Chapitre Premier : Les racines du mal

          Nous sommes au trois cent vingt-sixième cycle de Vertoison. La lumière décline lentement loin à l'horizon, derrière l'océan miroir, pour plonger Solsteim dans sa léthargie du soir.
Un enfant se tient dressé, à l'écart de la grand place, dans une rue en cul-de-sac, exactement au centre d'une cour. Des jurons sont lancés :

          « T'es comme ton idiot de père !

Hurle un garçon.

           _ Pire encore que lui ! Tu pues et tu sers à rien ! Mon père rit de ta famille tous les soirs !

Renchérit un autre.

          _ Elle est où ta mère, Igniacius ? Elle est morte de chagrin, d'avoir eu un fils comme toi  Comme je la comprends !

Complète une jeune fille.

          _ Bah alors, fais quelque chose ! Tu es niais, fragile, complètement con ! Regarde toi ! Un coup de vent et tu risques de dégringoler comme une feuille !

Poursuit de plus belle le premier à avoir pris la parole.

          _ Tu vas pas te mettre à pleurer quand même ? Tu es un grand garçon non ? Alors fais quelque chose ! Bats des cils au moins !

          _ Allez, mets-toi en colère et viens nous frapper ! Qu'on voit que tu as autre chose dans le ventre que du vide !

          _ Et ouais ! Ton père est même pas capable de te nourrir comme il faut !

          _ Je suis sûr qu'il pleure sa petite maman tous les soirs !

          _ Je crois qu'il faut qu'on aille plus loin les amis... »

          Un des membres du groupe attrape un morceau de planche brisé, et vient frapper de toutes ses forces les jambes du garçonnet, qui tombe sur ses genoux, sans même laisser apparaître la moindre expression sur son visage. Un autre lui assène un coup de poing derrière le crâne, le faisant s'allonger bien malgré lui, pour le rouer de coups, dans les côtes et dans le ventre. La jeune fille attrape du crottin de cheval, et le jette sur le malheureux, couvrant sa face et ses habits d'excréments encore chauds, alors qu'il tente de se relever. Enfin le dernier baisse ses braies, et urine sur l'enfant isolé.

Ce dernier ne bronche pas, ne riposte pas. Il ne sert pas le poing, ni les mâchoires. Le garçonnet demeure statique, inexpressif, et l'on ne peut déceler aucune forme de tristesse ou de dégoût. Alors les insultes reprennent :

          « Alors le débile ! Tu viens d'une famille de fainéants, et tu seras toujours toi aussi un fainéant ! Tu sers à rien, la couronne a pas besoin de toi ! Tu ferais mieux de te tuer pour rendre service à ton ivrogne de père ! Tu es la honte de Solsteim !

          _ Venez les amis, on se barre d'ici, il a eu ce qu'il méritait ! »

          Le groupe d'énergumènes abandonne l'enfant esseulé, sans remord ni regard, et le petit en réaction, ne fait que se redresser. Il revient à sa position d'origine, celle-là même qu'il avait adoptée avant que tous ces enfants ne traînent son nom et son honneur dans la fange, littéralement, bien au centre d'une cour pourtant carrée.

          Le soleil décline, et les gardes allument les lampadaires de cire inventés par feu Monseigneur Verba Laïne, grand esprit de l'archipel. A cette heure avancée, il est encore toléré de déambuler dans les rues de la ville sans personne pour accompagner un petit être de sept âges, mais pour autant personne ne s'attarde à porter assistance à cette chose couverte de honte, que l'on sent avant même de voir, dans une nuit qui ne parvient même pas à masquer toute la gravité de cette événement, mais dont tout le monde se détache sans ménagement.

Igniacius avance en solitaire, dans les rues dépeuplées d'une ville qui ne lui a jamais rien apporté de très positif, en passant pas le port, dont les bateaux gigantesques habitent les entrailles. Il ne s'arrête pas et continue sa route jusqu'à la place du musée, gigantesque œuvre de maître destinée à conserver des preuves de l'histoire de ceux nous ayant précédés. Encore une fois, le petit malheureux délaisse le bâtiment pour progresser plus à l'extérieur de la ville, en passant devant les remparts, où des soldats patrouillent constamment. Enfin, en périphérie de la ville, le garçonnet arrive à une ferme, délabrée, sans cheptel ni gardien. Les clôtures en circonférence de ces ruines affligeantes sont à terre, comme si le propriétaire du lieu avait abandonné l'idée même d'entretenir une certaine dignité, à l'image de son fils, qui apparaît hors des ténèbres galopantes.

Le petit être pousse la porte gondolée, et trouve son père, comme à son habitude, allongé devant l'âtre de la cheminée, autour de quatre murs à demi effondrés. Une bouteille vide roule hors de sa main, sur un parquet aux lattes manquantes, que le petit arrête, puis brise d'un coup de pied. Le père se réveille en sursaut :


          « Qui va là ! Il n'y a rien qui vaille la peine d'être volé ici !

Hurle l'homme de trente âges.

          _ C'est ton fils. Et je le sais bien, qu'il n'y a rien à voler dans ce taudis miteux.

Répond sèchement Igniacius, après une profonde inspiration.

          _ Un peu de respect je te prie !

          _ Du respect ? Tu n'en as pas pour toi-même, père !

          _ Je... C'est pas facile tu sais ! C'est pas facile d'être tout seul pour élever un fils !

          _ Tu parles d'élever un fils ? Mais qu'est-ce que tu as déjà fait pour moi depuis que maman est partie ? Tu passes tes journées à boire sans rien faire !

          _ Tu sais Igniacius, parfois il est bon d'effacer de notre vie les choses qui nous ont blessés. C'est pour ça que je bois, c'est pour ça que j'oublie. Tu... Est-ce que tu m'écoutes Igniacius ?

          _ Redis-moi ça ?

          _ Il est bon d'effacer ce qui nous fait du mal, ou qui nous tire en arrière... Attends une seconde... c'est toi qui pue comme ça ? Mais qu'est-ce que t'as donc bien pu faire encore ?

          _ C'est rien.

          _ Non c'est pas rien ! Viens voir une seconde à la lumière.

          _ Est-ce que ça te touche vraiment ? Moi je ne crois pas. Rendors-toi. On en parlera demain. Moi je vais me débarbouiller dans la mare, tu sais celle où il n'y a plus de canards ni d'oies ni rien du tout depuis bien longtemps.

          _ Igniacius, attends ! Reste là. Qu'est-ce qui ne va pas ?

          _ Tu sais, les autres enfants ont raison dans le fond. On est la honte de la couronne. J'ai honte d'être ton fils. J'ai honte que maman ait préféré partir en mettant fin à sa vie plutôt que de rester affronter la difficulté. J'ai honte d'être ce que je suis... et j'ai honte d'être venu au monde.

          _ Tu... tu ne penses pas ce que tu dis !

          _ Tu n'es qu'un ivrogne et un fainéant. Sur ça aussi ils ont raison. Tu t'es laissé abattre quand d'autres papas ont aussi connu ça, et se sont relevés. »

          Le petit défia son père sans trembler, comme s'il avait l'habitude de se confronter à lui. Pourtant cette fois, à la différence de tant d'autres avant elle, le père ne fut pas indifférent aux mots de son enfant.

          « Igniacius, attends ! Je... je peux changer... je... je vais changer !

          _ Moi je crois pas. Tu as eu tout le temps de faire ton deuil, mais tu n'es plus là pour vivre, mais pour te laisser mourir. Je le vois un peu plus tous les jours. Maintenant rendors-toi, père. J'ai d'autres choses à faire. »

          Le petit Igniacius, fidèle à ce qu'il vient d'annoncer, s'avance vers la mare, et retire sa chemise miteuse. Il projette de l'eau jusqu'à son visage, en frottant aussi fort que sa petite constitution le lui permet, pour se purifier de cet affront absurde. Il frotte, encore, encore et toujours, jusqu'à ce que sa peau rougisse, les larmes aux yeux, avant de se calmer, et d'observer son propre reflet à la surface de l'eau, une fois les ondes dissipées. Alors une expression de colère ride la ligne sur son front, ainsi que celles près de son nez. Son souffle s'accélère, à mesure que sa haine grandit.

« Effacer, effacer », le petit répète ce mot à plusieurs reprises, tandis qu'il encercle les ruines de la ferme de paille, de ronces et de bois sec. Alors, profitant du sommeil de son géniteur, il embrase le tout, puis se recule pour contempler le spectacle. Un brasier au cœur de la nuit, une lueur d'espoir issue d'un acte désespéré ; les traits du si petit meurtrier se décrispent, si bien que c'est presque un sourire qui se loge entre les commissures de ses lèvres. Des cris résonnent au centre de la fournaise, couverts par l'effondrement des restes de la structure, et très rapidement plus aucun son n'émane de l'incendie. Le crépitement du bois fendu, le souffle chaud, les flammes immenses, tout est sujet à l'émerveillement derrière les yeux concentrés du garçonnet désabusé. Ce dernier se retire d'ailleurs, un peu plus loin dans la propriété, avant de se mettre à genoux et de hurler en direction des cieux :

          « Est-ce que c'est suffisant ? Est-ce que ce n'est pas assez ? Est-ce que je dois faire plus ? Est-ce que je dois vivre ma vie tout seul ? Répondez-moi ! Les gens prient pour vous ! Mais vous êtes absents ! Répondez, vous les dieux que tout le monde vénère ! Ou dois-je moi aussi vous renier ? N'en ai-je pas fait assez ? J'ai contenu toute ma colère, j'ai contenu toute ma rage... J'ai même contenu ma tristesse ! J'avais l'espoir qu'un jour tout changerait pour moi... J'avais l'espoir de devenir quelqu'un ! Répondez dieux inutiles... faites-moi un signe, quelque chose ! Je vous le jure, je vous en fais le serment, vous les absents ! Je deviendrai quelqu'un ! Je changerai le visage du monde ! Je raserai ce lopin de terre ! Je moissonnerai jusqu'à la dernière de ces âmes infâmes ! Je deviendrai quelqu'un ! »

          De longues minutes ont succédé aux lamentations du petit orphelin. Des secondes répétées, les unes derrière les autres, dans l'indifférence d'une nuit qui suit son cours. Puis, sans doute attirés par les flammes et la fumée, des voisins accoururent.

          « C'est la ferme de Bandon Sella ! Apportez vite de quoi éteindre les flammes par les dieux ! Trouvez le petit !

Déclara un homme.

          _ Mais comment c'est possible ? Rétorqua un autre.

          _ J'en sais rien mais faut arrêter ce brasier avant qu'il s'étende !

          _ Mais où vous voulez qu'il s'étende ? Y'a que de la friche et de la terre autour de cette ferme !

          _ Je l'ai trouvé !

Hurla une femme un peu plus loin.

          _ Loués soient les divins je l'ai trouvé ! Il n'a rien !

          _ Loués soient les divins !

          _ Tu n'as rien petit ? Par les dieux sais-tu ce qui c'est passé ?

          _ Tu vois pas qu'il est terrifié ? Laisse-le tranquille !

          _ Mais Bandon ?

          _ Je crois qu'il y a plus d'espoir pour lui...

          _ Qu'est-ce qu'on va faire du gamin ?

          _ Pour lui il y a qu'une solution : l'orphelinat du feu de l'aube...

          _ Mais il déborde déjà...

          _ Et bah il faudra bien qu'il se fasse une place. »

          Les voisins restent tous statiques, les yeux rivés sur l'incendie, mais Igniacius s'en détache, et préfère lever les siens vers les astres, un regard convaincu, en hochant de la tête. La femme se met en chemin avec son homme, pour porter le « malheureux rescapé », comme l'appellent déjà les témoins, en ce lieu mentionné il y a quelques instants. De nouveau l'orphelin passe devant les remparts, toujours gardés par des soldats opérant les mêmes rondes, puis devant le musée, dont l'histoire est à jamais figée derrière les verrières, puis devant le port, toujours habité par les mêmes vaisseaux de bois, la quiétude presque insultante d'une vie sans ambition, d'une routine sans passion. Enfin, un bâtiment s'élève à l'écart de tous les autres, gardé par des sortes d'enfants ailés, en pierre, montés sur des colonnes. Un grillage protège l'entrée, et le mari se précipite à son encontre, en frappant du poing.

          « S'il vous plaît ! S'il vous plaît nous avons besoin d'aide !

Une lumière se met à scintiller à l'intérieur, on la voit se rapprocher de la porte principale à travers les carreaux environnants. La porte grince.

          _ Que se passe-t-il qui vaille la peine de venir troubler le sommeil de tous les habitants du quartier ?

          _ Pensez bien que je serais pas là avec ma femme, à cette heure de la nuit, si c'était pas important.

          _ Allons, parlez sans détour. 

Ordonne un vieillard, dont le visage est nimbé de mystères.

          _ Le petit vient de perdre son père, pour faire court !

Laisse éclater la femme.

          _ Comment cela, il a « perdu » son père ?

          _ Il a probablement brûlé dans l'incendie de sa ferme.

          _ Et de qui s'agit-il ?

          _ Igniacius Sella.

Confie le père, la voix tremblante.

          _ Le rejeton de Bandon ? Je vois... Quand je disais que cette maison partirait en fumée... et je ne parle pas que des murs. Bref, vous pouvez partir. Je vais lui trouver un lit, et je le recevrai plus dignement demain. Je vous remercie pour votre altruisme.

          _ Notre quoi ?

          _ Bonne nuit, bonnes gens. »

          La grille s'ouvre et se referme en un clin d'œil, et la lourde porte de fer fait de même. Igniacius pose ses yeux sur un lieu mal tenu, où la poussière est à ce point présente qu'elle forme un monticule au sol.

          « Tu dormiras sur cette paillasse ce soir.

          _ Vous êtes sérieux ? Je vais trouver la mort avec toute cette poussière !

La réaction du petit trouble le vieil homme, dont le visage plie sous la colère, malgré les ténèbres.

          _ Tu dormiras où je te dirai de dormir, jeune bon à rien ! Estime-toi heureux de ne pas dormir dehors !

          _ Peut-être que je devrais, je me réveillerais toujours en meilleure santé !

          _ Alors soit ! Ne te gêne pas !

          _ Mais il y a des courants d'air en plus !

          _ La fenêtre est cassée dans l'aile est. Tu t'en accommoderas, un point c'est tout. »

          Le vieillard se retire, sans demander davantage de renseignements, laissant Igniacius seul dans cette pièce obscure, dans le vent et dans l'effroi. 

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