44 - Philosophie dans la prairie

Je poussai la porte de l'office, mon ordinateur et son chargeur sous le bras. Aurélien, qui pianotait sur le clavier derrière le comptoir, s'interrompit en me voyant arriver.

- Tu n'arrives pas à te connecter ? s'enquit-il.

- Si, si, pas de problème. Internet marche très bien. J'ai juste besoin de mettre mon PC à charger.

Cependant, un bruit de conversation me dissuada d'entrer dans la salle commune. Tout compte fait, ce n'était peut-être pas une bonne idée de m'installer là pour travailler. Aurélien se méprit sur mon hésitation :

- Vas-y, sois pas timide. Je vais chercher Sacha et vous présenter au reste de l'équipe.

L'agent animalier abandonna ce qu'il était en train de faire et disparut à l'extérieur. Il ne me resta plus qu'à me diriger vers l'arrière du bureau, ainsi qu'il me l'avait suggéré. Une femme et un vieil homme étaient en train de papoter, un gobelet de café à la main. Le vieux, qui se tenait face à la porte, fut le premier à m'apercevoir et à me saluer. Sa camarade se retourna pour voir qui arrivait et m'adressa elle aussi un bonjour engageant.

- Je suis Martin, dis-je en leur serrant la main. C'est moi qui viens d'emménager derrière les écuries.

Ils rirent à mon trait d'esprit. Je les détaillai tandis qu'ils m'apprenaient leurs noms : Dahlia et Bernard. Leur simplicité me plut immédiatement. Tous deux portaient de vieilles polaires sombres et des jeans de travail. Il avait un crâne dégarni et de grands yeux clairs qui donnaient à son visage une ouverture particulière. Elle possédait une toute petite bouche et un drôle de nez en trompette, propres à inspirer la sympathie. J'avais craint qu'à l'instar d'Eva ils ne jugent déraisonnable ma présence parmi eux, mais pas une fois ils ne remirent en cause ma décision.

Aurélien revint en tenant Sacha par l'épaule, cette même épaule que j'avais essayé de dévorer dans le bain. Mon compagnon avait l'air embarrassé mais n'osait pas se soustraire à la main qui le dirigeait.

- Vous avez rencontré Martin, dit Aurélien. Voici Sacha.

Ce dernier fut accueilli aussi chaleureusement que je l'avais été.

- Vous faites partie de la bande, les gars, reprit Aurélien. Vous êtes notre équipe de nuit. On compte sur vous pour monter la garde.

Je me rappelai qu'Eva avait vaguement évoqué quelque chose de cet ordre-là. Le refuge nous avait permis de planter notre tente en pensant que nous pourrions nous rendre utiles.

- Qu'est-ce qu'on doit surveiller, exactement ?

- Les intrus, répondit gravement Aurélien. On a un rôdeur qui arrive à entrer en douce et qui s'attaque régulièrement aux animaux.

Les deux autres confirmèrent d'un signe de tête. Sacha se raidit et je me retins de faire la grimace. Nous nous étions imprudemment baladé dans le centre, la nuit dernière, loin d'imaginer que nous courions potentiellement un danger. C'était le genre d'information que j'aurais voulu connaître plus tôt.

Bernard abrégea la conversation :

- J'ai été ravi de faire votre connaissance, mais je dois vous laisser. Les moutons m'attendent.

- Il est temps de se mettre au travail, approuva Aurélien. Martin, tu veux que je t'installe une table dans la remise, près de la prise électrique ?

- Pourquoi pas, bafouillai-je, perturbé par l'idée qu'un personnage malintentionné infiltrait le refuge au coucher du soleil.

- Ça t'embête pas d'écrire tes dissertations dehors ?

- Euh...

- T'as un bon manteau. Tu mets des moufles et ça ira.

Aurélien faisait les questions et les réponses. Dahlia eut un peu plus de considération pour moi.

- Je vais te préparer un thermos de café, ça te tiendra chaud, dit-elle.

C'est ainsi qu'on m'installa à l'endroit même où j'avais fait chauffer ma bouilloire, une heure plus tôt. Je restai sous étroite surveillance jusqu'à l'heure du déjeuner où, las de m'observer et de boire du café, Sacha partit s'ébattre plus loin. Il me laissa seul avec ma vue sur la prairie dont je devais bien admettre qu'elle n'était pas le pire des décors dans lequel étudier. Je mangeai une demi boîte de thon en contemplant l'herbe bleutée et les silhouettes fuselées des arbres sans feuilles.

La profondeur de champ était telle qu'on s'égarait facilement. Mes pensées zigzaguèrent entre les ormes, bondirent au-dessus des fossés et filèrent tout droit jusqu'à la fac. Elles me demandaient quand nous allions rentrer. Je ne trouvais pas les mots pour leur expliquer que la tente, les pique-niques et les ablutions dans le baquet seraient désormais notre lot quotidien. Pour les rassurer, je me remis à mes études dès que j'eus fini de me restaurer. Emmitouflé dans trois tours d'écharpe, je ne ressentais pas le froid et mes doigts couraient vivement sur le clavier.

Mais, vers trois heures de l'après-midi, un puissant état de somnolence s'empara de moi, comme si mon cerveau, gavé telle une oie, se mettait lentement à dériver vers la sieste. J'avais le sentiment que j'allais m'évanouir, dégobiller ou être victime de tout autre incident intempestif si je lisais une ligne de plus du texte que je m'étais attelé à commenter. Je décidai de faire une pause et j'entrepris de me dégourdir les jambes en déambulant dans le centre désert : en semaine, les visiteurs se faisaient rares.

Je retrouvai Sacha assis dans le pré des chevaux, en grande discussion avec Aurélien. Plus exactement, ce dernier monologuait tandis que mon compagnon, lissant un brin d'herbe entre ses doigts, l'écoutait avec la plus grande attention.

- Bonjour, jambes de Martin, m'accueillit Sacha en voyant mes genoux apparaître devant ses yeux.

- Salut. Qu'est-ce que vous faites de beau ?

- On a nettoyé les boxes avec Aurélien, et maintenant il m'explique un peu l'histoire des chevaux.

- Ah bon ? dis-je en me mettant à leur hauteur. Ça doit être intéressant.

- Eh bien, recommença Aurélien, la ponette pie qui broute près de l'arbre, c'est Bambou.

- C'est quoi "pie" ? l'arrêta Sacha.

- Avec des taches blanches et marron. Bambou est arrivée au refuge quand sa propriétaire est décédée. C'était une très vieille dame. Ses enfants vivaient en ville, il n'était pas question pour eux de récupérer un cheval.

- C'est triste, commentai-je.

- Tu sais, Bambou n'a pas été tant que ça malmenée par la vie, relativisa Aurélien en se tournant vers moi. Pour certains chevaux, c'est autre chose. Cosmos, par exemple.

- Le gris qui habite à droite de Symphonie, c'est ça ?

Pour une fois, j'avais réussi à me rappeler correctement d'un nom lu sur la porte d'un box. Il fallait dire qu'il m'avait fait une forte impression en essayant de me mordre. Aurélien acquiesça d'un mouvement de tête.

- Il est issu d'un sauvetage, dit-il. Il vivait livré à lui-même dans un pré sans nourriture avec deux autres chevaux. Il était incroyablement maigre quand on l'a pris en charge.

J'imaginai aisément la situation et m'indignai du sort de certaines bêtes :

- Comment est-ce qu'on peut laisser des animaux mourir de faim tout seuls ? Que faisait leur propriétaire ?

L'agent animalier poussa un long soupir.

- C'est la question que je me pose tous les jours.

Sacha émit une sorte de ricanement. Plus un mot ne fut prononcé durant quelques minutes. Le triste sort de Cosmos avait jeté un froid sur la conversation. Nous nous consolâmes en regardant le troupeau hétéroclite qui aujourd'hui goûtait la paix, à l'abri de tout danger.

Sacha le premier sentit que le hiatus avait été suffisant et posa une nouvelle question :

- Pourquoi certains chevaux vivent au pré pendant que d'autres restent en box ?

- En principe, les chevaux préfèrent vivre à l'extérieur avec leur troupeau, expliqua le spécialiste, mais ce n'est pas possible dans certains cas parce qu'ils sont vieux et fragiles, ou malades. Ou blessés, comme Symphonie.

- Et Cosmos ?

- Pour Cosmos, c'est particulier. Les deux autres chevaux qui ont été sauvés en même temps ont retrouvé une famille assez rapidement, mais lui a été beaucoup plus affecté par ce qu'il a vécu : il a un comportement agressif, il repousse même ses congénères.

- Il n'a plus confiance en personne, résuma Sacha.

- C'est ça, confirma Aurélien.

Encore une fois, le silence se prolongea. Cosmos avait décidément le don de tuer toutes les conversations. Et Sacha celui de les faire renaître :

- Mais ça leur pèse pas, à Cosmos et ses voisins, de passer toute la journée enfermés dans leur box ?

J'étais assez surpris de toutes ces questions qu'il posait. D'habitude, Sacha ne témoignait jamais autant de curiosité pour quelque sujet que ce soit.

- C'est sûr qu'ils finissent par en avoir marre, se désola Aurélien. Des fois, on leur bricole des jeux, mais ça prend du temps.

- Quoi comme jeux ?

- Des trucs à grignoter. On coupe des morceaux de fruits qu'on arrange de façon qu'ils bataillent un peu pour les attraper. Ça les occupe un bout de temps.

Aurélien mima avec de grands gestes les friandises échappant aux gloutons.

- On pourrait en préparer, suggéra Sacha en me donnant un coup de coude. Hein, Martin ?

- Si tu veux.

Aurélien regarda sa montre.

- Je peux vous montrer comment faire, puis vous vous débrouillerez seuls : les ânes m'attendent pour leurs soins.

- C'est parfait, conclus-je, ravi du tête à tête avec Sacha qui se profilait à l'horizon.

Dix minutes plus tard, armé d'un cutter, je faisais des trous dans des bouteilles en plastique que mon compagnon bourrait ensuite de cubes de pommes et de rondelles de carottes. Il ne travaillait pas vite, s'interrompant régulièrement pour contempler le paysage.

- C'est beau, tu trouves pas ?

- Je peux plus les voir en peinture, ces champs...

Nous étions attablés sous le toit de la remise et ces alignements sempiternels de buttes cultivées avaient pour moi des relents de dialectique foireuse. Sacha afficha une expression navrée :

- T'es déjà lassé ? Pourtant, le paysage a complètement changé de tête avec la lumière de l'après-midi. On dirait pas le même que ce matin. Au moment du bain, on avait un peu l'impression de flotter dans un nuage. C'était tout vert. Maintenant, il n'y a plus de brouillard, le ciel est monté très haut. Ou plutôt, on est redescendus sur terre.

- Oh non, je te confirme que j'ai continué à planer, grommelai-je en jetant un regard rancunier aux penseurs qui dormaient sur un coin de la table, bien au chaud sous l'écran rabattu de mon ordinateur.

- Tu t'es ennuyé en travaillant tes cours ?

- Non. Mais c'était douloureux.

- Pauvre Martin. Je te ferai une guirlande de fruits rien qu'à toi pour te réconforter.

Je fis mine de mordre dans celle qu'il m'agitait sous le nez, pour la démonstration. Sacha me donna une tape sur la tête. Cependant, mes gesticulations l'avaient fait rire, me mettant du baume cœur : il était peut-être encore un peu sur la défensive, mais ce relâchement était le signe que nous n'étions pas trop en froid. J'en fus grandement soulagé. Je me foutais d'avoir la classe d'un expert capable d'expliquer le concept du Dasein en faisant tourner son stylo entre ses doigts. J'étais plutôt prêt à faire le con comme ça pendant des heures si ça pouvait l'amuser. Le moindre de ses sourires était une victoire sur la solitude existentielle.

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