49 - Étudier en milieu hostile
- Les chaussettes de Sacha sont-elles sèches ?
- Archi pas sèches !
C'était devenu un de nos problèmes récurrents : le temps était tellement humide que notre lessive ne dégorgeait pas, peu importe le nombre d'heures que les vêtements passaient au soleil. En fait de soleil, nous ne bénéficions que de pâles éclaircies en milieu d'après-midi... Après avoir constaté que ses chaussettes ressemblaient à une soupe, Sacha prit un air résigné et s'en alla vaquer à d'autres occupations, me laissant gérer seul cette affaire ennuyeuse.
Mon ami avait toujours quelque chose à faire. Ce n'était pas le travail qui manquait au refuge et il semblait prendre plaisir à participer aux corvées quotidiennes. Débordant d'énergie, il réclamait une nouvelle une tâche dès qu'il avait achevé la précédente. Tantôt on l'envoyait tailler un arbuste dont les branches gênaient le passage, tantôt on lui confiait le soin d'écraser une ration de granulés pour les vieux chevaux aux dents branlantes. Il passait aussi beaucoup de temps auprès de Symphonie. C'était un agent animalier qui s'occupait de prodiguer à la jument les soins prescrits par le vétérinaire, mais Sacha ne laissait personne d'autre curer son box ou la panser. Puisque j'en étais le propriétaire légal, il se sentait une responsabilité envers elle.
Enfin, tous les matins, il révisait ce qu'Eva lui avait appris. La première fois, trop timide pour le faire lui-même, il m'avait harcelé jusqu'à ce que j'accepte de demander à Aurélien s'il pouvait sortir Indiana. J'étais allé trouvé le jeune homme en traînant les pieds, guère enchanté de déranger dans son travail quelqu'un que je connaissais mal, et d'autant moins à l'aise que le type s'était moqué de mes sous-vêtements. Aurélien, cependant, était toujours prêt à écouter les autres. C'était le genre d'individu incapable de froncer les sourcils. En nous voyant approcher, il avait immédiatement relevé la tête et arrêté ce qu'il était en train de faire, à l'affût de nos mots.
- Sacha se demandait si...
Je m'étais interrompu, songeant qu'on ne comprendrait pas ma requête sans un minimum de contexte et, après une pause, je recommençai en apportant des précisions :
- En fait, mardi dernier, Eva a appris quelques trucs à Sacha. Des exercices de longe, enfin de dressage... Tu vois de quoi je parle ? Ça lui a bien plu, mais il aurait besoin de s'entraîner. Les figures ont l'air simples quand on voit faire un pro, mais ce n'est pas si évident que ça.
Plus je parlais et plus Aurélien affichait une figure navrée. L'expression de quelqu'un qui ne demande qu'à aider la personne face à lui, mais ne voit pas ce qu'il peut faire. Quant à Sacha, il se tortillait à mes côtés, gêné par la tournure embrouillée que prenaient les choses. À la fin, n'y tenant plus, il me coupa la parole, alla droit au but :
- Ce serait possible de ramener Indiana du pré pour que je refasse les exercices avec lui ?
Le sourire se peignit sur les traits d'Aurélien en même temps que la compréhension. En un claquement de doigts, le poney se retrouva en compagnie de Sacha sur la piste circulaire.
Pour ma part, je ne pouvais me déclarer aussi satisfait. Certes, j'avais terminé de rédiger une sous-partie de mon mémoire bien plus rapidement que prévu, mais je devais cette fulgurance, plus qu'à l'absence de distractions, au fait que mes études étaient devenues l'ancre à laquelle je m'accrochais lorsque mes doutes se faisaient trop présents. Je me demandais fréquemment ce que je fichais là, et ça n'avait plus rien à voir avec Sacha... Le ciel soit béni, j'avais fait le choix de la philosophie qui m'était d'un grand secours pour canaliser mes émotions. Je m'y plongeais avec amour et frénésie, mais il y avait des obstacles contre lesquels même cette divine matière ne pouvait rien.
Ma joie de mettre son point final à ma sous-partie fut de courte durée. J'aurais voulu enchaîner immédiatement sur la suite, seulement j'avais besoin pour cela d'un ouvrage très précis, resté à Paris. Je n'allais pas le récupérer avant une bonne semaine. De dépit, je mis tout mon sac sens dessus dessous, dans l'espoir minuscule d'y trouver le livre que j'étais pourtant sûr de ne pas avoir emporté. Mes fouilles infructueuses m'obligèrent à passer à autre chose.
Par chance, je ne mis pas longtemps à définir ma prochaine activité. Par malchance, la faiblesse de la connexion internet retarda son exécution. Il me fallut une éternité pour télécharger le fichier audio d'un cours que Paul avait en commun avec moi et qu'il avait eu la gentillesse de m'enregistrer. Je passai dix minutes à me balancer sur ma chaise avant de songer que la seule solution était de me rapprocher de la source du wi-fi. Le résultat fut immédiat : mon fichier fut enregistré en moins de dix secondes. Une réunion se tenait dans la salle commune. Toutes les têtes se tournèrent vers moi et personne ne comprit pourquoi je ressortis de la pièce aussitôt après y être entré, mon ordinateur dans les bras.
Je retournai m'asseoir dans la remise et lançai l'audio. Rien ne se produisit. D'après le logiciel, il durait pourtant une heure et demi. En montant le son au maximum, je finis par distinguer des grincements de chaises, des bruissements de papier et des cliquetis de claviers. Loin, très loin derrière, la voix étouffée du professeur semblait provenir d'une autre pièce.
Sacha choisit ce moment-là pour me solliciter. Il arriva les mains dans les poches, une question sur les lèvres, et la perspective de devoir mettre le nez dans ses affaires alors que je n'arrivais déjà pas à m'occuper des miennes me porta à un tel degré d'agacement que j'explosai avant qu'il ait pu dire quoi que ce soit :
- Qu'est-ce que tu veux, merde ?!
Il fut tellement surpris qu'il ne répliqua rien.
Aussitôt, je me sentis coupable et stupide. Quelque part, j'étais aussi ahuri que lui. Ça ne me ressemblait pas de m'emporter ainsi. Je m'empressai de m'excuser en espérant que je ne l'avais pas trop froissé.
- Ça va pas ? devina-t-il, inquiet.
- Si, si, grognai-je, c'est juste que... Oh, laisse tomber.
En trois clics, j'éteignis mon ordinateur qui m'avait suffisamment énervé pour la journée.
- C'est juste que quoi ? insista Sacha.
Il m'interrogeait d'une voix douce, presque un murmure, comme s'il craignait de réveiller un monstre. Je me demandai quelle tête je faisais pour qu'il ait l'air à ce point préoccupé.
- J'ai oublié des trucs à Paris, ça me bloque dans mon travail, expliquai-je.
J'avais essayé de prendre un ton désinvolte, mais ce mince résumé de mes déboires raviva mon trouble et me noua l'estomac.
- Et tu bosses sur un devoir important ? Tu dois le rendre bientôt ?
Je ne comprenais pas pourquoi il me posait ces questions : savoir cela ne changerait rien pour lui. Et néanmoins, une partie de moi se sentit tout de suite un peu moins seule.
- Non, j'ai encore le temps, soufflai-je.
- Alors tu peux faire une pause, dit-il en me prenant par la main. Il y a un petit cochon qui vient d'arriver. Tu veux venir le voir ? Ça te changera les idées.
Plus que ses mots, ce fut la chaleur de sa main dans la mienne qui me décida. J'acceptai de me laisser tirer jusqu'à l'enclos de l'animal. La bestiole en question, noire et velue, grosse comme un labrador, reniflait des mottes de terre qu'un autre avait retourné avant elle, l'air dubitatif. Notre arrivée lui fit dresser les oreilles. La caisse qui avait servi à transporter le cochon était toujours posée au milieu de l'enclos. Il fit quelques pas pour s'en rapprocher, prêt à aller se cacher au moindre signe de danger.
Lorsqu'une troisième personne se présenta, il n'hésita plus et se terra dans son abri. C'était Dahlia, qui apportait des légumes coupés en morceaux. Elle passa devant nous en souriant, ouvrit la barrière et déposa la gamelle à un mètre de la caisse. Le cochon ne daigna pas montrer le bout de son groin, résolu à ne pas se laisser amadouer. Dahlia ne s'attarda pas.
- On va le laisser tranquille pour le moment.
Elle nous invitait à ne pas rester plantés devant la pauvre bête comme deux loups affamés.
- D'où il vient ? demandai-je quand nous fûmes suffisamment éloignés.
Je n'avais pas osé parler en présence de l'animal, de peur de l'effrayer encore davantage. C'était une bonne idée que j'avais eue, car Dahlia me donna une réponse tellement surprenante qu'elle me fit sursauter :
- Du même endroit que vous.
- Hein ? C'est-à-dire ?
- Il vivait à Paris, enfermé dans une cour d'immeuble où son propriétaire s'occupait à peine de lui. C'est un voisin qui l'a signalé.
- Une cour d'immeuble ? répétai-je, interloqué.
Je revis mon studio, incapable d'imaginer un cochon sous mes fenêtres. Comment quelqu'un avait-il eu l'idée d'élever un porc, même de taille moyenne, entre quatre façades ? Sacha pencha la tête sur le côté, tout aussi perplexe. Cependant, Dahlia avait employé le ton de la banalité, comme si cette histoire était loin d'être la plus extravagante qu'elle avait connue.
- Les abandons de cochons nains sont très fréquents, expliqua-t-elle. Les gens les adoptent quand ils sont bébés parce qu'ils les trouvent mignons, et ils oublient que la race atteint plus de cinquante kilos à l'âge adulte.
Après une pause, le temps de digérer l'information, Sacha posa la question essentielle :
- Et il s'appelle comment ?
- Lardon.
Son ancien propriétaire était décidément un homme très étrange. Je me demandai ce que ce nom présageait du destin de l'animal si le refuge ne l'avait pas recueilli. Encore perturbé par le changement d'environnement, Lardon ne se rendait pas compte de sa chance. Ici, il aurait des amis, des soins réguliers et une belle vie en plein air.
- Il a l'air un peu perdu, dis-je, mais je suis sûr qu'il va vite se faire à sa nouvelle maison.
En tout cas, il s'adapterait certainement plus vite que moi.
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