vers ses appartements, et d'un accord muet, ils avaient décidé d'enterrer à jamais cette nuit fatidique et de ne plus jamais en aborder le sujet.

Plusieurs semaines plus tard, Houriya avait découvert qu'elle était enceinte. Le doute de la paternité avait commencé à la tirailler et l'estimation du début de sa gestation par le gynécologue n'avait fait que renforcer ce qu'elle soupçonnait déjà. L'horreur l'avait une nouvelle fois frappée. Elle savait au moment où son enfant naîtrait que la vérité serait alors exposée les condamnant à une mort certaine.

Son premier réflexe avait été d'éliminer l'enfant qui grandissait en son sein. Mais elle n'avait pu s'y résoudre. Il était le fruit de son amour pour Kaïs. Quand bien même leur vie était en danger, elle voulait au plus profond de son âme mettre au monde ce bébé. Pour la première fois de son existence, elle faisait le pari de défier son destin.

Elle avait neuf mois pour trouver une solution. C'était à la fois si court, et en même temps si long. Sauf que trois mois s'étaient déjà écoulés, et aucune idée ne lui était venue à l'esprit pour sauver leur vie. Mais surtout, elle n'en avait toujours pas parlé à Kaïs.

La pression des bras de Naïm autour de son corps se fit plus forte et l'aida à s'ancrer et à revenir peu à peu à la réalité. Elle se rendit alors compte qu'elle tremblait.

« Doucement Houriya, je suis là, personne ne te fera plus de mal, je te le promets »

Ces mots lui transpercèrent le cœur et elle éclata en sanglots bruyants. Naïm pensait que ses cauchemars étaient dus à l'attaque qu'elle avait subie lors du kidnapping des jumelles. Mais la vérité, c'était que cette expérience de mort imminente avait réveillé en elle une peur profondément enfouie.

Ce n'étaient pas ses attaquants qu'elle voyaient en rêve, mais Naïm qui ordonnait son exécution et celle de Kaïs. Elle voyait sans cesse le corps ensanglanté de son amant, blessé de partout. Et se réveiller chaque nuit dans les bras de cet homme qui tenait sa vie entre ses mains, entendre ses murmures rassurants, étaient en réalité un véritable calvaire pour elle.

Car le jour où il saurait, ses yeux qui aujourd'hui la regardaient avec amour, seraient emplis d'une haine féroce à son égard.

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