1. Un jour de plus au paradis
Tôt, en cette belle journée d'été, le rituel du vieil homme débute toujours par un bon bol de café sur sa terrasse. Enfin, c'est son qualificatif, car c'est juste son devant de tukul en terre battue. Installé sur sa chaise pliable, il sirote le doux breuvage et sourit à ce simple moment de bonheur. Mais il sait déjà que le reste de la journée va virer à l'insoutenable. D'ailleurs, comment a-t-il pu tenir si longtemps ce travail de bourreau au service des plus fortunés ? Une question qui le taraude à intervalle régulier. Et puis, le système est bien huilé, indéfectible. Les riches, comme depuis la nuit des temps, détiennent le pouvoir et l'argent. Son voisin et collègue, plus jeune de vingt ans, le rejoint.
— Éhé, Moffat.
— Éhé, Cemguélé.
Le salut s'accompagne d'une marque de respect, mains jointes. Le plus âgé opine du chef et tend un bras.
— Sers-toi, mon ami.
Comme à l'accoutumée, son bol en terre cuite trône sur la petite table basse, à côté de la cafetière. Une main sur le cœur, Moffat se sert puis s'installe à son tour sur l'autre chaise pliante.
— À ce qui paraît, y a une nouvelle floppée aujourd'hui.
— Je confirme, mon ami. J'appréhende à chaque fois.
— Je te comprends Cemguélé. Pour ma part, je mets le fouet en évidence, ça dissuade toute altercation.
— Humm, j'évite, j'évite.
Avant de répondre, Moffat boit une bonne gorgée, plie sa jambe droite et pose sa cheville sur le genou opposé.
— Que veux-tu, c'est pour leur bien aussi, tu le sais comme moi.
Le vieillard acquiesce, ses petits yeux noirs prostrés dans le sol et la mine déjà triste. En effet, les androïdes ne rigolent pas avec le désordre. De plus, les drones arpentent sans interruption la gigantesque mine de cobalt et n'hésitent pas à user de la force si nécessaire. Un système bien rodé, d'où personne ne peut s'extraire. Chacun à sa place, point barre. Alors que le soleil s'élève sur l'ancienne République du Congo, désormais devenue un membre des États-Unis d'Afrique, les deux hommes terminent leur café et rentrent le mobilier. Ni une, ni deux, Cemguélé revêt son attirail : un long manteau noir et léger avec capuche, des gants coupés aux phalanges et des Rangers.
L'instant d'après, il sort son vélo tout terrain de son habitation et rejoint Moffat, qui l'attend. Dès lors, ils s'allument une cigarette chacun et pédalent sur le chemin vers la mine, zigzageant entre les nids-de-poule. En pleine période de sécheresse, la terre, brûlée par l'astre, occasionne une élévation de poussière après leur passage. Bientôt, l'air sera saturé, étouffé par la chaleur omniprésente et c'est d'autant plus vrai dans la fourmilière. C'est le terme utilisé ici, pour qualifier la mine, qui offre l'intégralité des emplois dans la région.
Une demi-heure plus tard, le binôme s'agrandit et le chemin d'accès se remplit de cyclistes. Déjà, les grosses mouches bleutées s'accumulent, une véritable plaie. Ça discute de la pluie et du beau temps, puis ça se sépare pour prendre des pistes annexes qui desservent les innombrables sections. Chaque responsable en a une d'attribuée jusqu'à ses soixante-cinq ans, jour où le travailleur émérite pourra prendre sa retraite et sera remplacé par un autre. À ce stade-là, la tukul leur appartient, l'électricité est gratuite, tout comme l'eau en provenance du forage du village. Cerise sur le gâteau, leur petite retraite leur permet d'acheter de la nourriture, des cigarettes et de l'alcool.
— À plus, Moffat !
— Éhé !
Le sexagénaire s'enfonce dans la mine du Kolwezi et les diptères grouillent de partout. Le service de nuit va être relayé par celui de jour. Le site fonctionne sans interruption, toute l'année, en deux fois douze. Les drones sont là et surveillent chaque comportement, chaque tentative d'évasion, avec pour seule issue, la mort. À l'arrivée sur son secteur, le comité d'accueil l'attend devant la barrière. Mitrailleuse en main, l'androïde de sécurité aux yeux bridés, tout vêtu de rouge et si proche de l'apparence humaine, qu'on pourrait s'y méprendre, le scanne grâce à un faisceau lumineux. Le rayon à large spectre, depuis un orifice dans son poitrail, fait un aller-retour de la tête aux pieds.
— En ordre.
Inutile de plaisanter avec eux, les machines n'ont pas incorporé l'humour dans leur système.
— Merci monsieur.
Il gare son vélo, le poteau se lève et le voilà en plein dans la mine. À perte de vue, des tentes de couleur rouge. Il écrase son mégot d'un pied, accompagnée d'une gestuelle en mode essuie-glace, puis se dirige vers la cavité, creusée dans une des nombreuses collines. Déjà le brouhaha de l'activité des petites mains l'angoisse. Une journée de plus au paradis, où, la gorge nouée, il débute son travail de bourreau. Une fois son long collier extrait de ses habits, le vieillard enfonce la grosse clé et ouvre la lourde porte à barreaux métalliques. Maintenant à l'intérieur, les enfants se lèvent, bien sages, dans cette odeur d'excréments dont on ne s'accoutume jamais. Que peuvent-ils faire d'autre, de toute façon ? Ils viennent de toutes origines, tous horizons confondus, et ont un horrible point commun : des soi-disant orphelins. Mais ce mensonge cache l'iceberg d'une vérité sadique, celui d'un trafic bien huilé, au service de la noble cause des riches. Le vieillard aime à les qualifier d'enfants arc-en-ciel.
— Éhé. Vous aurez de l'eau à volonté sur le plan d'extraction, vous connaissez la musique, mes p'tits loups.
Une gamine, aux traits africains et estimée d'une quinzaine d'années, l'interroge. C'est Sissi, la « mama » du groupe, et de par le fait d'être l'aînée, elle s'efforce à aider les plus faibles. Impossible de la louper, avec ses dreadlocks et son mètre cinquante, elle dépasse tout le monde. À son allure qui tranche, notamment son visage et son nez fin, on peut déduire sa parenté Éthiopienne.
— Éhé, Chef.
L'innocence de ces petits anges ne cesse de lui percer l'âme. Cemguélé lève ses sourcils, enlève sa capuche et s'accroupit en face de sa section de quarante âmes. Malgré l'odeur nauséabonde, sa tête ronde arbore un sourire mi-figue, mi-raisin, avec plein de rides qui mettent en valeur sa bonté. Certes, ici, cette dernière est bafouée à l'extrême, mais il fait son possible pour les aider au mieux. Ainsi, les enfants arc-en-ciel sont emprisonnés dans des contre-haut du relief, jusqu'à ce que vienne leur tour de rotation, pour céder leur place à l'équipe de nuit, et ainsi de suite.
— Éhé, qu'y a-t-il ?
La petite tend son index vers le fond de la cavité, remisé par quelques poutres, afin que tout ne s'effondre pas sur eux. Il soupire, se lève et traverse la foule de petites mains dans une semi-pénombre angoissante. Les deux corps sans vie le glace à nouveau d'effroi. Ça faisait un bail qu'il n'avait pas perdu d'enfants, mais la dure réalité ne rate pas le coche de le lui rappeler à intervalle régulier.
Pourtant, son refus de prendre en charge ces deux mômes de huit ans était légitime, mais les androïdes s'en foutent. Quoiqu'il en soit, ils auraient fini dans une autre section pour un destin tragique à l'identique. Ses larmes essuyées à la va-vite, Cemguélé prend les deux petits êtres dans ses bras. Deux latinos, bien trop jeunes pour cet enfer.
— Allez-y, mes p'tits loups, vos collègues de la fournée de nuit reviennent.
— Je m'occupe de vider les seaux, chef.
— Merci, Sissi. T'es gentille.
Et la voilà qui sort à l'extérieur avec le contenu de la nuit. Elle fait une dizaine de mètres vers la droite et vide à tour de rôle le mélange d'urine et de merde, puis revient. Ni une, ni deux, Sissi met ses troupes en ordre de bataille et les motive. La « mama » en tête de cortège, les autres enfants la suivent vers les fameuses bâches rouges, correspondants aux puits d'extraction. Seul dans son amertume, sa mâchoire se met à trembler et Cemguélé éclate en sanglots. Il presse de toutes ses forces ces petits corps sans vie contre sa poitrine. Une minute après, remis de ses émotions, l'homme inspire un grand coup, remet sa capuche et prend son courage à deux mains. La descente vers les tentes est plus pénible à chaque fois. En effet, plus le temps passe, plus la culpabilité l'accapare. Une fois de retour à la sortie de la fourmilière, l'androïde enregistre ses « pertes ». Le reste, Cemguélé connaît par-cœur. La barre d'accès se lève et il tourne à gauche. S'ensuivent dix minutes de marche, dans une chaleur torride avec des nuées d'insectes.
À son arrivée, il jette les petits anges dans une des nombreuses fosses communes. Le vieil homme se dit qu'au moins maintenant, la paix est avec eux, même si les charognards de la pire espèce rodent. Des humains, ou plutôt des profiteurs de la situation, arpentent ces tombeaux à ciel ouvert pour se partager et récupérer de la viande fraîche, afin de la revendre dans les villages alentours. Tout ceci, sous la houlette des drones qui veillent au grain. Rien ne se perd dans cet enfer, rien, mise à part la dignité humaine.
Il fait volte-face, dégouté, avec l'envie de vomir. Son retour est plus rapide, comme pour fuir une réalité à laquelle il participe, tel un gentil pantin aux ordres du système. Pour évacuer son stress, Cemguélé s'allume une nouvelle cigarette. De retour au point de contrôle de l'androïde, de la même taille que lui, d'un mètre quatre-vingts, un camion arrive. Le robot l'interpelle.
— La nouvelle floppée, prenez-en deux, trois, pour remplacer votre sous-effectif du jour.
Pas la peine de tergiverser, la vie continue. Si vous êtes trop faible, vous vous pendez et un autre prend ce relai infernal. Les nouveaux descendent et des responsables de sections voisines se ruent dessus. Eh oui, les plus âgés, les plus forts, sont privilégiés, afin de fournir plus de rendement et par ricochet, un meilleur salaire. Les chauffeurs, bien humains eux, sont des Chinois.
Trois entités se partagent le monde : La Chine, qui a pris le contrôle de l'Asie et de l'Afrique. La Russie, elle, a la main mise sur l'intégralité de l'Europe, le Proche et Moyen-Orient et l'Australie, Nouvelle Zélande et îles annexes. Le dernier, bien sûr, les Etats Unis, détiennent tout le continent américain et le Groenland.
Rejoint par Moffat, fouet en main, qui vient de trier trois garçons d'une douzaine d'années, Cemguélé analyse à la va-vite les nouvelles recrues.
— T'es trop en retard, mon pote. Bon courage.
L'ancien soupire et le regarde s'éloigner. Sans conviction, le vieillard se retrouve avec une gamine asiatique de huit ans, squelettique, et un garçon, costaud de prime abord et blond comme la neige, de douze.
— Éhé. Allez, venez avec moi, on va rejoindre les autres.
Chacun dans une main, le contraste etnique frappe, tant par sa richesse culturelle que par sa pauvreté d'abnégation à ce système pervers.
— Vos noms, mes p'tits loups ? Moi c'est Cemguélé.
— Mia.
La voix enrouée de la petite aux cheveux hirsutes et ébène, ferait briser un cœur digne de ce nom en mille morceaux.
— Vlady.
D'un timbre radical et direct, on décèle d'emblée un rebelle, pour sûr. Aucun doute, celui-là, avec sa forte tignasse en vrac, est d'origine slave.
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