ᴘᴀʀᴛɪᴇ ᴜɴᴇ
SOUVENIRS DE L'ACADEMIE
― un spin-off de Le Vengeur de Freyr ―
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An 3035, 10 mars – selon le calendrier d'Yggdrasill (vendredi)
Enfin installée dans le bus-navette, Minjeong revenait sur les chiffres de la veille. La soirée d'hier avait été productive et l'argent entrait à flots dans leurs caisses. Ils s'étaient séparés de beaucoup de leur marchandise grâce à la naïveté des étudiants, à l'alcool, à la fièvre du jeudi soir, et sa redevance promettait d'être grande. De tous ceux déployés sur l'événement, elle avait sans doute été la plus efficace, avec des revenus s'élevant au-delà de la dizaine de milliers. Et Winter, de son nom de code, ne pouvait être plus fière d'elle. Une occasion de tacler le chef de leur petite organisation s'offrait enfin à elle après deux mois, elle avait hâte de pouvoir remettre cet étudiant en quatrième année, déjà gradé au rang de Sergent – qui se prenait pour le meilleur étudiant de l'Académie – à sa véritable place : le camp des losers. Obtenir son diplôme avec des pots de vin, des relations et des services n'avait rien d'honnête, et cette méthode qu'il utilisait lui sortait par les yeux. Minjeong ne possédait déjà pas beaucoup de respect pour ses camarades, mais celui-là ne méritait même pas un regard. Pourtant, elle travaillait avec lui, pour lui, afin de payer les frais de scolarité de l'Académie. Ses parents l'aidaient, mais ils n'éprouvaient pas la volonté de trop puiser dans leur richesse pour cet établissement qui n'était rien de plus que la meilleure école d'officiers de l'univers connu. A quoi bon, leur fille aurait pu simplement épouser un des riches prétendants qu'ils avaient choisis pour elle.
Minjeong quitta la navette devant les grandes pelouses de l'Académie, la tête haute. Marier un homme dont la seule qualité était le nombre de zéros sur sa fortune n'était pas pour elle, la jeune femme souhaitait vivre sa vie comme elle l'entendait.
Le local de leur petite association, couverture pour leur activité illégale, paraissait vide après cette vente géante. Winter s'installa sur une chaise à côté d'une de ses camarades, attendant la réunion en discutant de banalités. Les épreuves de fin d'année approchaient, et les stages pratiques dans les casernes militaires de la Fédération leur feraient rapidement suite. La tension montait en flèche dans les rangs de cadets et Minjeong se sentait soulagée à la pensée que sa première année touchait à sa fin. Il lui restait encore deux mois pour se préparer à ces évaluations, encore deux mois pour améliorer sa maitrise des simulateurs, pour apprendre les cours théoriques d'aéronautique, d'histoire de la Fédération, de communication, de mécanique, pour mettre des bâtons dans les roues de ses camarades. La compétition serait rude, mais Minjeong ne s'inquiétait pas. Elle avait toutes les chances de réussir.
― Winter ?
Minjeong se stoppa dans sa grande discussion avec son amie sur la soirée de la veille. Le chef se tenait devant elle, avec son petit polo et ses cheveux si englués de gel qu'ils pourraient laminer les murs du bâtiment. Il arborait un sourire bienveillant qui paraissait si vrai qu'il était facile de savoir qu'il était faux. Winter lui souhaita bonjour, avant que le jeune homme ne lui demande de l'accompagner dans son bureau pour avoir une petite conversation, sans lâcher ce sourire à vomir.
― Merci pour tes efforts hier soir, je ne regrette pas de t'avoir choisie dans la nouvelle promotion.
Deux mois qu'elle le côtoyait, et Minjeong savait que ses belles paroles cachaient toujours des critiques. Cet homme ne pouvait pas s'adresser à quelqu'un sans relever ses défauts, sans proposer des améliorations malvenues sur la manière de s'habiller, de parler, de négocier de ses interlocuteurs. Il était de ceux qui soulevaient chaque erreur des professeurs, qui leur dictaient sa vision d'enseigner, sans ne rien craindre car les officiers, les chercheurs, la direction l'appréciaient.
Winter lui répondit d'un hochement de tête, attendant les remarques. Mais elles ne vinrent pas. Le jeune homme lui lista quelques chiffres et releva que les derniers sacs à main en cuir de Tella se vendaient comme des petits pains, avant de la féliciter une nouvelle fois comme un parent qui vantait les talents de son enfant « surdoué ». L'étudiante se contenta de l'écouter en hochant la tête, elle n'avait de toute façon pas la parole.
― Tu pourras prévenir tes petits camarades qu'il n'y a pas de réunion aujourd'hui ?
Minjeong s'y était attendue. Quand le chef n'attaquait pas sur les capacités des membres de son équipe, il leur déléguait des tâches qu'il pouvait très bien faire lui-même. D'autant plus qu'annoncer l'annulation de leur réunion hebdomadaire du vendredi matin allait soulever des questions auxquelles elle ne pouvait pas répondre, des questions qu'elle devrait alors lui communiquer, et la jeune femme préférait autant rester loin de ce type tant que la situation le permettait. Il lui montra la porte, sans un regard, déjà plongé dans sa paperasse. Minjeong ne se fit pas prier.
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Dans le couloir, les étudiants se dépêchaient d'aller jusqu'à la grande salle de conférence au centre de l'Académie pour le serment matinal. Il était huit heures trente, la cérémonie débutait dans un quart d'heure et personne ne souhaitait être en retard. Les amies de Minjeong l'attendaient en face du local, bien qu'elles ne savaient rien de ses activités illégales. Lors des ventes, Winter veillait à les éviter, et les étudiants négociant avec l'organisation étaient tenus au silence pour la sécurité des membres. L'administration de l'Académie pointait déjà leur radar sur eux, ils ne voulaient pas risquer de faire couler leur activité d'une manière aussi bête. Alors, aux yeux de Karina et Yizhuo, elle sortait simplement d'une réunion pour son association humanitaire.
Papotant joyeusement de ce qu'elles avaient prévu pour le week-end, les filles rejoignirent la salle de conférence en suivant le mouvement général. Il y avait quelques bousculements, certains couraient pour s'épargner leur troisième avertissement – ce qui les obligerait à abandonner tout rêve d'intégrer la fonction publique fédérale, militaire ou non – et d'autres prenaient tout leur temps. Prises entre ces deux eaux, les trois jeunes femmes s'irritèrent un peu. Pourtant pas pour longtemps car, à leur plus grand soulagement, les grandes portes se dessinaient déjà dans le hall central où elles venaient d'entrer. Minjeong passa sa carte dans l'une des bornes mises en place pour s'enregistrer sur les listes de présence, puis elle attendit ses camarades un peu plus loin. La salle se remplissait à vue d'œil, les rangs se formaient par promotions devant la scène, et les officiers discutaient dans un coin en attendant l'heure de début.
Huit heures quarante-trois, l'étudiante s'inséra dans les rangs, à sa place attitrée par ordre alphabétique, avec tous les Kim, loin de ses amies, et se prépara mentalement aux dix prochaines minutes. Encore quelques années et elle pourrait être celle ordonnant le garde-à-vous, le chant, la marche ou le repos. Recevoir les ordres pour pouvoir les donner ensuite, c'était sa devise pour l'instant. Une devise qu'elle n'appréciait guère mais qui la mènerait loin.
Huit heures quarante-quatre, un dernier venu entra en trombe dans la salle, un petit blondinet à l'air tout à fait endormi qui se plaça trois places devant elle. A peine fut-il dans le rang que le Lieutenant-Colonel Min Yoongi grommela un « garde-à-vous » à peine intelligible dans son micro. Ce gamin avait eu chaud. Minjeong ne s'attarda pas sur lui et se concentra sur le chant du drapeau qui descendait solennellement en fond de l'estrade, derrière les officiers les tenant à l'œil. Le moindre écart durant ce serment constituait un affront envers la Fédération, et les sanctions n'étaient plus donnée par l'administration de l'Académie, mais bien par les autorités fédérales elles-mêmes. Les retards étaient tolérés, mais tout événement déclenché une fois le chant débuté relevait du crime d'état.
Le garçon derrière elle chantait à pleins poumons. C'était désagréable, toutefois la jeune femme ne pouvait pas se permettre de lui écraser le pied. Alors elle attendit. Huit heures cinquante, le chant prenait fin. Il ne manquait plus que le discours du Général Lee Jihoon – un petit bonhomme à l'air avenant, directeur de l'Académie – le même baratin tous les matins sur l'importance de l'ordre, du respect de la hiérarchie et de la réussite scolaire, leur importance à chacun d'entre eux dans l'avenir de la Fédération, et l'importance de ne pas brusquer la machine à café fraichement réparée. Huit heures cinquante-cinq, la cérémonie était close. Min ordonna le repos à sa promotion. Minjeong se retourna, faisant face au garçon qui avait fait vivre un enfer à ses tympans, et ne se gêna pas pour le maudire sur sept générations, au moins. Il repartit tout branlant, sous le regard amusé de ses amies, habituées à son caractère difficile. La jeune femme les pressa, toujours hilares, jusqu'à leur amphithéâtre. Les cours débutaient dans cinq minutes.
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Encore une fois, Choi Beomgyu arrivait en retard en cours. Il fit une entrée en trombe dans l'amphithéâtre, sous le regard excédé du professeur. Ce scénario se répétait toutes les semaines depuis le début de l'année, il y avait trois mois de cela. Le chercheur leur enseignant les principes de l'aérodynamique attendit patiemment que le jeune homme prenne place à côté de son grand ami. Mais ce regard suffisant qu'il lui lançait ne sembla pas plaire à l'étudiant.
― Vous voulez savoir pourquoi je suis en retard ? cria-t-il, avec toute l'énergie qu'il possédait.
Le professeur leva les yeux au ciel. Non, il ne voulait pas savoir. Tout ce qui l'intéressait, c'était enseigner à ses chers élèves le principe de l'effet Venturi.
― Le cadet Choi Soobin ici présent, s'égosilla Beomgyu de plus belle, refuse de m'offrir la dernière montre Asuz. Vous savez, celle avec le bracelet en cuir de Tella ! Sans elle, j'ai pas de montre, j'peux pas arriver à l'heure. Alors punissez-le, lui ! C'est en rien ma faute !
Winter écoutait d'une oreille attentive, elle avait peut-être dégoté un nouveau client. Mais Choi Beomgyu n'était pas le genre de jeune homme à venir aux soirées étudiantes. Il préférait sortir en boîte, il y avait plus de diversité, plus d'espèces différentes. A l'Académie, malgré les lois sur la mixité sociale et les quotas mis en place, la part d'humains restait largement majoritaire. Même les femmes se faisaient rares par rapport aux hommes. Beomgyu ne voulait pas sortir avec ses semblables, surtout si c'était pour que quatre autres hommes tournent autour de la fille qui lui plaisait, en même temps que lui.
Et une idée germa dans son esprit. Il leur fallait revoir les méthodes de vente du trafic, il leur fallait se diversifier, au contraire de l'Académie. Mais Minjeong ne souhaitait pas présenter cette idée au chef. Le connaissant, il allait la rejeter sans même l'écouter, car rien n'était jamais parfait quand il ne le décidait pas lui-même.
Le calme revint bien vite quand Beomgyu comprit que le professeur n'écoutait même plus son baratin et rangeait ses affaires. Il avait gâché le cours du matin de toute sa promotion. Une centaine d'élèves le regardaient de travers, caché derrière la carrure imposante de Soobin. Le brun était populaire, mais plutôt dans le sens où tout le monde à l'Académie savait de quelles bêtises il était capable. Il aimait les blagues, les prank, et beaucoup en avaient déjà fait les frais en tant que dommages collatéraux. Karina se leva, il ne servait à rien de rester ici avec ces losers. Minjeong l'imita. La bibliothèque serait un endroit plus adéquat pour réviser leurs examens. Et c'est là que la jeune femme remarqua le blondinet de la cérémonie avec le duo infernal. Ils avaient pris une nouvelle recrue sous leur aile, un pauvre garçon qui allait vite devenir un pitre, comme ses copains. Un instant, elle eut pitié de lui. Puis elle se rappela qu'elle n'en avait strictement rien à faire, il vivait sa vie comme il l'entendait tant qu'il ne finissait pas dans ses pattes.
― On y va, Minjeong ?
Winter attrapa sa sacoche et les filles quittèrent l'amphithéâtre sans un regard pour l'homme qui avait lancé leur réussite scolaire dans un trou noir.
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An 3035, 13 mars – selon le calendrier d'Yggdrasill (lundi)
Un nouveau jour se leva, une nouvelle semaine débutait. Minjeong s'extirpa tôt de son lit ce matin-là. La veille au soir, tard, le chef avait prévenu d'une réunion dès sept heures pour prévoir le déroulement de la semaine. Tout le monde avait grogné, jamais ils n'avaient été convoqués aussi tôt.
― Enfoiré...
Karina et Yizhuo dormaient encore. Winter fit son maximum pour ne pas les déranger en se préparant. La sonnerie de la porte se verrouillant lui fit serrer les dents, mais aucun bruit ne s'éleva de la chambre après coup. Tout allait bien. Elle sauta dans la navette qui passait tout juste devant la résidence et Minjeong était partie pour la grande Yggdrasill, alors que le soleil se couchait sur Týr. A l'Académie, il faisait encore nuit. Le sommet de la tour du QG de la Fédération, non loin, reflétait à peine les premiers rayons du soleil. La jeune femme souffla, qu'est-ce qu'il ne fallait pas faire pour s'assurer un avenir...
Elle n'était pas la première arrivée dans le local, quelques étudiants somnolaient sur les chaises placées pour la réunion. Toutefois, aucun signe du chef. Son bureau était ouvert et vide, une camarade lui assura qu'elle avait ouvert le local ce matin. Il n'était jamais en retard, d'ordinaire. Et il n'avait aucune raison de l'être en ayant annoncé une réunion aussi tôtive. Minjeong s'installa. C'était une première, mais elle refusait que leur chef leur joue une telle farce. Il n'était pas de ce genre, ce n'était pas Beomgyu.
Sept heures quinze, certains commencèrent à s'impatienter. Sept heures trente, l'hologramme qu'ils utilisaient rarement s'alluma sans prévenir. Winter se redressa sur sa chaise. Le chef apparut, une valise dans la main et un grand sourire au visage. Le message était pré-enregistré.
― Je pars, déclara-t-il.
Minjeong retint son souffle. Elle devina tout de suite ce qu'il s'apprêtait à déclarer. Sans prendre la peine d'expliquer la raison de son départ si soudain, l'homme poursuivit :
― Winter sera votre nouvelle cheffe. Je compte sur toi.
Il n'y avait aucune sincérité dans ces derniers mots, la brune le savait pertinemment. Depuis son entrée dans l'organisation, il avait sous-entendu qu'elle était la repreneuse parfaite. Ses commentaires désobligeants, son obsession à la placer au-dessus des autres, sa gentillesse dernièrement, tout répondait à cette fin précise. Sans avertissement, sans consulter personne, il avait pris sa décision.
Winter se leva, la communication avait pris fin sans plus d'explication. Maintenant, tous les regards la sondaient, dans l'attente d'un éclaircissement de la situation. Mais ses camarades étaient aussi perdus qu'elle. Minjeong ne savait pas quoi faire à cet instant. Elle n'occupait une place dans le trafic seulement depuis deux mois, contrairement à d'autres présents depuis des années. Aucune directive ne lui avait été donnée, elle ne connaissait même pas les motivations du départ de son prédécesseur. Et elle en avait peur.
Un départ si soudain était forcément causé par un danger, l'administration avait peut-être percé leur couverture et menacé leur chef, contraint de s'enfuir. Mais alors, elle récupérerait tous les problèmes.
Et les problèmes toquèrent à la porte sans lui laisser le temps d'ouvrir la bouche.
Le brouhaha paniqué des membres se tût aussitôt. Minjeong prit son courage à deux mains. Elle devait prendre la responsabilité de ce nouveau poste, dans l'intérêt de ses frais de scolarité pour commencer, et pour éviter la prison à la dizaine de paires d'yeux posées sur elle, ensuite. La jeune femme ouvrit la porte. Le Lieutenant-Colonel Min la jaugea de son regard fatigué.
― Mademoiselle, veuillez me laisser entrer.
Elle le jaugea en retour. Cet homme ne l'avait jamais aimée, et c'était réciproque. Il ne méritait pas son grade, d'autant plus qu'il n'avait pas évolué dans les deux dernières décennies, ce qui cachait forcément un vice.
― Monsieur, nous sommes en pleine réunion. Pouvez-vous venir plus tard ?
Un soupir, un mouvement de main, et le Lieutenant-Colonel l'écarta de sa casquette. Un geste qui resta en travers de la gorge de Minjeong. Dans le local, tout le monde se leva pour accueillir leur supérieur hiérarchique comme il se devait. Des coups d'œil survolèrent rapidement les quelques cartons restant de la semaine précédente, mais ils n'avaient rien à craindre, il ne restait plus rien depuis la soirée du jeudi. Winter savait cependant que la chance ne leur sourirait pas ainsi les prochaines fois. Elle devait prendre des mesures, et rapidement. Car elle comprenait maintenant le départ de leur leader. Le trafic était menacé, l'administration prenait les choses beaucoup plus au sérieux.
― Voyez-vous, commença Min, dos à l'assemblée, le nez dans les cartons vides, votre camarade D'Aulnay s'est désinscrit, hier soir, de l'Académie après une petite discussion à propos de votre association. Vous comprenez que ce n'est pas anodin.
― Nous venons de l'apprendre.
L'officier fit volte-face avec une vitesse dont Winter ne le pensait pas capable.
― Vous m'en direz tant.
Il lui lança un regard de dédain, l'air qui signifiait qu'il n'appréciait pas qu'on lui réponde sur ce ton, ou qu'on lui réponde tout court. Minjeong ne baissa pas le regard pour autant. Elle devait garder la face, ne pas tous les jeter dans la gueule du loup dès son premier jour à la tête de l'activité.
― Ce matin, une information nous est parvenue. Peut-être que je vais vous l'apprendre, vous autres jeunes ne lisez plus la presse. Je vous y invite pourtant, l'on y trouve toujours d'intéressantes choses.
Minjeong ouvrit la bouche pour répliquer, mais elle capta un mouvement à sa gauche. Un camarade lui faisait signe de ne rien tenter. « C'est du sérieux », mima-t-il. Un frisson parcourut son échine. Elle avait bien entendu parler du fait que le rebelle Yeonjun recrutait en masse ces derniers temps, et qu'il s'était approché dangereusement d'Yggdrasill dans le week-end. Et la jeune femme craignait soudain le pire. Le Lieutenant-Colonel n'avait pas poursuivi son discours, occupé à fouiller les cartons vides, à les scanner de son appareil pour tenter de repérer toute trace de substance illicite. Mais ils ne faisaient pas dans ce genre de trafic, stocker de la drogue dans l'école était beaucoup trop dangereux.
― Vous trouverez d'avantage de détails en ligne, mais sachez que votre camarade a choisi un chemin obscur. Je ne donne d'ailleurs pas cher de sa peau dans ce milieu.
Le brouhaha reprit de plus belle dans le dos de l'officier. Leur leader les avait laissés par lâcheté, pour rejoindre le camp de l'ennemi le plus dangereux de la nation, pour ce rebelle dont on ne savait rien. Pourquoi ?
Minjeong s'en fichait bien. Elle avait maintenant toute une équipe sur le dos, des marchandises à gérer, à cacher, à vendre le plus discrètement possible. Et si l'administration venait mettre le nez dans leur local aujourd'hui, la jeune femme ne doutait pas qu'ils auraient les yeux sur eux pendant quelques semaines encore.
― Mon inspection touche à sa fin. Je n'ai rien à relever, par conséquent je vous souhaite de réviser efficacement.
Le Lieutenant-Colonel passa la porte sans un regard pour leur garde-à-vous, laissant Minjeong à ses occupations. Aussitôt la porte fermée, elle haussa la voix pour calmer tout le monde.
― Ecoutez, je suis autant confuse que vous. Mais ne vous inquiétez pas, nous allons nous en sortir. Concentrez-vous sur vos cours aujourd'hui, faites profil bas par rapport à l'asso, et si quelqu'un vient vous posez des questions sur les prochains produits, redirigez-les vers moi. C'est compris ?
L'assemblée hocha la tête d'un seul mouvement, sans questionner un instant la légitimité de Winter à prendre la direction de leur groupe. Elle avait été choisie, et bien que leur ex-chef eut mal tourné, ils faisaient confiance à la jeune femme. Puis elle les laissa vaquer à leurs occupations. Minjeong se retira dans le bureau du chef, le sien désormais, et ordonna ses pensées.
Il était parti à cause de la menace grandissante de l'administration.
Pour rejoindre l'ennemi national, celui qui faisait trembler l'univers connu tout entier.
Il était parti en lui laissant tous les problèmes.
C'était son plan depuis le début, elle en était persuadée.
Minjeong soupira, le regard planant rapidement sur tous les papiers du bureau. Avec la surveillance de l'administration, leurs méthodes actuelles ne feraient pas long feu. Elle ne doutait pas un instant de la capacité de certains étudiants à les dénoncer s'ils approfondissaient leur chasse. Aussi, couvrir les événements tels que les soirées serait beaucoup trop risqué, leur équipe était trop exposée. Non, il leur fallait faire profil bas, vendre sous le manteau le plus discrètement possible, gagner la confiance du client pour que les négociations soient moins bruyantes que celles actuelles. Peut-être que le trafic devait quitter l'Académie, ou du moins s'exporter vers les dortoirs plutôt que de rester à la vue de tous sur Yggdrasill. Cette idée qu'elle murissait depuis la fin de la dernière semaine refit surface dans son esprit. Ils devaient se diversifier, changer, évoluer.
Ils devaient vendre dans les chambres.
Pour avoir fait le tour des bars à chats du centre-ville de Týr, un soir, par erreur, Minjeong comprenait que lier l'intimité au partage de marchandise illicite était une piste à creuser.
― Winter ?
La brune releva les yeux de la pile de papiers qu'elle ne lisait même pas.
― Il est huit heures quarante.
Le serment du matin. Elle allait être en retard. Elles allaient être en retard. Minjeong remercia sa camarade de l'avoir attendue et prévenue et courut rejoindre ses amies dans le couloir. Aucune d'elle ne releva son absence au dortoir à leur réveil, ni son visage préoccupé. Yizhuo se contenta de la saluer tel qu'elle le faisait chaque matin, avec une étreinte apaisante, puis les trois jeunes femmes se dépêchèrent de rejoindre la salle de conférence.
Le Lieutenant-Colonel Min lui accorda un regard peu avenant quand, à huit heures quarante-quatre, l'étudiante s'inséra dans le rang. Même le petit blond de vendredi dernier avait plus d'avance qu'elle. Minjeong se concentra sur son pas. De toute manière, c'était en partie la faute de l'officier si elle n'avait pas vu l'heure, à réfléchir à des méthodes qui pouvaient contrer sa manie de fouiner. La salle résonna bien vite de chants graves faisant honneur au drapeau de la Fédération. Et la brune remarqua que les gradés passaient dans les rangs pour veiller à l'implication des cadets. Au-delà de la menace de l'administration sur le trafic, l'ombre du rebelle Yeonjun s'allongeait elle aussi sur l'Académie. Dans le contexte du départ de l'un des élèves pour l'autre camp, il était normal de contrôler l'attitude des étudiants, de repérer tout signe de déviance. Minjeong se redressa et gonfla le torse au passage du Lieutenant-Colonel qui posa un regard insistant sur elle. Ne pensait-il tout de même pas qu'elle allait suivre D'Aulnay ? Après la trahison dont elle avait elle-même été victime de sa part ?
Il s'éloigna, le serment prit fin et tous furent conviés à rejoindre leurs salles de cours. Karina tira son amie par le bras. Une séance sur simulateur les attendait, et la jeune femme raffolait de ce genre d'exercices, auxquels elle était la meilleure de la promotion. Pourtant, elle s'orientait déjà vers un diplôme d'officier mécanicien plutôt que de pilote. Minjeong n'avait toujours pas réussi à savoir pourquoi, mais elle ne doutait pas du fait que ce Soobin, doué en communications et donc prédisposé à un poste de passerelle, lui donnait des frissons de peur. Elle récupéra son sac au sol à la sortie de la salle.
Et elle le percuta, ce Soobin.
Le jeune homme tangua sous son regard horrifié. Son mètre quatre-vingt-cinq pencha dangereusement vers l'avant. Beomgyu ouvrit grand les yeux de peur, alors qu'une vague immense s'apprêtait à déferler sur lui. Minjeong ferma les yeux, Soobin tendit les bras, Beomgyu cria. Un grand bruit retentit. Puis Yizhuo éclata de rire.
Quand la brune rouvrit les yeux sur un Soobin écrasant de tout son poids l'élément perturbateur de la promotion, son visage toujours aussi stoïque dangereusement proche de celui livide de son camarade, elle comprit l'hilarité de son amie. La scène était des plus cocasses. Quelques mètres devant, elle aperçut le blond qui revenait en courant vers ses amis. Minjeong perdit tout de suite son sourire amusé. Il n'avait pas l'air content. Et il se dirigeait droit vers elle.
― Tu peux pas regarder où tu vas ? T'es trop aveuglée par ta nouvelle popularité, c'est ça ?
Winter leva un sourcil. Qu'entendait-il par-là ? Il était impossible qu'il sache quelque chose des derniers chamboulements dans son affaire secrète, Winter ne l'avait jamais vu s'approcher de près ou de loin de toute personne ayant eu une interaction avec le trafic. Peut-être avait-il seulement remarqué la tendance de ses collègues à lui tourner autour plus que de raison en dehors du local. Et ce fait soulevait leur discrétion à revoir urgemment.
― T'es simplement jaloux, rétorqua-t-elle pour entrer dans son jeu, un fœtus comme toi n'aura jamais plus de deux amis.
Elle avait envie de s'amuser. Ce campagnard était facilement titillé, elle le voyait à la canette de boisson énergisante qui dépassait de son sac à dos. Quand quelqu'un enchainait trois cafés et une canette de Red Oxe avant le serment matinal, se disputer avec lui était toujours divertissant.
― Mais j'en ai plus que deux, des amis. De vrais amis. Combien t'en as, toi, de vrais amis ?
― Si tu parles des arbres dans ton jardin sur Ratatosk, oui c'est évident que ce sont de vrais amis.
L'une des caractéristiques de l'Académie, c'était la base de données accessible par les étudiants réunissant des informations sur leurs camarades. Ainsi, on pouvait connaitre le nom, l'âge, la promotion, l'éducation, l'origine, l'espèce, le grade s'il existait, de chacun des élèves. Minjeong avait fait ses petites recherches pour en apprendre plus sur ce Kang Taehyun, par curiosité, dans le week-end. Et ce garçon, plus jeune qu'eux, venait de l'une de ces planètes forestières à la vie rustique. La brune peinait à imaginer comment ses parents lui payaient les frais de scolarité de l'Académie, peut-être bénéficiaient-ils de bourses spéciales.
― Je parle pas des arbres, je—
― Des écureuils ? répliqua-t-elle sans lui laisser le temps de poursuivre. Ou des cailloux devant le pas de ta porte. Ou peut-être que tu veux dire que les tasses de café sont tes amies ? Alors là, je ne doute pas que tu en as énormément, des amis.
Yizhuo était toujours autant hilare malgré le retournement de situation. Soobin et Beomgyu, de nouveau debout, observaient sans intervenir. Ils avaient récupéré ce jeunot dans leur groupe depuis peu et le plus petit d'eux deux mourait d'envie de découvrir de quoi il était capable.
Taehyun grogna, il ne savait pas quoi répondre. Quand on lui parlait de sa consommation de café, il avait seulement envie de se battre. Et Beomgyu se montra déçu par ses performances. Leur nouvelle recrue avait beaucoup à apprendre.
― Bien, petit. Si tu n'as plus rien à dire, mes amies et moi allons rejoindre nos autres amis à notre prochain cours. On se retrouve là-bas, Kang. Et ne bois pas trop de café entre-temps, ça va te donner envie de faire pipi, l'acheva la brune avec un ton condescendant.
Sans un sourire, sans même un regard de plus, Minjeong invita Yizhuo et Karina à avancer. Elle passa devant Soobin en le regardant de haut, et celui-ci ne lui montra rien, comme à son habitude. Ce type était réellement insondable. Puis, enfin dans le grand hall, Karina explosa. Elle n'avait rien dit pendant toute la confrontation, et son sac était prêt à craquer. La rousse déblatéra un instant sur le culot de ce gars à s'attaquer à plus grand, plus riche, plus âgé que lui, puis passa un autre instant à détailler les regards de travers que ce Beomgyu leur lançait, et encore un autre moment sur le visage vraiment effrayant du grand dadais. Ce Choi Soobin ne la mettait clairement pas à l'aise.
**
Dans l'après-midi, Winter reçut plusieurs messages d'étudiants inquiets quant au trafic. Ils ne savaient pas que l'organisation avait perdu leur chef, seulement que les temps étaient durs vis-à-vis de la surveillance de l'administration de l'Académie. D'autres voulaient seulement savoir s'ils auraient telle ou telle marchandise jeudi, à la soirée de folie que le BDE leur réservait. La brune leur répondit par l'affirmative, elle ne voulait pas causer la panique générale chez leurs clients. En vérité, ils venaient de perdre quelques fournisseurs ayant appris la radicalisation de leur contact. Les problèmes pleuvaient sur eux. Il fallait agir vite.
Ce soir, une réunion s'avérait nécessaire. Attendre le lendemain matin n'était pas permis. Minjeong prévint ses camarades sur leur groupchat, puis elle reprit ses révisions, sous le regard intrigué de Karina qu'elle ne remarqua pas.
Le cours suivant fut long et inintéressant. La brune ne parvenait pas à se concentrer, l'esprit trop occupé à monter un discours pour rassurer ses collègues et expliquer le plus clairement possible ce qu'elle pensait être la meilleure idée pour les sortir des problèmes. Avec le manque de marchandises, ils ne pouvaient plus se permettre de faire des ventes géantes comme précédemment. Et avec l'administration et leur tendance à mettre leur nez partout, les événements étudiants au sein de l'Académie étaient à éviter et les ventes devaient être plus discrètes en général. Avec la menace des rebelles, aussi le contexte du départ de leur ancien leader, il valait mieux faire attention à leurs fournisseurs, regagner la confiance de certains, vérifier l'origine des marchandises des autres pour ne pas tomber un peu plus dans l'illégalité. Leurs produits venaient des grandes usines sur l'autre hémisphère d'Yggdrasill, mais certaines caisses venaient parfois d'ailleurs, et Winter n'était jamais parvenue à savoir d'où exactement.
Son idée de vendre dans les chambres répondait à la plupart de ces points critiques. Mais elle n'avait pas encore éclairci le moyen de parvenir aux chambres des clients. Faire du porte à porte criait à tous leur activité. Proposer aux clients de les y retrouver possédait déjà plus de sens, mais les chambres étaient rarement individuelles. Comment expliquer aux autres du dortoir qu'un inconnu venait et qu'il fallait alors les laisser seuls sans dévoiler la raison de cette entrevue ?
La Générale Mackenzie termina son cours, en avance, et Minjeong quitta aussitôt ses deux camarades pour rejoindre le local.
― Réunion d'asso, je vous retrouve au dortoir.
Karina leva un sourcil. Jamais les associations n'organisaient de réunions le soir, c'était une règle tacite mise en place naturellement depuis la naissance de l'Académie. Aucun étudiant ne souhaitait rester une heure de plus après une journée chargée de cours pour quelque chose d'aussi futile. Mais elle n'eut pas le temps de demander des explications que Minjeong avait déjà disparu à l'angle du couloir. Yizhuo supposa qu'avec le départ du président, l'association de leur amie devait reprendre du poil de la bête, et la rousse accepta cette théorie. Elle n'avait jamais vraiment aimé ce Sergent D'Aulnay, de toute manière. Toujours à prendre de haut les gens à qui il parlait, il était connu comme celui recadrant les professeurs quotidiennement.
Quand Winter poussa la porte, elle fut heureuse de constater que tout le monde était présent. Elle ne s'attarda pas, se plaçant devant l'assemblée pour les remercier d'être venus malgré la règle. Son plan fut globalement bien accueilli, à l'exception d'un membre qui partagea son inquiétude et sa volonté de quitter l'affaire à cause des dangers. Ils n'étaient plus que onze, désormais.
― Sur la question du plan d'attaque, il manque encore quelques éléments pour qu'il soit parfait. Alors, si vous avez des idées, je suis preneuse.
Un bras timide se leva.
― On peut jouer la carte du faux couple.
― C'est une solution qui nécessite du temps pour monter le mensonge, ajouta un des plus anciens de l'organisation, mais j'avoue que c'est une idée géniale. On gagne la confiance du client par le même fait, donc sa fidélité.
Un autre se leva, irrité.
― Perso j'ai pas envie d'faire croire que je sors avec quelqu'un.
― T'as d'autres idées, peut-être ?
Il se rassit aussitôt sous le regard tranchant de Winter. C'était la meilleure idée qu'ils avaient jusqu'ici, et cette idée ne lui plaisait pas non plus. Toutefois, pour sauver le trafic – et sa peau par la même occasion – la brune lança le vote. L'idée fut élue et la discussion s'orienta alors sur la mise en place de ce nouveau système. Dans le même temps, elle supprima les réseaux sociaux du trafic. La discrétion de cette méthode passerait maintenant par le bouche à oreille. Ils dressèrent également la liste des clients actuels et répartirent les faux couples. Personne ne broncha, tout le monde accepta son client. Puis vint le onzième client, destiné à Minjeong qui s'était laissé le dernier, par politesse. Elle grinça des dents à la lecture du nom.
Choi Beomgyu.
Il la voulait toujours, sa montre Asuz. Et son message précisait même, en une quarantaine de lignes, que Soobin était le pire des amis. Très bien. Winter écrivit son nom à côté du sien. Puis elle expliqua à tout le monde la temporalité de leur premier test. Aucun d'eux ne contacterait leur client avant d'obtenir les premiers résultats de celui-ci. Et pour lancer ce test, elle envoya une réponse à Choi Beomgyu.
*
* *
An 3035, 18 mars – selon le calendrier d'Yggdrasill (samedi)
Beomgyu cria, ce matin-là quand, au réveil, Soobin lui offrit son cadeau. Mais ce n'était pas un cri de joie, ni de surprise. C'était un cri de colère comme il en poussait rarement, à hauteur d'une fois par mois. Taehyun, encore assoupi face à son café, fit un bond. Il n'avait pas été habitué à ça.
― Comment tu peux m'offrir une MERDE PAREILLE ?
― C'est une montre Asuz, exposa Soobin.
A l'évidence, Beomgyu ne savait plus lire après sa soirée de veille d'anniversaire.
― C'est pas une montre Asuz, c'est un FOSSILE. MEME MON GRAND-PERE A PLUS MODERNE.
Taehyun sursauta encore derrière le comptoir de la cuisine. Son visage fatigué n'exprimait même plus sa surprise, faisant contraste avec son corps tendu. Il noya son nez dans son café, espérant y pêcher un peu de calme et pourquoi pas un remède miracle à sa gueule de bois. Lui n'avait même pas essayé de trouver un cadeau pour son colocataire bruyant. Il ne savait même pas ce qui lui ferait plaisir, à part cette montre qu'il n'avait tout simplement pas trouvée dans les magasins, ni sur Týr, ni sur Yggdrasill. Asuz en produisait peu pour en contrôler le prix, et ces objets partaient aussi vite que les petits pains de sa mère.
Beomgyu cria une nouvelle fois, déclamant qu'on ne le considérait jamais à sa juste valeur et que c'était pour ça que ses notes en option médecine étaient si basses, parce que les professeurs ne valaient pas mieux que Soobin, qui ne valait pas mieux que ce vieux plot de chantier antédiluvien qu'il avait ramené hier soir, complètement ivre.
Une heure plus tard, un lynkriger toqua à leur porte pour tapage diurne. Lui aussi eut le droit à une remontrance. Il repartit tremblant, les bras ballants, et Soobin ne doutait pas du fait qu'il allait raconter à toute son unité que les jeunes lui fichaient la trouille.
Beomgyu ne se calma qu'en début d'après-midi quand il reçut un message. Un message de Minjeong. Soobin ne comprenait pas vraiment ce qui se passait entre les deux. Il les avait vus s'embrasser langoureusement jeudi soir, au milieu de la piste de danse de cette soirée étudiante à laquelle l'habituel amateur de bars avait souhaité aller. Mais son ami n'avait rien voulu dévoiler sur leur liaison, rétorquant qu'il avait juste trop bu. C'était toujours comme ça. Il buvait trop, embrassait une fille, la revoyait la semaine d'après pour sortir avec elle, puis il la quittait le mois suivant. Peut-être devait-il prévenir sa camarade de la bêtise dont cet idiot pouvait faire preuve. Toutefois, Minjeong était proche de Karina, et Karina le détestait proprement. Encore, de ça, il s'en fichait bien. Il ne souhaitait simplement pas que leur liaison nourrisse la haine entre leur deux groupes.
A son bureau, Beomgyu lisait le message avec un air attentif et sérieux. Puis il se leva, prit sa veste et prévint qu'il revenait vite. Aussitôt la porte fermée, Taehyun courut se mettre à la fenêtre. Après quelques minutes, il fit signe à Soobin de s'approcher. En contre-bas, devant la porte de l'immeuble, leur colocataire discutait avec la jeune femme. Elle leur jeta un regard, puis attira Beomgyu à elle pour l'embrasser.
― Ils le font exprès, ça se voit à des kilomètres.
Soobin fronça les sourcils. Il ne comprenait pas trop comment Taehyun pouvait dire ça. En général, quand deux personnes s'embrassaient, cela signifiait qu'elles s'aimaient, qu'elles sortaient ensemble. Non ?
― On les voit jamais se peloter en secret. Et crois-moi, je les ai suivi pour vérifier. C'est une fausse relation.
― Peut-être qu'ils ne veulent juste pas... se peloter ?
― Quand t'embrasses quelqu'un comme ça, l'étape d'après c'est dans le lit.
Soobin haussa les épaules. Il ne comprenait pas vraiment ce que Taehyun disait, et il s'en fichait bien de ce que Beomgyu et cette fille faisaient ou ne faisaient pas dans leur intimité.
― Viens on leur laisse l'appartement mais on laisse une caméra pour voir s'ils le font ou pas.
― C'est très dégoutant, grimaça Soobin. Laisse-le vivre sa vie, sortir avec qui il veut, même si c'est factice. On n'est pas ses parents.
Cependant, il prit sa veste et passa la sienne à Taehyun.
― Mais je ne suis pas contre un petit tour à la salle d'arcade sans cette andouille.
**
Minjeong salua les deux colocataires de son client avec un grand sourire lorsqu'ils descendirent, enlacée autour du bras de Beomgyu.
― On vous laisse un peu d'intimité, proposa Soobin.
La brune ne rata pas le regard désapprobateur de Taehyun qui la sonda de la tête aux pieds. Il ne croyait pas à leur histoire. Pas un seul instant. Elle serra un peu plus Beomgyu contre elle, sans lui accorder l'attention qu'il voulait.
― Merci les garçons, c'est très gentil. On fera attention à vos affaires, promis !
Son grand sourire angélique séduit Soobin qui, pour la première fois depuis la rentrée, lui accorda l'apparition d'une fossette. Il les salua en trainant Taehyun derrière lui, et se dépêcha de monter dans une navette pour le centre-ville.
Minjeong souffla, au moins l'un des deux était tombé dans le panneau. Elle s'éloigna aussitôt de Beomgyu, un sourcil levé de dédain.
― Ton copain blond, je peux pas l'encadrer.
― Pourquoi tu m'as pris en client, alors ?
― Je n'ai pas vraiment choisi. Tu étais le dernier sur la liste, et j'étais la dernière sans client.
― Ma pauvre...
Il lui offrit son plus beau sourire moqueur en lui tenant la porte, et Minjeong dut se retenir de lui cracher au visage. Dans l'ascenseur, un groupe d'étudiants montaient dans leurs chambres après ce qui avait visiblement été une séance de révisions intensives. Leurs yeux peinaient à rester ouverts, mais Minjeong ne prit pas le risque de passer à côté de l'occasion. Elle se saisit de la main de Beomgyu et entreprit de lui parler, sur un ton amoureux, du dernier date qu'ils n'avaient pas eu.
Une fois dans l'intimité de leur chambre, Beomgyu souffla. Il avait hâte de récupérer sa montre et d'en finir avec cette histoire. Minjeong ouvrit la bouche. Mais il l'arrêta aussitôt en l'attirant, une nouvelle fois, vers elle. Dans le creux de son oreille, il chuchota :
― Taehyun est l'type de gars à mettre une caméra dans la chambre juste pour nous faire chier. Son humour est pas fou, je sais, mais faut faire attention. Ok ?
― On lui montre ce qu'il veut voir, alors. Après ça, on la cherche et on l'éteint. Je peux modifier les images pour faire croire à une panne de batterie avant le... moment croustillant.
Beomgyu acquiesça dans le creux de son cou, puis Minjeong l'attira vers ce qu'elle devinait être son lit. Ce qui allait suivre ne l'enchantait pas, mais ils n'avaient pas à aller jusqu'au bout. La seule phase du baiser langoureux devrait suffire à faire avaler le mensonge au blondinet réticent. Et une fois le dernier de la colocation tombé dans le piège, la suite serait beaucoup plus simple.
Au bout de quelques minutes, Beomgyu l'arrêta pour reprendre son souffle. Entre deux respirations, il questionna Winter d'un murmure. Mais ils ne pouvaient pas stopper maintenant, il n'y avait pas assez de matière à la vidéosurveillance pour couvrir leur amour factice. Minjeong se débarrassa de son pull pour se retrouver en chemisier. Elle le repoussa contre le matelas et reprit.
Au grand dam de Beomgyu, dont les sentiments devenaient soudain confus.
*
Ils n'avaient pas trouvé de caméra, ni aucun système d'enregistrement sonore. Pourtant, Beomgyu retournait encore et encore l'intégralité de l'appartement. Minjeong lança une nouvelle fois un diagnostic du logement depuis le centre de commandes du comptoir de la cuisine, qui ne donna de nouveau aucun résultat. Elle refusait d'avoir donné une preuve aussi flagrante, et aussi dégradante, à ce petit abruti pour qu'au final il n'en sache jamais rien. Elle refusait d'avoir embrassé son client, plus que langoureusement à ce stade, pendant bien une demi-heure pour rien.
― Voilà, je ne peux définitivement pas le supporter.
― Minjeong, j'vais tout faire pour qu'il gobe l'arnaque, t'inquiète.
― Tu comprendras qu'on ne peut pas faire les négociations maintenant, alors.
Beomgyu se stoppa net dans ses recherches. Elle osait faire ça, le jour de son anniversaire qui plus est ? Il fit volte-face.
― J'suis pas sûr de comprendre, non.
― Et bien, nous ne sommes pas assez proches aux yeux de tes colocataires. Si je pars et qu'une montre Asuz reste ici, ils vont tout de suite comprendre. C'est dangereux pour mes affaires.
― On peut leur faire confiance.
― Non. Tu peux leur faire confiance. Pas moi.
― Mais Minj—
― Pas de « mais ». C'est comme ça, ce sont les termes de notre contrat. Tu l'auras quand notre couple en sera vraiment un aux yeux des autres.
Elle remit son pull, reprit sa veste et le laissa là. Minjeong était elle aussi déçue du temps que sa nouvelle méthode lui prenait. Taehyun lui faisait serrer les dents, il était dur de le savoir aussi réticent alors que Soobin n'y voyait déjà que du feu, comme beaucoup à l'Académie. La rumeur de leur couple se répandait vite. Mais il suffisait d'un mot du blond pour tout faire basculer. Il fallait le convaincre au plus vite. Beomgyu devait se dépêcher.
Winter décida de retourner directement au dortoir. Mieux valait rattraper le temps perdu en se plongeant dans les révisions. Les examens étaient encore loin, toutefois ils approchaient à une vitesse affolante. Elle sauta dans la première navette, au moment où un message fit vibrer sa montre. Minjeong s'assit pour le lire. Et elle avait bien fait.
C'était l'une de ses camarades, restée à l'Académie pour travailler plus efficacement que dans sa chambre, où des fêtes étaient organisées contre son gré tous les soirs. Paniquée, elle lui détaillait, preuves en images à l'appui, les investigations de l'équipe du Lieutenant-Colonel Min dans leur local. Quelques cartons de marchandises – qu'elle n'avait pas eu le temps de cacher dans le bureau de la nouvelle cheffe en voyant les hommes en uniforme à l'autre bout du couloir – étaient grands ouverts sous les yeux des officiers, débordants de ces mini sacs à main en cuir de Tella, qui valaient plus d'une année de frais scolaires à l'Académie. Minjeong se prit le front d'une main. Elle ne pouvait rien faire depuis Týr, depuis son dortoir. Ses révisions attendraient. Elle sortit de la navette à la prochaine gare pour en prendre une autre en partance directe pour Yggdrasill.
Les couloirs de l'Académie étaient calme ce samedi, comme tous les samedis. Mais, à mesure que Winter approchait du local de leur association, des cris se faisaient entendre : sa collègue Zoé, seule face à une voix trainante, et deux autres plus grosses, plus virulentes. Ses jambes accélérèrent, ses pas martelèrent le sol du couloir de ses talons. Elle entendait d'ici sa camarade défendre bec et ongles sa position, répétant que ce carton était envoyé par l'un des organismes aidant leur association dans le but de dénoncer auprès des étudiants la cruauté animalière dont la production de ces sacs faisait preuve. Minjeong franchit enfin le cadre de la porte, mais elle fut stoppée par un lynkriger. Son visage inquiet se refléta un instant sur la teinture insondable de la visière du casque du soldat, avant qu'elle ne le bouscule proprement pour s'interposer entre les hommes et sa consœur.
― Lieutenant-Colonel, il me semble que je n'ai pas été prévenue de votre visite.
― Votre présence ici, devant moi, nous prouve pourtant le contraire.
― Ce n'est pas la procédure, vous enfreignez les lois de l'Académie.
― Je ne suis, hélas, pas le seul. Vos partenaires ne sont visiblement pas au courant de l'interdiction de vendre des produits de luxe dans le cadre d'un projet au sein de l'Académie. Ce carton que je vois là ne devrait pas être ici.
― Il ne nous a pas été vendu, c'est là tout l'objectif de notre opération de sensibilisation. N'aurait-il pas été hypocrite d'acheter ces produits pour ensuite expliquer à nos camarades qu'il ne faut pas les acheter ?
― N'est-ce pas hypocrite pour une présidente de batifoler avec le premier garçon venu tandis que son association fait face à de grands bouleversements ?
Minjeong recula d'un pas. Cette remarque la déstabilisa. Comment l'officier pouvait-il être au courant de cela ? Bien entendu, ils ne faisaient rien pour se cacher, au contraire, mais leur relation n'avait seulement deux jours d'existence. A moins que le Lieutenant-Colonel eût des yeux et des oreilles à la soirée étudiante de ce jeudi, ou que des étudiants lui rapportaient le moindre fait ou geste des autres étudiants, il ne pouvait pas savoir. Winter coula un regard à sa collègue, qui haussa les épaules, tout autant dans l'ignorance qu'elle, avant de retourner son attention à l'homme aux cheveux grisonnants devant elle. Min la jaugea des pieds à la tête, avant d'envoyer une nouvelle pique.
― Je vois que ce week-end vous est profitable. Que cette relation ne vous fasse pas enfreindre d'autres règles.
D'un claquement de doigts las, il indiqua à ses subordonnés de s'emparer du carton, puis les trois officiers et l'escouade de lynkrigers s'en allèrent comme ils étaient entrés, sans pitié, prêts à faire régner la loi et l'ordre. Minjeong souffla, mi-soulagée, mi-épuisée par les événements de cette dernière semaine. L'Académie venait de saisir une part importante de leur marchandise, cette marchandise qu'ils peinaient à obtenir, et sa méthode ne portait pas encore ses fruits, ni même les bourgeons de résultats satisfaisants.
― Il nous faut vraiment cacher cette merde plus efficacement, fit-elle en ouvrant à la volée la porte du bureau avant que Zoé n'ait le temps de l'en dissuader.
Des dizaines d'autres cartons, empilés sommairement devant la table couverte de papiers, de contrats, de comptes et de lettres, manquèrent de s'écrouler sur elle comme les problèmes le faisaient. Winter les arrêta à temps et se fit aider pour remettre toute cette marchandise à sa place dans le local.
― On pourrait louer un box dans une , proposa l'autre jeune femme.
― Ce n'est pas la plus discrète des cachettes.
― Ils ne fouillent jamais les chambres, sinon. On t'a parlé du trafic de viande de dwaekki ? Les types avaient des dizaines de frigos dans leurs chambres pour les stocker, et ils ont été dénoncé par l'un d'entre eux. Sans lui, personne n'aurait jamais su.
― C'est une excellente idée, mais tes colocataires ne sont pas au courant pour le trafic, les miennes non plus... Il reste toujours la chambre de Sven et Olaf, cependant ça ne sera pas suffisant.
Minjeong songea un instant. Son dortoir était assez spacieux, dans une résidence calme. Il n'y avait aucun risque. D'autant plus qu'elle plaçait sa confiance tout entière en Yizhuo et Karina. Ses amies s'oseraient jamais dire un mot sur la présence de ces marchandises dans leurs placards, la jeune femme pouvait même dire avec assurance qu'elles donneraient tout pour la protéger si les officiers venaient à mettre le nez dans leur logement. Il était peut-être temps de prouver, encore une fois, leur amitié envers elles et les prévenir de sa petite activité illégale.
― J'en prendrai une partie.
― Ça ira avec tes amies ?
― Elles ont ma confiance totale.
Zoé lui offrit un sourire. C'était beau de voir une amitié aussi forte. L'affaire était compliquée pour elle avec ses colocataires, de grands fêtards, et le Lieutenant-Colonel refusait de la changer de chambre car la paperasse concernant des dortoirs inter-promotions était monstre. Elle rêvait de pouvoir avoir ce type de relation avec d'autres gens.
― Et bien... Je suis désolée de t'avoir dérangée comme ça.
― Je n'allais pas te laisser entre les griffes de ce vieux croulant. Et puis j'étais avec Beomgyu, rien de bien fou.
Minjeong entreprit alors de lui exposer rapidement l'avancée de leur fausse relation, et s'ensuivit une petite discussion sur la vie de chacune, simplement pour prendre le temps, meubler. Car Winter refusait de quitter Zoé, et Zoé redoutait le retour du Lieutenant-Colonel et ses lynkrigers.
Mais il fallait bien retourner à ses devoirs d'étudiante. Ses révisions l'attendaient au dortoir, alors Minjeong dut bientôt quitter sa collègue, un carton sous le bras. Le transfert se ferait ainsi, un carton à la fois, aux heures ou jours où il n'y avait personne à l'Académie.
**
De retour au dortoir, Yizhuo lui sauta dessus. Il fallait dire que Minjeong avait pris tout son temps, et les filles commençaient à s'inquiéter de cette absence prolongée. Elle posa le carton dans un coin, sous les yeux curieux de sa plus jeune colocataire qu'elle repoussa. Yizhuo saurait bien assez tôt le contenu de cette boite. Karina, aux fourneaux pour préparer un gâteau bien mérité à consommer pendant leurs révisions, ne put s'empêcher de poser la question fatidique :
― Alors, t'as conclu avec Beomgyu ?
― Je vois toujours pas c'que tu lui trouves... surenchérit Yizhuo.
La rousse lui fit signe de se taire avec un regard qui montrait sa volonté de connaitre tous les détails au plus vite. Elle allait être déçue. Minjeong se racla la gorge.
― Il n'y a rien entre nous. Il faut que je vous dise quelque chose...
― T'es lesbienne ?
Karina fit les gros yeux à la cadette. Ce n'était pas le moment de poser ce genre de question.
― Non. Mais je fais partie du trafic de luxe. J'en suis même à la tête.
Yizhuo fronça les sourcils, dans l'incompréhension. Elle n'aurait jamais pensé son ainée capable de choses telles. Minjeong était l'étudiante modèle, un peu hautaine sur les bords mais la plupart des professeurs aimaient cette confiance et ce mordant. Maintenant, elle comprenait mieux l'animosité de l'officier Min, en charge de leur promotion.
― Et j'ai besoin de cacher une partie de notre stock ici, si vous le voulez bien.
Karina, en état de choc, lâcha enfin la spatule qu'elle tenait en l'air, prête à mélanger sa pâte, et se précipita sur sa camarade.
― Bien sûr, bien sûr qu'on le veut bien. C'est donc pour ça que l'administration te tourne autour ?
Minjeong acquiesça contre son épaule. Yizhuo s'était elle aussi approchée, et, la tête légèrement penchée, elle demanda :
― Mais du coup, c'est quoi l'histoire avec Beomgyu ?
― C'est un client.
Alors Winter entreprit de leur exposer sa nouvelle méthode de vente, dans les moindres détails, maintenant qu'elle était sûre de la confiance qu'elle plaçait en ses amies.
Dans les jours qui suivirent, Karina se montra très protective, toujours à la dissimuler derrière elle quand elles croisaient leur chargé de promotion, à changer de sujet quand les étudiants parlaient des produits de luxe qu'ils aimeraient se procurer auprès du trafic, et surtout à supporter cette fausse relation qu'elle entretenait avec Beomgyu. Yizhuo, quant à elle, portait un regard beaucoup plus intéressé que protecteur vis-à-vis de l'affaire, et Minjeong s'en inquiétait quelque peu. Elle n'avait pas vraiment envie d'impliquer son amie dans cette histoire, plus qu'elle ne l'était déjà, sans compter le contexte tendu auquel ils faisaient face.
Une semaine passa finalement, une semaine où la cadette de leur dortoir calma ses ardeurs, et où leurs placards se remplirent de sacs de marque, de montres, de bijoux, de parfums en tous genres. Une semaine sans que Min ne vienne mettre son nez dans leurs affaires. Et Minjeong eut un nouvel espoir, un petit espoir, que tout s'arrangeait pour eux, pour le trafic.
Son espoir fut réduit à néant la semaine suivante.
*
* *
An 3035, 1 avril – selon le calendrier d'Yggdrasill (samedi)
― Beomgyu ? C'est une blague ?
Le concerné leva les yeux de l'hologramme affichant ses révisions. Ils étaient en plein milieu de la bibliothèque de l'Académie, tous les deux, dans un silence religieux. Et Minjeong venait de faire éclater ce silence. Les autres étudiants aux alentours levèrent tous la tête à l'entente de cet éclat de voix. Le couple le plus célèbre parmi les premières années allait-il rompre devant leurs yeux ? La brune ne leur laissa pas l'occasion d'en profiter. Elle tira son partenaire dehors, loin des oreilles indiscrètes, et lui montra le message qu'elle venait de recevoir de Taehyun.
« Je sais pas ce que Beomgyu essaye de te faire croire, mais il a pas l'air très investi dans votre relation. »
A ce message était attaché une image de Beomgyu expliquant dans le groupchat de son dortoir qu'il sortait avec Minjeong seulement parce que ça l'arrangeait, qu'il ne l'aimait pas réellement.
― Tu leur as parlé du trafic.
― Non ?! se défendit le jeune homme. C'est pas c'que tu crois !
― On ne parle pas du trafic, Beomgyu. C'est le contrat.
― Ecoute-moi ! grogna-t-il en lui prenant le bras, geste que Minjeong repoussa avec un regard de travers. J'ai pas parlé du trafic, je suis pas malade. Mais j'en avais marre de leur mentir.
― Tu n'es pas le seul à mentir dans cette histoire ! Et, au cas où tu l'aurais oublié, tu mens pour avoir ta montre Asuz. J'en déduis donc que tu n'en veux plus si tu brises le contrat ainsi.
― Tu comprends pas !
― Je vois qu'il n'y a rien à comprendre, surtout. Taehyun n'est pas le premier à me faire remarquer ton manque d'implication. C'est même le dernier. Je ne vois pas ce que ça t'apporte de t'auto-saboter de la sorte, mais je ne peux pas continuer la vente.
― J'ai pas parlé du trafic, j'ai pas brisé le contrat !
― Tu ne veux pas coopérer. Et c'est pourtant l'une des lignes de ce même contrat, la coopération du client. Donc Beomgyu, c'est fini entre nous.
― Winter, s'te plait... Tu sais à quel point c'est dur de trouver c'te montre, tu sais à quel point elle est chère...
― Demande à Soobin.
Elle lui ricana au nez. Evidemment, Soobin n'allait pas lui offrir, encore moins après avoir appris que son ami manipulait une pauvre fille depuis le début, du moins de son point de vue. Minjeong avait vite compris que le plus grand du trio ne connaissait tout bonnement rien à l'amour mais qu'il était prêt à défendre leur couple, leur faux couple, malgré tout.
― Bon courage pour lui expliquer comment fonctionne une relation amoureuse après ta bêtise.
Minjeong lui offrit un dernier regard, un regard de pitié pour lui, puis elle tourna les talons pour aller récupérer ses affaires. Karina et Yizhuo l'attendaient au dortoir pour une soirée entre filles, et plus elle avait d'avance, plus elle aurait de temps pour se mettre sur son trente-et-un. Quand elle sortit, Beomgyu se tenait encore devant l'entrée, planté là comme si l'on venait de lui apprendre qu'il n'avait pas son diplôme. Elle lui fit un salut de la main avec un regard plein de cynisme et s'engouffra dans la navette avant qu'il n'ait même le temps de prononcer son nom.
Winter envoya un message à ses collègues trafiquants, leur apprenant qu'ils venaient de perdre un client, une triple andouille. Tous s'insurgèrent, mais c'était l'occasion pour eux d'enfin entrer en action, d'enfin contacter leur client et débuter la manœuvre de création de leur faux couple.
La surface de Týr se dessina bientôt à travers le hublot, puis ce fut le quartier résidentiel des dortoirs de l'Académie qui s'éleva de part et d'autre de la trajectoire de la navette. Elle signala son arrêt à la chauffeuse lorsque son immeuble apparût au tournant d'un virage, avant de descendre et de se dépêcher de rejoindre son appartement. Minjeong imaginait déjà l'expression de « je te l'avais dit » que Karina arborerait en entendant la nouvelle du contrat brisé.
La brune poussa la porte et fut tout de suite agressée par une Yizhuo surexcitée.
― Karina nous a dégoté des places pour Star Guns ! C'est même Soobin qui les lui a données !
― Peut-être parce que Beomgyu n'a pas la tête à aller au cinéma.
La rousse, en train d'enfiler sa tenue pour la soirée, lui adressa le fameux regard qu'elle avait prédit. Elle boutonna son chemisier avant de l'inviter à leur raconter ce qu'il s'était passé, comment elle s'était enfin débarrassée de l'hypocrite qu'était Beomgyu.
Minjeong fut brève, Yizhuo n'en perdit pas une miette, et Karina murmura qu'elle l'aurait baffé avant de partir. Ses paroles n'échappèrent à personne, la plus jeune s'empressa d'accueillir cet élan de brutalité venant de son ainée d'ordinaire calme et pacifique. Quant à la brune, elle chassa cette histoire d'un mouvement de main et fouilla ses placards pour trouver la veste en cuir qu'elle souhaitait porter ce soir, cachée entre les cartons de marchandises.
C'est en finissant de se changer qu'elle reçut un message. De Beomgyu. Pourquoi s'embêtait-il même à la recontacter après la scène qu'il avait faite à la bibliothèque de l'Académie ? Elle effaça la notification sans même lire son texte, qui s'avérait long à la taille du fichier. S'il avait des reproches à exprimer, il pouvait se les garder. Minjeong soupira, au moins les premières nouvelles de ses collègues discutant ou passant la soirée avec leurs clients s'avéraient porteuses d'espoir. Le cœur léger, elle quitta le dortoir, bras dessus bras dessous avec ses deux amies, pour passer une soirée d'exception devant le blockbuster à la mode, puis au restaurant, puis en boite de nuit.
*
* *
An 3035, 6 avril – selon le calendrier d'Yggdrasill (jeudi)
A l'entrée de la salle du serment matinal, Beomgyu attendait Minjeong. Il n'avait pas eu l'occasion de lui mettre la main dessus de la semaine, c'était comme si la jeune femme usait des meilleures techniques de ninja pour l'éviter. Son message était resté sans réponse, il n'était même pas sûr qu'elle l'ait ouvert. De surcroît, Yizhuo refusait tout bonnement de lui adresser la parole ou de le regarder en face lorsqu'elle venait saluer Soobin, Karina dissimulée derrière son dos.
― Pourquoi elles sont potes avec toi si elles me calculent même pas ?
Soobin haussa les épaules. Lui attendait Taehyun, qui prenait son temps à la réunion de l'association louanges à la machine à café. Toute cette caféine lui couterait la vie un jour, il en était persuadé. Mais voir le blond s'intégrer avec plus de facilité lui faisait plaisir, alors il ne disait rien. Jusqu'au mois dernier, il ne leur avait même pas adressé la parole autrement que pour des détails techniques, alors même qu'ils partageaient un ridiculement petit appartement depuis déjà un trimestre. Beomgyu avait promis de fêter cette occasion ce soir autour d'un verre, une belle opportunité de se retrouver dans une soirée étudiante et y croiser Minjeong. Soobin n'était pas dupe.
A huit heures quarante-et-une, alors que Taehyun les rejoignait en courant, il prévint Beomgyu.
― Si tu l'attends encore une minute ici, tu peux être sûr de te prendre ton deuxième avertissement.
― C'est l'seul moyen de la coincer, grogna le brun en détournant le regard.
― A ce que je sache, c'est toi le fautif. Pourquoi veux-tu absolument la recontacter ?
― Tu peux pas comprendre.
Soobin le jaugea du regard avant de pénétrer dans la salle, Taehyun sur les talons. Le blond n'accorda pas même un regard à son ami. Il avait préféré se ranger du côté de Minjeong, de toute manière. Sans même connaitre les enjeux derrière leur relation. Il avait un peu déconné, c'était vrai, mais tous ces gens qui venaient le voir pour le féliciter de sortir avec une aussi belle femme l'avaient fait paniquer.
Huit heures quarante-cinq, Beomgyu soupira. Minjeong ne s'était pas montrée, alors même qu'il l'attendait là depuis un quart d'heure. Il passa son badge, s'inséra rapidement dans le rang quand le Lieutenant-Colonel eut le dos tourné et tenta de se tourner pour repérer la jeune femme. Elle était là, toute pimpante, au garde-à-vous, prête à entamer le serment matinal. Il fronça les sourcils. Quand était-elle arrivée ?
― Cadet Choi, le drapeau de votre nation est devant vous. Pas derrière.
Il sursauta, l'officier Min l'avait surpris ainsi. Beomgyu s'excusa rapidement. Mais cela ne suffit pas aux yeux du vieil homme.
― Pour votre retard et votre écart de conduite, deuxième avertissement.
Le brun ouvrit la bouche pour protester, mais il sentit un coup de pied dans son mollet qui le fit tout de suite taire. Soobin avait raison : s'il tenait tête à l'officier, d'autant plus que celui-ci avait son expression des mauvais jours, il pouvait être sûr d'être renvoyé. Beomgyu se replaça droit face au drapeau, la main visée à sa tempe, et le chant résonna dans la salle sans plus d'événements. Pendant tout ce quart d'heure de cérémonial, le jeune homme sentit cependant le regard du Lieutenant-Colonel le sonder. D'ordinaire, son attention se portait sur Minjeong, à cause du trafic, mais il avait décidément changé de cible ce matin-là.
La cérémonie prit fin dans un claquement de rangers solennel et synchrone contre le parquet. Tout le monde s'empressa de quitter la salle à l'ordre de repos. Mais Beomgyu, lui, n'était pas seulement pressé, il courra jusqu'à l'entrée pour espérer pouvoir saisir le bras de Minjeong, pour espérer l'interpeler et qu'elle s'arrête, pour espérer lui parler ne serait-ce qu'un instant. Il passa sous le nez de Taehyun tel un éclair et aperçut la chevelure rousse de Karina au loin, près des portes. Arrivé à son niveau, elle le dévisagea d'un air dépité.
― Toujours à lui courir après ? Tu comprends pas quoi dans la phrase « elle ne veut plus te voir » ?
― Faut juste que j'lui parle.
Karina lui adressa un sourire mystérieux alors que Yizhuo la rejoignait enfin. Un sourire que Beomgyu ne parvint pas à interpréter. Peut-être qu'elle trouvait la situation drôle à le voir se trainer dans la poussière après une fille qu'il avait rejetée sans aucun respect. Si seulement elle savait la véritable raison, que cette relation n'était qu'une couverture, et que cet aspect l'oppressait. Une forte poigne agrippa son bras et le tira loin des deux jeunes femmes, sans que le brun n'ait réussi à obtenir d'elles où se trouvait Winter.
Soobin, le regard lancé au loin vers le couloir qui les menait à leur amphithéâtre, ne lui accorda pas une once d'attention lorsqu'il lui demanda de le lâcher. Taehyun, en revanche, ne se fit pas prier pour laver son linge sale sur lui, lui exposant que sa méthode ressemblait clairement à du harcèlement, qu'il avait fait l'idiot et qu'il ferait bien de ne pas continuer.
Minjeong l'observait de plus loin, derrière, dans le couloir. Peut-être qu'elle surréagissait à l'éviter ainsi. Après tout, Beomgyu avait brisé un contrat, cela ne voulait pas dire qu'ils étaient devenus des ennemis mortels, seulement qu'il ne s'était pas montré assez engagé dans son achat, qu'il n'avait pas respecté les termes. Il n'y avait rien de dramatique.
Toutefois, c'était drôle de le voir être trainé dans la poussière pour une rupture amoureuse qui n'avait pas eu lieu. Et ses deux amies n'en pensaient pas moins de la situation. Karina commençait même à apprécier Soobin pour son dévouement dans leur fausse relation, elle voyait derrière ce type intimidant une crème, même s'il n'en montrait pas l'image à l'instant à tirer l'un de ses amis à travers le bâtiment sans aucune pitié.
― Il faudrait qu'on sorte tous ensemble un soir, proposa Yizhuo.
― Avec les garçons ? On les côtoie depuis seulement deux semaines.
― Presque trois, pour être exacte, fit Karina à Minjeong. Et puis c'est vrai qu'ils ont l'air sympathique, tout bien réfléchi.
― Sauf Beomgyu, ce petit bâtard.
Yizhuo adressa un regard suffisant au concerné. Et, malgré la distance qui les séparaient, le brun dut le sentir puisqu'il se retourna dans les bras de Soobin, confus de l'attention qu'on lui portait.
Les yeux de Minjeong croisèrent les siens. L'espace d'un instant, elle y lu un drôle de sentiment. Ce sentiment qu'elle n'avait jamais vu qu'une seule fois dans les yeux de son paternel le jour de la mort d'un ami cher, sous les griffes de Yeonjun. La tristesse face à la perte d'un être cher. Que lui arrivait-il ?
Il brisa leur œillade, envoyant la paume de sa main rencontrer la joue de Soobin pour que celui-ci le lâche enfin. Et Minjeong resta là, interloquée. Pourquoi ce garçon éprouvait-il un tel sentiment ? Avait-il perdu quelqu'un récemment ? A part elle, bien entendu, mais c'était différent. Ou alors, ce sentiment se destinait à sa très chère montre Asuz...
― Minjeong ?
Elle cligna des yeux au son de la voix de Yizhuo et répondit à leurs expressions inquiètes en mettant cet instant de flottement sur le dos de la fatigue. Après tout, entretenir une fausse relation pour espérer sauver un trafic illégal, tout en cachant les marchandises de ce même trafic et en cherchant à éloigner ce fouineur de Min, n'avait rien de reposant.
Enfin assises dans l'amphithéâtre, les filles soupirèrent. La marche de la salle de conférence jusqu'ici s'avérait longue sans les tapis roulants, en panne, comme à leur habitude. Pendant que la Générale Mackenzie se préparait pour son cours de géopolitique extragalactique, Minjeong tripota sa montre pour retrouver ce message de Beomgyu qu'elle n'avait pas voulu ouvrir le week-end précédent.
Il répétait principalement des excuses, il avait même écrit un paragraphe entier lui détaillant pourquoi il avait besoin de cette montre, et Winter en eut vite assez de ses paroles vides de sens. Elle scrolla jusqu'à la fin du message, et le dernier paragraphe accrocha son regard.
« La vérité, c'est que j'ai paniqué. J'ai eu peur de tous ces gens qui me félicitaient alors qu'on n'était pas vraiment en couple, et puis d'autres m'ont reproché que notre couple paraissait artificiel. J'ai eu peur qu'ils se rendent compte pour le trafic, alors j'ai dit que je sortais avec toi juste pour l'image. Bref, j'ai merdé. Mais je suis prêt à recommencer si on en discute avant, si on monte un plan pour que le couple paraisse parfait. »
Winter fronça un sourcil. Elle n'avait aucune envie de réitérer l'expérience, d'autant plus que Beomgyu n'avait rien du petit ami parfait, même s'il restait un faux petit ami. Elle avait juste l'impression d'avoir fait perdre du temps à l'organisation en lui vendant sa montre. Mais, maintenant qu'elle comprenait un peu mieux la situation – et Minjeong se maudit un instant de ne pas avoir ouvert le message avant – une discussion s'imposait pour lui exposer la suite des événements.
Un regard en contrebas vers la scène la conforta dans l'idée que la professeure se battait encore avec l'hologramme qui n'affichait qu'une moitié de sa présentation. Elle saisit son sac sous ses pieds et se pencha vers ses deux amies.
― Il faut que j'aille lui parler. On se revoit à la fin du cours.
Karina hocha la tête, lui souhaitant bon courage, et Yizhuo s'empressa d'étaler ses affaires sur la place libre une fois que la brune eut levé son séant. Elle lui lança un regard offusqué, auquel la plus jeune répondit en lui tirant la langue. Puis Minjeong gravit l'escalier quatre à quatre pour rejoindre le fond de l'amphithéâtre, où le trio s'installaient toujours, d'une part pour ne pas que Soobin dérange ses camarades avec sa grande taille, de l'autre pour que Beomgyu puisse faire tout sauf ce qu'il était censé faire durant un cours, sans risquer de punition. Elle s'assit à côté de lui sans s'annoncer, et lui ne la remarqua pas, trop occupé à expliquer à ses camarades qu'ils devaient être partis de l'Académie à dix-neuf heures tapantes s'ils voulaient arriver à l'heure à la salle d'arcade pour espérer voir cet e-sportif connu. Il y tenait à sa manette autographiée.
― Plus qu'à moi ?
Beomgyu sursauta. Il ne s'attendait pas à ce que son ancienne fournisseuse vienne lui susurrer dans l'oreille après l'avoir évité toute la semaine. Taehyun, mort de rire face à sa tête effarée, salua Minjeong comme il put. Soobin, au bout de la rangée, lui adressa un léger hochement de tête, préférant se concentrer sur l'introduction du cours. Pendant les trois heures qui suivirent, il se coupa tout bonnement d'eux, même lorsqu'il reçut un crachat sur sa joue, venu de la rangée de l'autre côté de l'allée et destiné à Taehyun après une provocation de ce fait. A cet instant, Minjeong et Beomgyu n'étaient plus là, ils s'étaient réfugié trois ou quatre sièges plus loin pour converser tranquillement.
― J'ai lu ton message, murmura Winter.
― C'pas trop tôt...
― Et on ne peut pas recommencer. Je suis désolée mais je dois m'occuper de mes camarades, des autres clients.
A l'étonnement de la brune, Beomgyu se résigna sous ses yeux et accepta sa sentence. Il tira une croix sur sa montre, montrant à Minjeong qu'il n'insisterait pas.
― Ça veut pas dire qu'on va plus s'côtoyer, hein ? Tes amies ont l'air de bien s'entendre avec les deux zouaves.
L'idée ne lui plaisait pas vraiment. Taehyun n'était pas de ces gens qu'elle aimait fréquenter, et Beomgyu avait un caractère dur à supporter, elle pouvait honnêtement le dire après l'avoir subi durant les négoces ratées.
― Honnêtement...
Une notification la coupa. Yizhuo lui envoyait un message – plusieurs même – la suppliant de demander à ce qu'ils sortent tous ensemble ce soir. Du haut de l'amphithéâtre, elle lui lança un regard noir. Et Yizhuo eut le culot de lui tirer la langue avant de faire semblant de se passionner pour le cours, à l'instant où la Générale posa son regard sur les étudiants turbulents du fond de la salle. Minjeong se noya dans ses bras, elle n'avait rien à faire ici.
Le cours reprit après une courte tirade leur rappelant que c'était de leur avenir qu'il était question, que la professeure était forcément payée même si elle ne faisait pas son cours, que les examens approchaient à grands pas et qu'il était grand temps d'acquérir un peu de maturité. Beomgyu la relança, l'interrogeant par la même occasion sur ce que lui avait demandé Yizhuo, et elle donna son accord, contre son gré.
Ce soir, tous les six, ils iraient à la salle d'arcade, puis au bar. Winter en pleurait déjà. D'autant plus que, de retour à leurs places originelles à côté de Taehyun et Soobin, les garçons choisirent l'un des bar-restaurants les plus abordables du centre-ville de Týr, ce genre d'endroit où la jeune femme ne mettait jamais les pieds. Elle ne voulait pas d'une bière à deux , Winter préférait largement ces alcools délicats qu'on vendait dans les grands restaurants d'Yggdrasill.
A midi, les garçons rejoignirent les filles à leur table, et Minjeong ne put s'empêcher de lever les yeux au ciel. Soobin prit cela pour un refus de côtoyer Beomgyu après leur rupture et s'excusa grandement en poussant le concerné à s'asseoir à l'opposé de la jeune femme. Lui prit la place à ses côtés, en face de Karina, qui lui adressa un petit sourire timide. A l'intérieur, Minjeong ne doutait pas un instant qu'elle était terrifiée. Tout de suite, la discussion s'enflamma pour le mieux entre Yizhuo et Taehyun, les deux plus à l'aise à la table, sur la qualité exceptionnelle des frites de ce repas, et Minjeong jeta un blanc à la bouchée suivante en déclarant que rien n'était meilleur qu'un bon tournedos aux truffes. Taehyun lui lança un regard de travers, Soobin déglutit difficilement, et Karina s'empressa de poser une question sur ce qu'ils avaient prévu ce soir, à laquelle Beomgyu répondit en citant le palmarès de l'e-sportif qu'il avait à la bouche depuis le commencement de la journée.
Minjeong finit ses frites sans un mot de plus. Et, alors qu'elle s'apprêtait à se lever pour débarrasser son plateau, une notification l'interpela.
Le Lieutenant-Colonel Min la convoquait l'heure d'après. Il ne renseignait pas le motif dans son message, mais Winter ne douta pas qu'il en avait encore après le trafic de luxe, malgré sa semaine de silence. A la fin du repas, elle les quitta, feignant devoir récupérer de la paperasse pour l'association à l'administration. Seuls Soobin et Taehyun ignoraient son implication dans des activités illégales, mais Beomgyu et ses deux amies jouèrent le jeu, malgré l'expression inquiète de Karina.
Min lui faisait louper le pilotage sur simulateur, l'aspect de son cursus à l'Académie que Minjeong préférait, alors ce fut le pas lourd qu'elle se dirigea vers son bureau. Elle attendit l'heure, assise sur l'une des chaises du couloir, les bras croisés et les yeux au plafond, passant le temps en faisant l'inventaire des fournisseurs qu'il lui faudrait contacter le lendemain soir. Quand l'horaire de rendez-vous sonna, elle se leva et alla toquer à la porte, quatre coups fermes montrant son impatience. L'officier lui donna l'autorisation d'entrer après encore un moment d'attente, sans même la saluer quand elle s'installa face à lui, derrière un mur de feuilles.
Ce vieil homme n'avait pas de fenêtre dans son office, seulement un néon jaunâtre fixé en haut du mur, dans son dos, et une lampe verticale à côté d'un canapé à mauvaise mine dans lequel il dormait sûrement une partie de sa journée, pensa Minjeong. Son pauvre bureau, chargé de plusieurs piles de papiers et de dossiers, ainsi que de babioles en tout genre, étaient fait d'une des tables de la bibliothèque de l'Académie. L'étudiante pouvait voir d'ici ses jambes courtes et ses chaussettes à carreaux ridicules sous cette table. Alors qu'il poussait sommairement le bazar de son plan de travail pour enfin voir devant lui, la brune promena son regard sur l'étagère bricolée à partir de plusieurs porte-documents rigides vissés les uns avec les autres, et collés à des casiers qui avaient fait leur temps, sur lesquels elle repéra quelques noms d'étudiants de sa promotion. Min écrivait ses étiquettes à la main, et sa calligraphie n'avait rien de facile à lire, alors elle arrêta vite de tenter de déchiffrer tous les noms qu'elle lisait.
― Mademoiselle Kim.
La concernée reporta son attention sur l'officier.
― Nous menons une enquête sur Monsieur D'Aulnay et vous allez me donner quelques informations.
― Si je n'ai pas oublié ces informations après un mois, évidemment.
Min ne répondit même pas à sa provocation, trop occupé à taper lentement sur chaque lettre de son clavier pour ouvrir le document de l'enquête. Il posa sa première question après une bonne minute à sonder son écran holographique, comme s'il découvrait en même temps que l'étudiante le rapport de l'enquête.
― Avez-vous détecté des signes de rébellion chez votre camarade avant son départ ?
― Non.
Le Lieutenant-Colonel prit son temps pour taper sa réponse, ces trois lettres. Minjeong croisa ses jambes. Elle en avait pour longtemps, si celui-là ne voulait pas aller plus vite. La brune eut une pensée pour Taehyun, qui devait exploser tous les scores au simulateur puisqu'elle n'était pas là pour le remettre à sa place.
― Avez-vous vous-même eu un contact avec les rebelles, de quelque nature, avant ou après le départ de D'Aulnay ?
― Non. Disons que détruire l'univers ne m'intéresse pas, d'autant plus que je vis actuellement dans cet univers.
L'officier lui adressa une œillade plus longue que nécessaire, puis il entreprit de taper mot pour mot ce qu'elle venait de déclarer. Winter regretta aussitôt.
― Bien, fit l'homme après trois longues minutes. Connaissez-vous l'existence d'un trafic de produits de luxe au sein de l'Académie ?
Winter mentit ostensiblement en expliquant qu'elle avait vu quelques personnes vendre sous le manteau à une ou deux soirées étudiantes au début de l'année, puis l'entretien se poursuivit de la sorte sur une bonne heure.
Quand l'officier Min la laissa enfin partir, sans un merci, la jeune femme se précipita jusqu'à la salle de pause et s'empressa de se servir une grande tasse de café. Cet interrogatoire avait été éreintant, entre la manie de l'homme de taper très lentement avec un maximum de bruit, son regard fatigué et ses bâillements à répétition, et le fait qu'elle avait dû mentir intelligemment pour conserver la couverture de l'association. Sur l'heure, Minjeong n'avait qu'une seule envie : retrouver cet enfoiré de D'Aulnay et lui faire passer un sale moment pour tous les problèmes qu'il créait. Elle retrouva avec plaisir l'aire de simulation, au troisième sous-sol de l'Académie, et ses camarades qui l'accueillirent en héroïne quand elle rétablit l'ordre du classement en envoyant le score de Taehyun derrière le sien, tout bonnement explosif.
**
― Et c'est comme ça que j'ai découvert cet Easter Egg dans League of Champions, fit Beomgyu sous le regard émerveillé de Yizhuo, alors que la file d'attente pour rencontrer la célébrité avançait doucement dans la salle d'arcade.
Minjeong bailla. Elle avait hâte de boire une grande chope de bière et oublier cette longue journée. Cette réunion avec le Lieutenant-Colonel l'avait épuisée, elle s'était même endormie sur la dernière heure de la journée, incapable d'écouter les trois heures de cours d'histoire de la Fédération sans piquer du nez. Karina lui offrit un encouragement, tandis que Soobin cherchait des yeux un canapé ou un pouf libre dans lequel les jeunes femmes pourraient se poser en les attendant. Malheureusement, l'endroit était bondé pour l'occasion, et la brune dût prendre son mal en patience.
C'est après deux heures qu'elle put goûter à la joie de sentir l'arôme d'une bière de mauvaise qualité descendre son gosier et tout de suite enivrer ses sens. Minjeong soupira sur la chaise défoncée de ce bar miteux, qui avait tout de même un certain charme avec ces guirlandes accrochées aux tuyaux d'aération, de distribution des eaux et aux montants de fer maintenant l'architecture en place. Beomgyu s'était assis à côté d'elle, contre son gré puisqu'il n'y avait pas d'autre place, et chacun buvait sa pinte dans un silence plat. La musique romantique en fond sonore n'aidait en rien.
L'ambiance était tout autre du côté de leurs camarades. Karina semblait avoir laissé sa peur de Soobin à l'entrée du bar car elle discutait joyeusement avec lui, exposant au futur expert en communication les dernières trouvailles mécaniques du monde de l'ingénierie aéronautique. Yizhuo, quant à elle, se passionnait pour ce jeu vidéo que Taehyun lui montrait sur sa console portable. League of Champions, Minjeong aurait dû s'en douter, et elle était sûre du fait que la plus jeune de leur dortoir ne leur laisserait pas une seule seconde de répit dans le mois qui suivait avec ce jeu. Pourtant, le mois prochain, c'étaient les examens qui les attendaient, et la brune préférait autant avoir la paix pour réviser.
Elle but une nouvelle gorgée, remarquant que Beomgyu la regardait par moment, comme s'il voulait lancer la conversation, sans oser le faire.
― C'est toi qui voulais qu'on reste amis, railla-t-elle.
― C'est toi qui m'évitais encore c'matin.
Elle haussa un sourcil face à sa répartie. Un Beomgyu alcoolisé était un Beomgyu avec du répondant. Elle commanda une autre pinte, en avala la moitié aussitôt, et regarda son camarade droit dans les yeux.
― Tu n'es en rien le genre de personne avec qui je m'entends. Pourquoi devrait-on être amis ?
― Parce que ça nous arrange.
― Comme de sortir avec moi ?
Les deux se jaugèrent, sans remarquer que les quatre autres s'étaient tu.
― D'ailleurs, se rappela Minjeong, quel était ce regard plein de tristesse que tu m'as lancé, ce matin ?
― Ça te r'garde pas.
Beomgyu voyait très bien de quoi elle voulait parler, et la jeune femme n'avait pas à savoir que la perte de sa montre l'affectait tant. Mais... si seulement il n'y avait eu que la montre...
― Les enfants, calmez-vous.
Karina intervint, debout entre les deux tabourets, prête à intercepter les coups s'ils avaient lieu. Elle connaissait assez Minjeong pour savoir que la jeune femme préférait de loin attaquer par les mots, mais elle connaissait aussi assez Beomgyu pour le savoir capable d'arracher une poignée de cheveux de son amie s'il s'acharnait. Mieux valait prévenir que guérir.
Le brun se renfrogna, il retourna d'un air boudeur à sa bière. Sa rivale lui adressa un dernier regard en biais avant de tout bonnement lui tourner le dos pour s'intégrer pleinement à la conversation de ses camarades. Et Karina, dans tout ça, s'absenta aux toilettes. Grave erreur.
A peine eut-elle passé le rideau séparant la salle des sanitaires que Beomgyu revint à la charge. Il tapota l'épaule de Winter, le regard vitreux. La brune fit volte-face, elle n'avait même pas eu droit à une minute de répit. Le jeune homme lui montra son poignet. Puis il lui cracha au visage :
― Tout ça pour une histoire de montre.
Minjeong lui offrit sa plus belle expression offensée. Il se permettait de se lancer sur ce terrain-là dans un lieu public ? Entourés de personnes qui ne devaient rien savoir du trafic ?
― Ce sont tes enfantillages qui nous ont mis dans ce merdier, lui rappela-t-elle. Si tu es incapable de respecter un tant soit peu les personnes qui te proposent des choses, comment veux-tu même être un bon médecin ?!
― Au moins, j'deal pas des trucs de luxe en faisant la pute, moi.
Un verre se brisa sur le sol.
Son poing rencontra le nez du garçon, sous les yeux horrifiés de Karina.
Le barman les jeta dehors. Ils ne se reparlèrent pas de l'année après cet incident.
**
résidortoir = résidence-dortoir : désigne les résidences construites sur tyr pour accueillir les étudiants de l'académie"
fedeuro : monnaie de la Fédération (jugez pas)
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