1 - Les couleurs du quotidien.
Pour moi, tout n'est qu'ondes, vibrations, et un peu de vacarme. Je perçois mon environnement sans couleur, sans nuance, sauf dans les voix et les mélodies.
Je sais trouver des teintes dans les sons, les timbres, les bruissements. Je connais la couleur du chant du loup à la pleine lune, du cri de l'enfant qui s'est perdu, et de l'oiseau qui tombe du nid.
Je vois des petites tâches vives se détacher de ce décor si sombre.
Je ne sais pas si c'est normal. Je n'ai jamais osé demander, et je pense que cela ne serait pas très utile ; je suis un désaxé. Je me suis mis à voyager sur un train qui a déraillé, et quitté la route du commun des mortels depuis bien trop longtemps pour espérer retrouver mon chemin. Je me suis volontiers perdu dans l'invisibilité, l'ignorance, pour échapper à la versatilité de ceux qui m'entourent. Je me suis fait des amis dans les couleurs, les sons et les musiques, et je me plais dans cet esprit de calme qui m'est bénéfique.
Par contre, mon corps est toujours aussi matériel, même si mon esprit échappe au continuum espace-temps. Alors, en tant qu'être présent à lui-même, j'ai dû prendre conscience de mon existence à travers mon corps.
Et comme toute personne en possédant un, je dois prendre le métro.
Je n'aime pas les bruits du métro. Au-delà des sons mécaniques, métalliques de ce serpent de fer, c'est par-dessus tout le vacarme environnant qui me dérange. Entre ceux qui hurlent au téléphone, les rires des moins discrets, et les lamentations de quelques personnes en peine, cherchant à s'attirer la pitié des voyageurs en tendant une main tremblante sous leur nez, je ne distingue plus rien. Ni les nuances, ni les mouvements du pinceau, et encore moins l'harmonie. Dans ce méli-mélo de sollicitations extérieures, je ne différencie plus grand-chose. Les odeurs ont fini par se confondre, à force de se mélanger entre elles, pour ne former qu'un amas de puanteur dont je n'ai aucune envie de connaître la source. Les couleurs ont fondu, les sons se mêlent et s'entremêlent, se transforment en une petite pelote de musiques indissociables. Je suis épuisé, déjà, de toute cette agitation sensorielle. Je donnerais n'importe quoi pour pouvoir me reposer l'esprit. Ou juste que fermer les yeux suffise à tout faire disparaître.
Mais non. Bien sûr, les teintes me suivent jusque dans ma tête.
Mon lycée n'est pas très loin de chez moi, quand on y pense. Je sais que certains doivent se coltiner bien plus de minutes de trajet que moi, mais je trouve quand même le moyen de me plaindre de cette corvée que je dois confronter tous les matins. Le fait est que je suis un insomniaque compulsif, si on veut, et il règne en moi l'irrépressible envie de ne pas m'endormir trop tôt. Certains appellent ça du masochisme, j'appelle ça du pragmatisme. Je n'aime pas dormir, car passer mon temps à rêver ne m'intéresse pas durant la nuit. C'est lors de ces moments de pur calme nocturne que je parviens le mieux à différencier les teintes se dégageant des bruits de la nuit, que je vois s'élever telles quelques plumes argentées dans le ciel pour rejoindre les étoiles. Je pense aux bruissements des feuilles sous la caresse du vent, les criquets qui chantent leur hymne, le souffle paresseux de mon radiateur qui ne va pas tarder à rendre l'âme. Quand je m'endors, je constate alors à quel point mes rêves peuvent s'avérer être ennuyeux.
Je rêve en noir et blanc.
Bref. Tout ça pour dire que le matin, après mes maigres heures de sommeil – du moins, quand je peux les compter au pluriel -, il m'est difficile de me lever. C'est d'ailleurs pour cela que j'arrive souvent en retard, que je n'aime pas entendre les gens parler dans le métro, et que mes yeux sont entourés de cercles bleutés qui témoignent de ma fatigue.
Souvent, c'est Hugo qui se fait une joie de me comparer à un zombie. Hugo, qui d'ailleurs me rejoint tous les matins dans le métro, à deux arrêts avant notre destination finale. Je relève les yeux, lorsque je sens le train métallique ralentir, et guète l'arrivée de mon ami d'enfance. C'est d'ailleurs le seul qui est parvenu à supporter mon mutisme, mon asocialité et mon pessimisme pendant autant de temps. Il n'est pas difficile de le remarquer, d'ailleurs. Sa voix est reconnaissable parmi tous les bruits parasites du métro : des nuances d'un bleu électrique, tourbillonnant, se dissipant dans une flaque d'une couleur brute. Quand il rit, ses éclats de joie ressemblent à des petites particules d'étoiles. Lorsqu'il s'énerve, je ne perçois aucune nuance sombre.
Hugo est une pile électrique. Et honnêtement, je me demande si les raisons de ma fatigue constante ne sont pas aussi liées à son énergie débordante. C'est un garçon à l'allure qui exprime autant la sympathie que le reste de tout son être. Il a le regard vif, et ce à n'importe quelle heure de la journée, et au fond de ses prunelles verdâtres se cachent toujours une étincelle d'espièglerie qui m'inquiète bien plus qu'elle ne m'inspire l'amusement. Sa silhouette se glisse entre celles des autres passagers, et il n'a aucun mal à se défaire de l'emprise de la foule sur lui : il est assez filiforme pour serpenter entre les corps stoïques de tous ces inconnus. Passant une main dans ses cheveux d'un blond sale, il ne tarde pas à l'agiter en ma direction.
« Alphonse !, s'écrit-il déjà, en s'approchant de moi. Oh, wow. T'as une sale gueule.
- Salut. »
Je jette un coup d'œil au casque qu'il porte autour de son cou. Hugo aime beaucoup écouter de la musique, mais je me demande parfois si le port d'un casque pareil n'est pas seulement pour se donner un genre. Je reconnais la marque, devine qu'il s'agit d'un accessoire assez cher. D'ailleurs, il ne me semble pas l'avoir déjà vu se promener avec.
« C'est ce que tu as eu pour ton anniversaire ?, je demande.
- Quoi, ça ?, demande-t-il en pointant le casque. Nan, j'me le suis acheté avec mes économies. Faut croire que mon boulot chez le vieux Phil a fini par payer. Comme quoi, passer ses journées à vendre des pantoufles et faire la poussière derrière la caisse n'est pas un job si ingrat que ça.
- Si tu le dis. »
C'est vrai, quand j'y pense, que cela fait bien quelques mois déjà – bien avant les vacances de Noël -, qu'Hugo travaille dans la boutique de celui qu'on appelle le vieux Phil. C'est un homme antipathique, qui avec la force de l'âge s'est forgé cette réputation de grand sage, de vétéran, et je ne sais quel autre titre glorieux qu'on a pu lui adresser. Tout le monde le pense ancien mercenaire, ou agent secret à la solde de l'Etat à cause de ses nombreuses connaissances sur la guerre et ses idées politiques assez radicales, mais surtout par son refus catégorique de parler de son ancien travail. Je pense qu'Hugo et moi sommes les seuls à savoir qu'en vérité, le vieux Phil cherche à cacher son ancien statut de fonctionnaire, qu'il regrette amèrement. Aujourd'hui, il s'est reconverti dans la vente de choses un peu inutiles. Sa boutique renferme des pantoufles, comme de vieux livres d'occasion. Une caverne d'Ali Baba faisant office de fourre-tout géant. Une fois, j'ai réussi à y dénicher une toile pour mes peintures, une autre, une voiture modélisée de collection. Je l'avais offerte à mon père, pour son anniversaire.
Le reste du trajet s'est déroulé dans le silence. Comme à son habitude, Hugo a placé son casque sur ses oreilles, et a dodiné passivement la tête au rythme des chansons tambourinant contre ses tympans que je devine bien affectés.
Quelques minutes plus tard, nous arrivons.
Enfin.
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Coucou ! Voilà, aujourd'hui je m'ennuie un peu, alors j'ai décidé de poster une seconde partie de ma petite histoire !
J'espère que ça vous plaira : on plante le décor !
Bisous à vous,
Beetlejuice paresseuse.
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