46 - Lavoir
Sacha était tendu. Le pansage qu'Eva avait tenu à faire à Cosmos avant de le remettre au box avait été compliqué. Le cheval, s'il avait semblé se laisser faire au début, s'était vite impatienté. La moindre brosse qui se posait sur lui le faisait sursauter et il essayait de la chasser à coups de dents comme s'il s'était agi d'une guêpe. Lorsque la jeune femme avait tenté de lui nettoyer les sabots, il avait fait en sorte de la plaquer contre un mur pour l'empêcher d'attraper ses pieds. En aucune façon Sacha ne se voyait à l'extrémité d'une longe si l'autre bout devait ainsi l'attaquer sans répit.
- Il te fait peur ? demandai-je.
- Pourquoi j'aurais peur ? nia mon compagnon.
La fin de journée traînait en longueur. Comme nous n'avions rien de mieux à faire, je lui proposai de m'accompagner découvrir les environs : un tour dans le village nous changerait les idées. Il m'emboîta le pas dans les rues baignées des reflets cuivrés du jour déclinant.
Nous remontâmes jusqu'à l'église les routes bordées d'anciens corps de ferme tout bâtis de pierre. Évoluant ainsi dans ce monde minéral, je songeai que les hommes qui avaient construit ces murs avaient su ériger la quiétude. Cela fit naître en moi un mélange de sérénité et de mélancolie. Les caillasses artificielles que j'avais l'habitude de côtoyer, béton et goudron, après tout ne faisaient qu'une capitale. Ici, les blocs assemblés diffusaient dans mon esprit un murmure chantant qui donnait envie de se taire comme jamais ne l'avaient fait les roches mortes de Paris.
En faisant le tour de l'édifice religieux, nous passâmes devant une ruelle étroite qui ouvrait, comme un passage secret, une traversée entre deux habitations. C'était une pente coupée en escalier, avec de larges marches très basses, à peine un éventail plissé muni d'une belle rambarde en fer forgé. L'air y était un peu plus frais, plus humide, plus propice aux mousses que dans les voies principales. Je n'hésitai pas longtemps avant de m'y engouffrer, tirant Sacha à ma suite. Il attrapa ma main, entrecroisa ses doigts et les miens.
La venelle nous fit redescendre près d'une esplanade fleurie d'où je pouvais entendre une rumeur liquide. Je me rappelai le petit pont et le ruisseau que nous avions franchis en voiture. Ils devaient être tout près. Je traversai la route et n'eus pas à le chercher longtemps en bas du ravin qui longeait le trottoir : un escalier caché dans les hautes herbes y menait sans détour.
- On va voir ? proposai-je à mon compagnon.
Il tenait toujours ma main.
- Si tu veux.
L'eau se faufilait sur un lit de galets comme le font les rêves dans le courant du sommeil.
Je sentis un tiraillement dans le bras qui me liait à Sacha.
- Regarde.
Il avait aperçu à quelques mètres un renfoncement dans la paroi du ravin. Là se trouvait le grand bassin rectangulaire d'un ancien lavoir qui communiquait avec le ruisseau, l'un se déversant furtivement dans l'autre en roulant sur un tapis d'algues. La cavité était agrémentée d'un banc de pierre froide aux bords fissurés qui nous obligèrent à nous asseoir tout près l'un de l'autre. L'intimité du lieu me charmait.
Un rai de lumière tombait pile sur mon oreille, surnaturel. Je pris conscience, en même temps que du caractère absolu de l'instant, du récit qui irriguait tout mon être. Il me semblait soudain qu'il ne pouvait pas ne pas y avoir d'histoire d'amour entre Sacha et moi car le lavoir, en nous accueillant dans sa retraite, avait atteint le point d'orgue de son existence, ce pour quoi il avait été taillé. Sa voûte nous encadrait trop bien, comme des mains en coupe captant l'eau d'une source. Le plafond était juste assez haut pour laisser passer ce rayon de soleil qui, niché tel un conseiller tout chaud dans mon oreille, me susurrait la preuve que le réel était une idylle. Pourquoi, sinon, Sacha aurait-il croisé nos doigts quand il lui aurait suffi de prendre ma main, ou de prendre ma manche, ou de ne rien prendre du tout ?
Le geste était en lui-même insignifiant. Et pourtant, j'avais appris qu'il était, parmi toutes les manières de se tenir la main, celui qui dénotait le plus d'attachement. Cela, Sacha ne pouvait pas ne pas le sentir alors que nos doigts s'étaient encastrés à la perfection, comme retrouvant une place longtemps quittée, comme un puzzle résolu. Mais tout, avec lui, restait ambigu.
J'eus besoin de dire les mots qu'il ne prononçait pas :
- Je t'aime.
Il tira ses regards du bassin pour les diriger vers moi. Son expression ne s'était pas encore formée, à peine s'esquissait une pointe de surprise.
- Je suis follement amoureux de toi, renchéris-je.
Et j'aurais voulu glisser un sourire blagueur qui tisse avec lui une connivence entendue, mais mon sentiment dominant recouvrait tout le reste. La lèvre inférieure de Sacha disparut une seconde sous sa lèvre supérieure, amère.
- Pour combien de temps, Martin ?
J'entrevis ce qui sous-tendait sa réponse et je dus prendre une très lente inspiration tandis que s'enfonçaient en moi les épines plantées en lui.
- Les gens sont tellement changeants, ajouta-t-il tristement.
Nos mains s'étaient lâchées. Je serrai les poings.
- J'espère bien. J'espère que tu changeras d'avis.
Sacha se pencha vers moi, appuya sa bouche contre la mienne. Je fus parcouru d'un frisson de plaisir. Son baiser dura, immense, onctueux. Mais quand il se sépara de moi, le manque était toujours là. Me faisant ce cadeau inestimable, Sacha me demandait de m'en contenter.
Nous rentrâmes au refuge après cet épisode, moi oscillant entre béatitude et découragement. Le lavoir m'avait au moins donné une idée pour m'occuper l'esprit : il fallait que je fasse une lessive.
Je tirai à moi le baquet qui avait fait le bonheur de notre bain et entrepris de le remplir d'eau. Sacha alla me chercher nos vêtements sales du week-end. Toutefois, je ne voulus pas qu'il m'aide davantage. Je n'avais pas eu le courage de faire chauffer de l'eau dans la bouilloire et celle dont j'allais me servir pour laver le linge était glacée. Or, je ne voulais pas que Sacha en subisse la morsure. Je le renvoyai dans la tente et m'astreignis à frotter le linge telle une lavandière des temps anciens, à la lumière moderne de la lampe torche.
Plus je frictionnais les tissus, plus mes mains rougissaient, se teintant des traces de disputes qui imprégnaient nos vêtements et partaient en lambeaux dans le baquet. Je fis de mon mieux pour qu'il n'en reste plus rien, le cœur lourd de fatigue. Je mis ensuite à sécher à la va-vite la lessive propre dans la remise, sur le bord de la table et le dossier de la chaise, avant de me dépêcher de rejoindre Sacha sous la tente.
Il m'enlaça aussitôt, comme s'il n'avait attendu que ça. Je retins mon souffle, inquiet, me rendant soudain compte que je portais désormais sur moi le froid dont j'avais voulu l'éloigner. Mais il était trop tard. Sacha avait eu comme un spasme à mon contact.
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